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WSWS : Histoire et culture

L'auteur et la révolution : un entretien entre David Walsh, directeur artistique du WSWS, et Trevor Griffiths

Deuxième partie

23 mai 2009

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Le 12 novembre à l'Université de Manchester, le directeur artistique du WSWS David Walsh et le dramaturge et scénariste Trevor Griffiths ont tenu une conférence sur le sujet de « l'écrivain et la révolution ».

Griffiths écrit pour le théâtre, la télévision et le cinéma depuis quarante ans. Son œuvre théâtrale, qui compte des pièces telles que Comedians, The Party et Occupation, a été jouée dans le monde entier. Il a également écrit pour la télévision britannique à l'époque où le nouveau théâtre dramatique avait une présence active dans ce média. Son travail cinématographique inclut le film Reds, plusieurs fois primé et écrit en collaboration avec Warren Beatty, ainsi que Food for Ravens.

Un article rendant compte de cet entretien a déjà été publié le 18 mai 2009. Ceci est la seconde partie d'une transcription éditée et quelque peu abrégée de cet entretien.La prière partie a été publiée le 21 mai 2009 (voir : L'auteur et la révolution : un entretien entre David Walsh, directeur artistique du WSWS, et Trevor Griffiths -- Première partie)

Questions de l'assistance :

Question : Nous sommes à quelques kilomètres d'Ancoats où se trouve la tombe d'un des dirigeants du mouvement chartiste, Ernest Jones (1819-1869). Les chartistes ont-ils déjà été présentés sous une forme artistique ?

Trevor Griffiths : J'ai un accord avec un ami, Jack Sheperd, un très bon acteur avec qui j'ai déjà travaillé souvent. Il est aussi un très bon auteur. Je discutais avec lui il y a quelques années, et il m'a demandé ce que je faisais, je lui ai répondu et je lui ai demandé ce qu'il faisait, lui, et il m'a dit qu'il ne savait pas. C'est un gars qui a écrit pour le théâtre dans les années 80 une pièce qui s'appelle In Lambeth, sur Tom Paine. Elle parle de Blake, de sa femme et de Tom Paine, et la majeure partie de la pièce se déroule assis sur un arbre. C'est une pièce remarquable, qui pose la question : vit-on un moment révolutionnaire, là, en 1792, ou pas ?

Jack a beaucoup travaillé avec moi, que ce soit pour la télévision ou la scène. Je lui ai demandé : « as-tu pensé à voir du côté des chartistes ? » et il m'a dit « Non ». Il n'avait jamais rien lu sur eux. Alors je lui ai dit, « Lis The Making of the English Working Class [la formation de la classe ouvrière anglaise], la pièce de E.P. Thompson, ça en parle. » Et il a écrit cette pièce qui a été jouée au Globe, qui s'appelle : Holding Fire. Très bon titre pour les chartistes.

Donc, moi, non je n'ai jamais traité ni d'Ernest Jones ni d'aucun autre chartiste. Mais vous mentionnez Ancoats. Je suis né à Ancoats à l'hôpital de l'Armée du Salut. Ancoats faisait partie d'Angel Field, qui était un quartier pauvre comme tant d'autres. Et je me souviens avoir entendu dire que le père d'Engels avait une usine sur New Cross, et y être allé jeter un coup d'œil quand j'avais une vingtaine d'années. Aussi cette région est encore vivante pour moi à ce jour. J'ai vécu là, je suis né là. Je sais ce que c'est de vivre dans un quartier pauvre, d'y être vraiment, entouré de gens qui venaient de toute l'Europe, à Cheetham Hill par exemple en 1938-1939. Ceci a toujours été mes racines. J'y pense constamment. Alors, Ernest Jones – je passe le relais à quelqu'un d'autre. Quelqu'un le fera.

Question : Vous dites que lorsque vous écrivez, vous pensez constamment à vos proches : votre mère, votre père, vos grands-parents. Je peux le comprendre, mais il me semble que Thomas Paine, et vos autres œuvres, sont universels. Elles n'ont pas un sens local, mais universel, et s'adressent à quiconque s'intéresse à la vérité et quiconque a une sensibilité artistique. Comment conciliez-vous le fait de garder cette intimité autour de vous, tout en vous inscrivant dans un contexte universel ?

TG : La réponse est : je ne sais pas. Je n'ai jamais compris comment une pièce comme Comedians pouvait être jouée dans le monde entier. Ce pays, le Canada, l'Australie, l'Amérique – les pays de langue anglaise, sont les seuls où existe une tradition de comédiens en « stand-up » [forme particulière de one man show, où le comédien s'adresse au public de manière informelle, sans accessoire, sans déguisement. Le but est d'évoquer le quotidien de manière décalée, avec un sens de l'observation qui permet au spectateur de s'identifier au comédien.n.d.t, source Wikipédia]. C'est un obstacle insurmontable pour quelqu'un qui ne connaît rien au stand-up de jouer une pièce à propos du stand-up.

Comment traduire cela ? Parce qu'il ne s'agit pas seulement de traduire les mots et les structures, il faut traduire les attitudes, les coutumes, et c'est très difficile. Alors en Italie, ils ont fait un cabaret dans lequel tout le monde était sur scène durant tout le deuxième acte. Tous. Et aussi, au lieu de venir un par un, ils étaient tous là ensemble. Et ils jouaient de la musique entre eux, ils en ont fait un thème italien. Et pendant neuf semaines, ils ont joué devant une salle comble. Les gens continuaient à venir, à en demander et à en redemander. Et cela a introduit un nouveau mot dans la langue italienne pendant un an – comedian – parce que le mot n'existait pas, alors ils ont utilisé le terme anglais de manière un peu italienne.

David Walsh : Je pense qu'une autre facette de cette question est le fait qu'une compréhension aussi riche et concrète d'une situation particulière ouvre la voie à l'universel. C'est ce que dit Hegel à propos de la peinture des maîtres hollandais – ils représentent des moments éphémères, des paysans, des gens qui jouent aux cartes, ce genre de choses. Et c'est précisément à travers la compréhension de cette fugacité que l'universel est saisi. Et je pense que l'approche historique est fondamentale en cela. Parce qu'il s'agit d'exprimer le fait de se mettre à la place de personnes d'époques différentes, c'est une chose très difficile à faire. En tant qu'écrivain, c'est une chose très difficile.

Que voyons-nous à présent ? Dans quatre-vingt-quinze pour cent des pièces prétendument historiques, on voit des gens des années 90 ou 2000 en costumes. Ils ont les complexes, les névroses, peu importe, des années 2000. Être capable de recréer le moment historique est très rare. Cela demande un effort considérable, et je m'en rends bien compte. C'est précisément dans la capture du concret que vous ouvrez la porte à l'universel. Les gens réagissent à ces choses-là à cause de ce sens, ce sens de classe, ce sens historique, ce sens émotionnel, ce sens artistique, le sens de l'écriture. Tout cela est rassemblé de manière concrète, sensuelle, alors je pense que l'on atteint l'universel.

TG : C'est intéressant. J'ai là une citation de Tchekhov, qui me sert de modèle par certains côtés. Une vie extrêmement intéressante, pas seulement comme auteur de pièces de théâtre. Tolstoï expliquait le génie de Tchekhov avant même qu'il ait écrit la moindre pièce, sur la base de 200 nouvelles qui sont probablement aussi bonnes que les nouvelles de James Joyce.

J'adore le calme de Tchekhov. J'adore son regard acéré, qui fouine dans tout ce qui l'entoure. Ne pas être seulement lui-même, mais chacun, dans le train ou au fond d'un pub. Cette empathie, cette capacité à être l'autre dans la pièce, non pas soi, mais l'autre.

Charles Simic, un poète américain vraiment très intéressant, a écrit une chronique dans le New York Review of Books sur le dernier roman de Philip Roth, et je l'ai trouvée intéressante à noter comme pensée. C'est une citation d'une nouvelle de Tchekhov intitulée Gooseberries [groseilles à maquereau]

« Il devrait y avoir derrière la porte de chaque homme heureux et satisfait, quelqu'un pour lui rappeler, d'une tape sur l'épaule, qu'il existe des gens malheureux ; que pour heureux qu'il soit, la vie le rappellera tôt ou tard à sa dure réalité, les ennuis arriveront – la maladie, la pauvreté, la perte, et personne ne lui prêtera attention, tout comme il ne prête aucune attention aux autres. »

Cela exprime bien ce que je pense de l'écriture. Qu'est-ce qu'écrire ? Kafka disait que l'écriture devait être un scalpel. Non, pas un scalpel, un pic à glace, pour transpercer la toundra gelée du cœur. L'art et la littérature expriment des moments de reconnaissance. Et l'écriture qui vous bouleverse en ce sens, qui vous soulève en ce sens, est pleine de vie, tandis que l'écriture qui vous laisse inerte est morte et doit être fuie comme la peste, un peu comme les statines.

Question : Quelle est votre analyse de l'accueil réservé à votre pièce The Party [1973], à l'époque, et quelques dizaines d'années plus tard, de Food for Ravens [1997], ce téléfilm qui traitait de la fondation de la Sécurité sociale nationale britannique [NHS – National Health Service] ? Votre point de vue m'intéresserait, car cela illustre le décalage dont vous parliez par rapport aux années 70. Je me demande si l'on peut considérer ces deux éléments comme deux étapes d'un voyage ?

TG : C'est vrai, et vous avez raison quant au voyage. J'étais un scénariste pour la télévision, et je savais comment procéder. Et dans les années 82-84, il est soudain devenu extrêmement difficile de trouver du travail. Aucune idée soumise à mon agent n'était considérée. Elle restait sur la table. Je suis un bosseur, j'adore travailler, et c'est ce que je fais. Alors, j'ai cherché quel travail je pouvais faire. Si ce n'était la télévision, alors le théâtre. Et le théâtre a été mon point d'appui depuis le Kulturkampf [combat de la culture] que Thatcher a consciencieusement mené à partir de 1979. Et le Kulturkampf a continué, pas seulement durant les années Major [successeur de Thatcher n.d.t], mais aussi et surtout pendant les années Blair et jusqu'à aujourd'hui.

Ils ne veulent pas voir leurs ondes remplies de pensées, d'idées, de notions dangereuses. Alors, ils ont décidé que les gens trouvaient mon travail ennuyeux, ou trop ardu. Trop ardu est l'expression qui a presque coulé Food for Ravens. J'ai été contacté par la BBC Pays de Galles, par un type que je connaissais là-bas et qui est un type bien, pour écrire un téléfilm, une commande pour la télévision, à l'occasion du 50e anniversaire de la fondation de la Sécurité sociale nationale, en 1998.

Je lui ai dit, je vais écrire une pièce sur [le député travailliste de gauche et ministre de la Santé, Aneurin] Bevan, je ne sais pas ce que ça va être, mais je vais faire ça. Et parce que j'avais déjà travaillé avec ce type, il m'a dit, je ne veux même pas d'avant-projet, fais-le. Et je l'ai fait, et on l'a lu ensemble, et il m'a dit, on peut le faire – on doit trouver de l'argent. Mais Londres a dit qu'il fallait avoir un doctorat en sciences politiques pour le comprendre. « Ça ne nous intéresse pas de diffuser quelque chose que ne pourront regarder que des diplômés ou des universitaires. »

Cela n'est pas prouvé, c'est juste une théorie qu'ils ont, ou qu'a la personne qui dépense 11 millions de livres par an pour BBC2 – BBC2, pas BBC1. « Nous devons être bien plus populistes que tout ce que Griffiths pourrait jamais imaginer écrire. »

Alors ce type, qui est plein de ressources, un bon socialiste, est allé voir son budget et il a trouvé qu'il avait un million de livres non dépensées, qu'il était censé utiliser pour acheter les droits sur le rugby Gallois. Il débutait dans le métier, il s'est dit, je n'ai pas eu le rugby, mais je peux faire ce film. Et il a investi 750 000 livres dans la réalisation de ce film. Il a été diffusé à minuit moins vingt, en pleine nuit, sans publicité, sans annonce dans le Radio Times. J'ai eu une audience d'un million de spectateurs, un demi-million, peu importe. Ce qui ne prouvait rien – à moi, en tout cas. Si c'était passé à 21 heures le même soir, ça aurait peut-être été 5 millions.

Alors qu'est ce que je peux dire ? Moi, cela avait déjà commencé des années auparavant, lorsque j'essayais d'écrire une série intitulée Country : a Tory Story [Le pays : une histoire conservatrice] en 1981. Et ce que j'avais à l'époque, c'était six pièces traitant de divers moments clés de la vie politique britannique depuis 1945, mais qui traitaient toutes en fait du parti conservateur. Et la seule que j'ai réussi à faire, c'était Country. Et je l'ai réécrite pour essayer d'inclure en 85 minutes tout ce que j'avais voulu dire en six heures. Ils étaient très frileux à l'idée de la diffuser, mais elle a reçu tellement de récompenses qu'ils n’ont rien pu dire, mais ils ont aussi coupé les fonds et ce à jamais pour moi.

Quant à l'accueil réservé à The Party… Je l'ai décrit un jour comme faire la première d'une pièce devant un peloton d'exécution, sauf que vous ne saviez pas que c'était un peloton d'exécution, vous croyiez que c'était un public !

C'était une pièce si étrange. Quelle autre pièce a des répliques qui durent 20 minutes sans interruption ? Ils savaient que c'était plutôt bizarre. Le public a adoré. Les critiques en revanche ont été unanimes, ce qui est curieux parce qu'ils n'ont jamais été unanimes avec moi. En général, j'ai de très bonnes critiques et de très mauvaises critiques.

Et l'on aurait dit qu'ils en avaient après quelqu'un d'autre. Ils n'en avaient pas après moi. Ils se vengeaient en quelque sorte ce qu'ils avaient contre Kenneth Tynan, qui est une figure très controversée. Tynan faisait des déclarations fanfaronnes sur le génie du nouveau théâtre, ils n'aimaient pas ça et ils voulaient le lui faire savoir en des termes sans équivoque. Mais trois d'entre eux – Milton Shulman, Jack Tinker et Michael Billington – lui ont réservé un très bon accueil.

Vous remarquerez que je connais les critiques même si je ne les « lis pas religieusement ». Tout le monde lit ses critiques. Je les lis de plus en plus à présent. Elles concentrent l'esprit du temps.

DW : Juste une chose, car tout le monde n'est peut-être pas familier de cette tirade et de la pièce. Les critiques avaient une raison d'être hostiles, parce que dans une certaine mesure, ils ont pu le prendre comme quelque chose de personnel. Parce que cette longue tirade parle de ce que la classe ouvrière peut faire, et de ce que les intellectuels ne peuvent pas faire, et du sentiment d'inutilité et de frustration qui en résulte.

TG : Est-ce que tout le monde connaît cette réplique ?

DW : Lis-la – ça mérite d'être écouté.

[Griffiths prend un exemplaire de The Party et lit. Le personnage qui parle est John Tagg, un dirigeant trotskyste chevronné, qui répond aux propos d'un intellectuel de la « Nouvelle Gauche », qui vient de déclarer obsolète la classe ouvrière et la révolution sociale dans les pays capitalistes développés, et de proposer un « nouveau modèle » s'appuyant sur une orientation vers les luttes de libération nationale du Tiers Monde.]

« Tagg : Là, je vais, hem… être en désaccord avec, heu… l'analyse et la représentation de notre camarade. J'aimerais commencer par expliquer pourquoi je suis là. C'est très simple, vraiment. Je suis responsable national et membre du comité exécutif du RSP, qui est la branche britannique de la Quatrième Internationale reconstituée, qui se base sur le Programme de transition établi par Trotsky quelques années avant sa mort. Je passe la plupart de mon temps avec des travailleurs – dockers, mineurs, ingénieurs, ouvriers dans l'industrie automobile, maçons, marins. Et comme j'essaierai de le montrer plus tard, un parti ou une faction révolutionnaire qui échoue à s'ancrer dans la classe ouvrière, à s'appuyer dessus, ne mérite aucune attention. (pause) Mais un marxiste révolutionnaire qui a vécu en Europe, en Amérique, voire n'importe où ailleurs ou presque, ces trois ou quatre dernières années, devrait être sourd et aveugle pour ne pas avoir remarqué un considérable… potentiel révolutionnaire, pourrait-on dire, qui gagne des sections de la population dont la relation avec la classe ouvrière est soit inexistante, ou très ténue, soit carrément antagoniste. Je pense à des catégories comme les étudiants, les noirs, les intellectuels, les déviants sociaux d'un genre ou l'autre, les femmes, et cætera. Alors, nous avons décidé de lancer une campagne générale d'éducation politique – y compris pour notre propre éducation, devrais-je ajouter – qui constituera une base plus large et plus expérimentée pour nos efforts. (Pause.) Ce n'est pas un soudain accès d'humilité, dois-je préciser. Ce n'est pas une campagne de recrutement. Ce n'est pas une collecte de fonds. Ce n'est pas une quête du compromis idéologique et de la médiocrité politique. Si notre analyse est correcte, nous entrons dans une nouvelle phase dans la lutte révolutionnaire contre les forces et les structures du capitalisme. La désaffection est largement répandue : à Londres, à Paris, à Berlin, dans les villes américaines ; partout où vous tournez votre regard, les institutions bourgeoises sont soumises à des attaques répétées et souvent violentes. De nouvelles forces grandissent pour se jeter dans le courant. La question est : comment peuvent-elles être conduites à aider la révolution ? Ou sont-ils simplement condamnés définitivement à n'être que des "contestataires" que la "tolérance répressive" de sociétés "capitalistes vieillissantes" va absorber et rendre impuissants ? (Pause) Nous aurons besoin de théorie, pour répondre à des questions de ce type. Mais je soupçonne la théorie de ne pas être totalement en accord avec ce qui nous a été exposé par notre camarade ici ce soir. (Pause) Il y a quelque chose de profondément attristant dans cette analyse. Et, si l'on me permet une légère digression, cela semble refléter une tristesse et un pessimisme au fond de vous-mêmes. Vous êtes des intellectuels. Vous êtes frustrés par le caractère impuissant de votre opposition aux choses que vous avez en horreur. Votre arme principale est le verbe. Votre protestation est verbale – il ne peut en être qu'ainsi : elle s'épuise à force de se répéter et ne vous mène nulle part. D'une certaine façon, vous sentez – et assez justement – que pour qu'une protestation soit efficace, elle doit être ancrée dans la réalité de la vie sociale, dans les processus productifs d'une nation ou d'une société. En 1919 les dockers de Londres se sont mis en grève et ont refusé de charger des munitions pour les Armées blanches qui combattaient la révolution russe. En 1944 les dockers à Amsterdam ont refusé d'aider les nazis à transporter les juifs dans les camps de concentration. Que pouvez-vous faire ? Vous ne pouvez faire grève et refuser de manipuler les cargaisons américaines jusqu’à ce qu’elles quittent le Vietnam. Vous êtes en dehors des processus de production. Vous n'avez que le verbe. Et vous ne pouvez le transformer en acte. Et parce que les gens qui ont ce pouvoir ne semblent pas pressés de l'utiliser, vous développez ce… cynisme… ce mépris. Vous dites : la classe ouvrière a été assimilée, corrompue, démoralisée. Vous pointez du doigt leur voiture, leur maison, leur retraite et leur respectabilité, et vous faites une croix dessus. Vous construisez toute une théorie là-dessus et vous la remplissez d'expressions grandiloquentes comme "épicentres" ou "néocolonialisme". Mais en fin de compte ce que vous faites, c'est trouver un bouc émissaire à votre propre frustration et votre ennui, et là vous vous mettez à recruter : les noirs, les étudiants, les homosexuels, les groupuscules terroristes, Mao, Che Guevara, n'importe qui, du moment qu'ils représentent une quelconque minorité réprimée encore susceptible de colère et ayant besoin de s'affirmer. (Pause). Bon. Avec quels travailleurs avez-vous discuté récemment ? Pendant combien de temps ? Comment pouvez-vous savoir s'ils ne sont pas aussi frustrés que vous l'êtes ? Surtout les jeunes qui prennent les voitures et les miettes qui tombent de la table pour acquises ? Si cela ne vous satisfait pas, vous, pourquoi est-ce que ça satisferait ceux qui créent la richesse pour commencer ? Vous partez du principe que vous seuls êtes assez intelligents et sensés pour voir à quel point la société capitaliste est mauvaise. Croyez-vous vraiment que le jeune homme qui passe toute sa vie à un métier monotone et déshumanisant ne le soit pas non plus ? Et en un sens plus profondément, plus durement ? (Pause). Soudain vous perdez contact – pas avec les idées, pas avec les abstractions, les concepts, parce qu’après tout ils sont votre fonds de commerce, vous perdez contact avec les fondements moraux du socialisme. En un sens, objectivement, vous ne croyez actuellement plus à une perspective révolutionnaire, ni à la possibilité d'une société socialiste, ni en un Homme socialiste. Vous voyez les difficultés, vous voyez les complications et les contradictions, et vous vous en accommodez comme d'une sorte de jeu que vous pouvez pratiquer entre vous. Finalement, vous apprenez à apprécier votre douleur, à en avoir besoin, ainsi vous n'avez rien d'autre à offrir à vos pairs bourgeois qu'une sorte d'épuisement moral. Vous ne pouvez construire le socialisme sur la fatigue, camarades. Shelley rêvait de l'humanité "sans sceptres, libre, sans limites, égale, sans classes, sans tribus et sans nations, exempte de toute vénération et de toute crainte". Trotsky anticipait l'Homme socialiste ordinaire faisant jeu égal avec un Aristote, un Goethe, un Marx, avec de nouveaux pics s'élevant toujours au-dessus de ces sommets. Avez-vous une image quelconque à offrir ? La question vous embarrasse. Vous avez contracté la maladie que vous cherchez à guérir. (Pause) J'ai appelé cela une digression, mais d'une certaine manière elle décrit très précisément les difficultés que je rencontre avec… l'analyse de notre camarade. Le camarade Sloman avait raison, en fin de compte. La théorie n'est pas abstraite ; ce n'est pas que des mots sur une page ; ce n'est pas… un agencement esthétiquement plaisant d'idées et de preuves. La théorie est concrète, c'est de la pratique condensée. En premier lieu, la théorie est ressentie, dans les veines, dans les muscles, dans la sueur sur votre front. Dans ce sens là, elle est morale… et contraignante. C'est l'impératif essentiel qui relie le passé et le futur. (Pause) Lorsque je cherche tout cela dans la contribution de notre camarade, je ne le trouve pas ; ce n'y est pas. Ce n'est qu'une partie d'un jeu raffiné auquel il aime jouer et il y joue très bien…

Je ne propose pas un catalogue de contre-arguments pour réfuter les principales affirmations qui ont été faites, parce que je crois que nous pouvons utiliser notre temps à autre chose d'une manière plus profitable. Et mon texte pour ce soir concerne vraiment le rôle du parti dans la formulation de la théorie révolutionnaire et la construction de la révolution socialiste. Mais je vais devoir présenter un tour d'horizon politique très différent avant de pouvoir le faire. (Pause) Le camarade Ford décrit l'histoire du vingtième siècle comme une histoire des vides. C'est-à-dire, pas de révolution prolétarienne au cœur du capitalisme ; initialement l'Europe, puis de plus en plus, l'Amérique. Bon, j'ai trouvé qu'il passait un peu vite sur les événements tels qu'ils ont eu lieu, voyez-vous. Je veux dire, l'Allemagne en 1919-1920 ; l'Italie à la même période ; la Hongrie ; la Bulgarie ; L'Espagne en 1936. La France la même année, l'année de la grande Grève générale, cinq millions d'ouvriers soulevant la question du pouvoir étatique. La Grèce en 1944. L'absence de révolution ne constitue pas la preuve définitive de l'élimination d'un potentiel révolutionnaire. Mais comment rend-il compte de la perte de cette orientation révolutionnaire en Europe ? Via Marcuse, nous apprenons que le prolétariat des sociétés développées a été "absorbé" dans le système de valeurs des états capitalistes, qu'ils sont maintenant des collaborateurs du capitalisme avec un intérêt à sa perpétuation et la plus profonde opposition à tout ce qui pourrait déranger le statu quo du marchandage collectif dans une démocratie de propriétaires. Et cela, en soi, constitue la réfutation définitive de la définition de Marx selon laquelle les sociétés capitalistes sont des sociétés de classes dont les tensions intrinsèques et les contradictions entraînent nécessairement leur dépassement par l'appropriation sociale des forces de production déjà socialisées de ces mêmes sociétés. Très bien, admettons, pour la forme, au moins, un niveau de militantisme révolutionnaire extraordinairement bas dans le prolétariat des pays impérialistes. À l'évidence, ce que nous devons déterminer dans le cadre de la théorie, c'est comment cela a pu arriver et comment le changer. À moins que, bien sûr, nous éludions la question toute entière, en affirmant que le moment révolutionnaire est parti voir ailleurs et qu'il réside maintenant chez les paysans d'Asie ou d'Afrique, ou d'Amérique du Sud, qui doivent donc faire face non seulement à la masse combinée des expansions impérialistes, rassemblées derrière la technologie de destruction la plus sophistiquée jamais mise au point par l'Homme, mais aussi à l'opposition active des prolétariats embourgeoisés prêts à défendre leur part du gâteau contre tout nouvel arrivant, aussi opprimé et misérable soit-il. (Pause) Ce qu'il manque là-dedans c'est une compréhension authentique de la dialectique, de la relation entre la classe dans l'Etat capitaliste et sa part d'elle-même qui est maintenue à l'extérieur. Le fait est : les deux sont inextricablement liées. Il n'y aura aucune victoire de l'une sans une victoire des deux. Mais la victoire qui proclamera la fin de l'oppression impérialiste incombe au prolétariat des pays impérialistes. Il est vraiment inconcevable que cela se passe dans l'autre sens – pensez-y, pensez-y. Bien sûr, la lutte coloniale va continuer, mais y a-t-il une seule personne qui croit sincèrement que l'Amérique, la Grande-Bretagne et la France et l'Allemagne – des Etats capitalistes matures, avec leur niveau de développement technologique, avec leurs ressources économiques et l'ampleur de leur potentiel de destruction – pourraient permettre que leur expansion économique subisse des revers significatifs sans tenter quelque chose pour l'empêcher ? C'est impensable. (Pause) Alors, nous devons répondre à la question : comment se fait-il que les prolétariats des pays impérialistes manquent de potentiel révolutionnaire ; et comment peut-on changer cela ? Parce que si nous n'y répondons pas, on pourrait aussi bien se mettre aux échecs ou au billard, parce qu'il n'y aura aucun moyen de réaliser la transition dont nous parlons et vers laquelle tendent nos efforts. (Pause) Les prolétariats américains et européens semblent s'être accommodés du statu quo, selon moi, parce qu'ils ont été régulièrement et systématiquement trahis par leurs dirigeants ; en particulier par les partis communistes des divers pays européens. Un simple fait historique qui ne figure pas dans l'analyse du camarade Ford : le stalinisme. Le socialisme dans un seul pays signifiait la dilution des ardeurs révolutionnaires partout dans le monde, même là où les flammes de la révolution jaillissaient par toutes les failles de la société capitaliste. En 1933 le parti communiste allemand, le plus puissant d'Europe en dehors de Russie, avait servi à Hitler le prolétariat allemand sur un plateau. La grève générale française de 1936, qui était incontestablement basée sur un désir spontané du prolétariat de remettre en cause le pouvoir de l'Etat, c’est-à-dire une authentique situation révolutionnaire, a été cyniquement manipulée par les canailles staliniennes qui dirigeaient le PCF et sciemment transformée en une lutte pour des augmentations de salaire. Des augmentations de salaire ! Pour le compte de Staline. La classe ouvrière de toute l'Europe occidentale est encore aujourd'hui, dans la plupart des endroits, prisonnière de ces directions misérables et contre-révolutionnaires, quand ils ne sont pas dupes des forces sociales-démocrates. (Pause) Si nous devons changer cela, si nous devons remettre la révolution prolétarienne à l'ordre du jour, nous allons devoir remplacer ces directions défuntes et corrompues par de nouvelles, vives et révolutionnaires. (Pause), Mais ces directions ne vont pas émerger comme des coalitions lâches ou des coalescences spontanées, elles seront le résultat d'une organisation patiente et d'un effort discipliné. C'est-à-dire que ces directions se développeront à partir de nouveaux partis révolutionnaires qui s'appuieront sur, vivront dans, la classe qu'ils cherchent à conduire. Il n'y a qu'un seul slogan qui vaille d'être répété dans cette situation historique particulière. C'est : "Construisons le parti révolutionnaire." Il n'y a aucun autre slogan qui puisse le supplanter.

(Il s'arrête, s'essuie le front et le cou trempés de sueur, personne ne parle. Les gens bougent sur leurs chaises, leurs pieds se tortillent, une allumette est allumée et se consume)

Ford : (enfin) Fini ?

Tagg : Presque (Pause) Le Parti implique la discipline. Ça veut dire être sur ses gardes, ça veut dire la critique, la responsabilité, ça veut dire un grand nombre de choses qui vont à l'encontre des traditions et des valeurs des intellectuels bourgeois occidentaux. Ça veut dire être liés par un but commun. Mais surtout, ça veut dire se couper délibérément des exigences antérieures sur votre temps et les engagements moraux des relations personnelles, de la carrière, des promotions, de la réputation et du prestige. Et d'après mes impressions limitées sur la strate intellectuelle en Grande-Bretagne, je dirais que c'est le plus grand obstacle à franchir. Imaginez une vie sans l'approbation de vos pairs. Imaginez une vie sans succès. Le problème de l'intellectuel, ce n'est pas la vision, c'est l'engagement. Vous aimez mordre la main qui vous nourrit, mais vous ne l'arracherez jamais. Et ces braves jeunes fougueux à Paris maintenant iront se faire matraquer et crier leurs slogans de dingues pour une nuit. Mais ça ne les empêchera pas d'obtenir leur diplôme et de prendre leur position dans les centres du pouvoir et des privilèges de la classe dirigeante plus tard. »

[Applaudissements]

DW : Vous comprenez pourquoi les critiques ont pu avoir un problème !

TG : Quand j'y repense, je vois toute ma vie professionnelle comme une aventure sans espoir ! Une aventure qui ne tient que par la force de ma volonté. Rien d'autre !

DW : J'allais te poser une question sur ton approche globale en ce qui concerne la forme et cela a changé au cours des dernières années.

TG : oui, je voudrais juste vous montrer dix minutes du film Food for Ravens, que j'ai écrit, il y a dix ans de cela et mis en scène moi-même. C'est le seul film que j'ai dirigé. Parce que je suis ici et que je le sais, je vous dirais qu'il a gagné deux BAFTA [British academy of film and television arts awards] et une récompense de la Royal Television. Voici le film qu'ils n'ont pas osé diffuser avant minuit tellement il est dangereux pour la santé mentale de la société britannique. C'est une pièce à propos des six derniers mois de la vie d'Aneurin Bevan. Il vit dans le Hertfordshire dans une belle ferme et s'occupe des cochons. Il a eu un cancer de l'estomac et on lui en a enlevé la moitié. Il est maintenant dans un état très difficile et fragile. Une partie de sa vie lui revient en mémoire et il ne sait pas bien comment cela se fait, il oscille constamment entre le passé et le présent.

Et le vecteur de cette vie qui se rappelle à lui est un jeune garçon de 13 ans, qui est gallois comme lui et qui lui ressemble un peu, en fait, il se révèle être lui-même dans sa propre tête, mais matérialisé à l'écran. Il y a une raison complexe pour laquelle je l'ai fait de cette manière, mais ce que ça entraîne, c'est de jouer avec le futur et le passé à travers le présent. Et j'ai fait cela dans quatre ou cinq pièces au cours des années 1980 et 1990 – Thatcher's Children est l'une de ces pièces. Jouer avec le temps et ainsi jouer sur la forme. ….

[Il passe un extrait de Food for Ravens]

TG : Donc, c'est un extrait d'un téléfilm qui a été quasiment décommandé. Il est peu probable que je puisse obtenir quoi que ce soit d'autre à la télévision. Ce qui est un grand malheur pour moi et pour les spectateurs aussi. Je suppose qu'une de mes passions est ce dont parle Kurt Vonnegut, créer quelque chose. Nous pouvons tous le faire. Cela ne fait rien si ce n'est pas la meilleure chose qui soit. Pourquoi faudrait-il que ce soit la meilleure ? Il faut juste que ce soit ce que vous pouvez faire de mieux.

Nous vivons une époque absolument formidable, entourés de possibilités. Si on pouvait tirer toutes les conclusions de certaines vérités de base, comme qui crée la richesse et qui la dépense, on pourrait arriver à quelque chose. Pour moi c'est aussi simple que ça. C'est aussi très compliqué, mais c'est très simple. Il y a une moralité qui sous-tend ce que l'on fait qui doit être explorée et écrire est un moyen de s'y mettre. Je suis convaincu de ce que je dis, vraiment.

Je me rappelle que le Daily Telegraph avait dit que Trevor Griffiths trouverait des questions de classes dans n'importe quoi. Il a dit : « si quelqu'un confiait une série en 13 épisodes à Griffiths, intitulée Thomas la locomotive [personnage d'une série de livres pour enfants — ndt], il en ferait une histoire des luttes révolutionnaires. »

Oui, je suis incapable d'écrire une pièce qui ne s'élève pas à l'échelon politique. Je suis d’une sensibilité politique, je le confesse. Ce n'est pas seulement qui je suis, c'est ce que je suis.

Et c'est en partie un tribut que je paye à ceux qui m'ont élevé. C'est un sentiment quasi-mystique. J'ai traversé toutes sortes de choses avec mes parents et mes grands-parents. Mais je sais que c’est fondamental pour ce que je suis, pour ce que je fais. Inévitable. Il faut s'en servir comme d'une partie de ce qu'on explore quand on explore le monde extérieur.

DW : Les difficultés sont réelles, l'oppression est réelle, mais les conditions objectives de sa transformation le sont tout autant ; mais il faut de la conscience, il faut une compréhension, il faut une compréhension de l'histoire. Il faut une renaissance d'une culture socialiste vraiment riche, celle-ci a été endommagée par le stalinisme.

Il est dit là-dedans [dans Food for ravens] que la culture appartient à tous. Je pense vraiment que le niveau de culture de la population doit être relevé, il faut un éveil moral, un éveil culturel, qui fasse partie du projet socialiste révolutionnaire. Ceci, de notre point de vue, est la raison même de cette conférence, la raison pour laquelle nous abordons ces questions.

Comme Lénine l'a fait remarquer, le capitalisme accomplit la plus grande partie du travail. Il ne manquera pas de crises, je vous le garantis, elles sont en train de mûrir. Je viens du centre de l'impérialisme. L'Amérique constituait la grande stabilité du monde d'après-guerre. Quel est le plus grand centre d'instabilité aujourd'hui ? – Les États-Unis, le dollar, le gouvernement Bush et bientôt le gouvernement de Barack Obama. Nous avons maintenant une crise économique globale.

Ce que nous en faisons, comment elle se transformera dans une direction révolutionnaire, sont des questions complexes, mais nous sommes convaincus que la question de la culture, une sensibilité plus profonde, la sympathie envers les autres [y joueront un rôle]… À mon avis, s'il y avait un rejet massif, et c'est en train de prendre de l'ampleur, aux États-Unis contre la peine de mort, ce serait un grand pas en avant vers la révolution sociale. Parce que le programme révolutionnaire intervient assez tard pour les masses. Mais la sympathie, la solidarité, le sacrifice de soi, la noblesse, la compassion – Ce sont des qualités que nous devons vraiment encourager, et c'est incontestablement l'une des choses que l'art peut réaliser. C'est pourquoi, si vous vous penchez sur chaque grande révolution de l'histoire, il est impossible de les concevoir sans une grande fermentation artistique et culturelle.

Oui, il y a des difficultés. Comme l'a dit Lincoln, les circonstances sont un entassement de difficultés, élevons-nous à la hauteur des circonstances. Ce n'est pas un processus facile. Nous ne parlons pas que d'une transformation de la société à son sommet, mais de la participation de l'ensemble de la société. Ce n'est pas une mince affaire, mais les conditions objectives pour sa réalisation sont en train de mûrir à nouveau et je pense que la conscience a déjà traversé des changements importants au cours des deux derniers mois et que nous ne sommes qu'au début d'une période historique.

TG : Je voudrais terminer cette intervention par la scène finale du téléfilm sur Thomas Paine [These are the Times (2)] il se termine par sa mort le 8 juin 1809. La scène se passe dans une petite ferme dans l'état de New York, qui lui a été accordée par la Révolution américaine pour services rendus. Il n'a pas reçu d'argent. Tout l'argent que lui ont rapporté ses livres a servi à la révolution, à la Révolution américaine pour nourrir l'armée qui a combattu contre les britanniques, et à la Révolution française. Ce n'était pas un aventurier en quête de fortune. À la fin de la pièce, il doit avoir 74 ans, il est très malade, et ruiné, il ne lui reste plus rien. Il vivait avec une Française, une camarade qu'il avait rencontrée et qui avait deux enfants, ils sont présents devant sa tombe, et elle aussi. Et à l'enterrement, il y avait sept personnes en tout… John Adams [premier vice-président et second président des États-Unis, ndt] a dit qu'il faudrait appeler cette période l'Age de Paine. Il l'a dit avec une certaine ironie, car il aurait aimé qu'on l'appelle l'Age d'Adams. Mais comme il y avait peu de chances pour cela, il a dit, c'est bon, appelons-le l'Age de Paine. Cela montre à quel point on l'estimait à l'époque. Et pourtant, il n'y avait que sept personnes à son enterrement. Deux d'entre eux étaient des étrangers, des afro-américains, anciens esclaves, un père et son fils qui avaient appris la nouvelle par la presse à New York et avaient marché 28 kilomètres jusqu'à sa petite ferme parce qu'ils avaient lu la nouvelle et qu'ils voulaient être là pour honorer celui qu'ils considéraient comme un grand Américain.

C'est le moment où ils partent tous, la tombe est encore ouverte.

[Griffith lit l'extrait de These are the Times :]

Voix de Paine :… L'état actuel de la civilisation est aussi odieux qu'il est injuste…

La caméra survole la tombe, puis passe lentement sur les champs et les haies plus loin.

Voix de Paine :… le contraste entre l'opulence et le dénuement, sautant aux yeux continuellement, tels des corps morts et vivants enchaînés…

La caméra continue tout droit, on entend des bruits étranges : le son qui se rapproche de la circulation sur une autoroute.

Voix de Paine : La grande masse des pauvres est devenue une race héréditaire, et il leur est presque impossible de s'en sortir par eux-mêmes… la vie de millions de gens dans chaque pays… est maintenant bien pire que s'ils étaient nés avant l'avènement de la civilisation…

La caméra s'incline brusquement, révélant une autoroute moderne, chargée de voitures, passant devant New Rochelle, suivant un fleuve vers le Sud jusqu'à New York City et ses images de dénuement et d'affluence…

Voix de Paine :… C'est d'une révolution dans l'état de la civilisation que nous avons besoin maintenant. La conviction que le régime représentatif est le bon système de gouvernement se répand déjà rapidement de par le monde. Mais il faudra qu'émerge, et vite, un système de civilisation à partir de ce système de gouvernement, organisé de telle manière que chaque homme, chaque femme nés de la république, puisse prétendre aux moyens de démarrer sa vie et d'avoir la certitude de pouvoir se sortir des misères qui ont accompagné le vieil age jusqu'à présent… Une armée de principes pénétrera là où une armée de soldats ne le peut : elle marchera vers une perspective mondiale, et elle l'emportera.

Une brise agite l'herbe : la tombe reste ouverte.

 

Notes :

(1) Trevor Griffiths, Theater Plays One, Nottingham: Spokesman Books, 2007, 319 pages.

(2) These are the Times: A life of Thomas Paine, pièce originale de Trevor Griffiths, Nottingham: Spokesman Books, 2005, 195 pages.

 

(Article original paru le 12 décembre 2008)


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