Steven Spielberg : A Biography,
deuxième édition, par Joseph McBride, première édition 1997, University
Press of Mississippi, deuxième édition 2011
Je me suis récemment entretenu avec
l'historien du cinéma Joseph McBride à propos de la deuxième édition de sa très
importante étude et biographie du réalisateur américain Steven Spielberg,
publiée par University Press of Mississippi.
Steven Spielberg
Spielberg est l'un des plus éminents
artisans du cinéma américains des dernières décennies, ayant réalisé certains
des plus grands succès commerciaux de l'histoire du cinéma — Jaws,
Close Encounters of the Third Kind, Raiders of the Lost Ark, E.T.: The
Extra-Terrestrial, Jurassic Park et d'autres — ainsi que des films
reconnus davantage pour leur mérite artistique et leur perspicacité sociale
dont The Sugarland Express, Empire of the Sun, Schindler’s List,
Minority Report, Catch Me If You Can et
Munich. The Color Purple et Amistad, bien qu'ayant d'importantes faiblesses étaient, à mon
avis, des projets avec de l'ambition.
Spielberg est un personnage complexe dont
la carrière reflète certaines des intenses contradictions de la société et de
la vie culturelle américaines dans la récente période. D'une part, Spielberg
est clairement un réalisateur véritablement talentueux, et humain, qui possède
un savoir technique et une intuition remarquables pour ce moyen d'expression et
ses vastes possibilités. Mais d'un autre côté, son travail a été nettement
affaibli par l'atmosphère généralement non favorable dans laquelle lui et
d'autres ont évolué et qui se reflète dans la complaisance, le conformisme et
le manque de profondeur d'un trop grand nombre de ses films.
Le côté le plus faible de Spielberg prend
la forme la plus parfaite dans son rôle de grand militant et collecteur de
fonds du Parti démocrate et partisan bien en vue de Bill Clinton et Barack
Obama.
Il ne s'agit pas ici de difficultés
personnelles. Dans son ensemble, le cinéma américain a été incapable de
refléter la société d'une manière importante durant le dernier tiers de siècle.
Hollywood a toujours eu pour but de faire de l'argent, mais les réalisateurs,
les scénaristes et les producteurs d'une époque précédente croyaient qu'ils
devaient d'une certaine façon représenter la vie et les difficultés des gens.
Il y avait une ressemblance plus étroite entre la vie d'une très grande
majorité de la population et les meilleurs films.
Les conséquences à long terme de la purge
des éléments de gauche à Hollywood; la concentration de l'industrie du
divertissement entre les mains de quelques empires qui sont obsédés par la
quête du prochain succès commercial; l'enrichissement et le tournant vers la
droite de sections importantes de la classe moyenne aisée; l'indifférence
croissante de cette dernière face aux questions de classe sociale et au sort de
la population, en faveur de questions de sexe et de race : tous ces
éléments ont contribué à créer le contexte dans lequel Spielberg a évolué et,
dans une certaine mesure, un contexte qu'il a lui-même aidé à générer.
Spielberg a cependant le mérite d'essayer
de considérer les grands problèmes sociaux, habituellement dans un cadre
historique, plus que tout autre grand réalisateur américain ou presque.
Joseph McBride
Joseph McBride, qui a été journaliste et
scénariste à Hollywood durant plusieurs années, est l'auteur de nombreux
ouvrages, dont Frank Capra: The Catastrophe of Success (1992, 2000), Searching
for John Ford (2001) et What Ever to Happened to Orson Welles?: A
Portrait of an Independent Career (2006). Il est maître de conférences en
cinéma à la State University de San Francisco. [Voir aussi la première et
deuxième
partie d'une entrevue, en anglais, réalisée par David Walsh en 2009].
La plus récente édition de la biographie
de Spielberg comprend quatre nouveaux chapitres qui traitent de la carrière du
réalisateur jusqu'en 2010.
L'ouvrage est le résultat d'un travail
méticuleux, perceptif et honnête. L'un des meilleurs auteurs contemporains sur
le cinéma et son histoire, un auteur qui nous fait véritablement apprendre
quelque chose, McBride présente de manière efficace et engageante une foule
d'informations, conjuguant les notes biographiques à des commentaires bien
fondés sur les divers et nombreux projets de film de Spielberg. L'approche de
l'auteur est inhabituelle dans le climat intellectuel et académique actuel par
le sérieux avec lequel il traite son sujet et son lectorat. Voilà un écrivain
qui s'efforce de rendre compréhensibles des processus artistiques et sociaux
complexes.
Ce livre est indispensable à tous ceux
qui cherchent à comprendre le développement de Spielberg, et de manière plus
générale, du cinéma américain des quelque 30 dernières années.
Ceci étant dit, comme le montrent ces
précédents commentaires et l'entrevue ci-dessous, je ne suis pas du tout
d'accord avec certaines des conclusions générales de McBride sur l'importance
artistique de Spielberg. Il qualifie Spielberg de « grand artiste
populaire » et il soutient qu'il est la plus importante personnalité du
cinéma américain des dernières décennies et que si ce réalisateur
« cessait demain de travailler, on se souviendrait de son oeuvre comme
l'une des plus significatives de l'histoire du cinéma ».
Selon moi, cette position ne tient pas
compte de la nature et des réalisations véritables du cinéma américain des
trente dernières années en particulier. Spielberg pourrait bien être la
personnalité la plus importante des dernières décennies, mais nous devons poser
la question : qu'ont produit ces décennies? De notre avis, et pour des
raisons sociales et historiques bien précises, les 30 dernières années ont été
les plus pauvres de l'histoire du cinéma. Le cinéma américain a
particulièrement connu une profonde dégénérescence.
Une résistance populaire à la guerre
contre les conditions et les vies de la population ouvrière, un nouvel
optimisme parmi les meilleurs artistes quant à la possibilité de changer le
monde, un sentiment d'opposition irréconciliable au statu quo artistique et
politique : ces éléments vont contribuer au renouvellement du cinéma
américain et mondial.
Voici donc, en deux parties, l'essentiel
de notre discussion.
* * * * *
David Walsh : Je crois que ce livre
est assez exceptionnel à plusieurs niveaux. Il est profondément honnête, la
recherche a été faite avec soin — je crois que vous avez parlé à au
moins 327 personnes, et vous auriez apparemment lu tous les articles traitant
de Steven Spielberg.
Joseph McBride : C'est ce qui est
très amusant dans l'écriture d'une biographie : parler aux gens.
L'écriture c'est la partie difficile. Dans ce cas-ci, c'était particulièrement
divertissant à cause de toutes ces personnes intéressantes. Avant que je ne me
mette à l'écriture de biographies de réalisateurs, presque personne ne parlait
aux gens « ordinaires ». Ils ne parlaient qu'aux vedettes de cinéma
et autres gens du milieu. Je me fais un devoir d'interviewer tous ceux qui
connaissaient la personne, en allant le plus loin possible dans le passé, si je
peux les trouver. Les entrevues les plus fascinantes que j'ai faites ont été
avec les amis, les camarades de classe et les voisins de Spielberg, et d'autres
gens comme ça.
DW : C'est un livre très instructif,
sur l'époque, l'industrie du cinéma et Spielberg personnellement. Je dois
avouer que j'ai une perception plus favorable, plus complète, de lui et de ses
dilemmes après avoir lu ce livre.
Quand je complimente l'oeuvre, ce n'est
pas simplement ou principalement dans le but de vous flatter. Je veux
encourager nos lecteurs à le lire et à penser aux questions qu'il soulève, et
aussi encourager les critiques à adopter un ton et une approche tout aussi
sérieux. Il est plus facile, et plus répandu à ce point-ci, de faire des
déclarations générales et vides. Il est plus long d'étudier une oeuvre,
d'examiner les films un par un et d'analyser les implications de chacun. C'est
un énorme travail mental et physique.
JM : La nouvelle édition
représentait un défi, car Steven Spielberg a participé à d'innombrables projets
dans les dernières années, étant à la fois « magnat » d'une société
de production et réalisateur. Je devais gérer la double histoire d'une personne
dirigeant ce que l'on pourrait appeler une « société de production »
[DreamWorks] — c'est peut-être plutôt une opération de charme maintenant
— et réalisant ses propres films. Spielberg a aussi été vu dans un nombre
incalculable de documentaires, surtout sur son propre travail — il est
partout. Donc, en plus de tout le reste, je devais passer à travers beaucoup de
productions généralement horribles de DreamWorks — et quelques bonnes à
l'occasion.
Une chose que j'ai écrite dans la
première édition, et qui demeure vraie, est que le bilan de Spielberg en tant
que producteur est essentiellement lamentable si on le compare à son travail de
réalisateur, qui je crois est très admirable dans l'ensemble.
DW : Plongeons dans le vif du sujet.
Comment vous est venue l'idée d'écrire ce livre?
JM : Cela remontre à 1982 et au film
E.T. [:The Extra-Terrestrial] De Spielberg.
La première biographie que j'ai écrite
— en fait, ce n'était pas vraiment une biographie, mais davantage une
étude critique et un portrait — était un petit livre sur Kirk Douglas qui
a paru en 1976 [Kirk Douglas, Pyramid Books]. C'est comme ça que je me
suis lancé.
Close Encounters of the Third Kind
Au début des années 1980, j'ai commencé à
considérer écrire des biographies plus longues. J'ai pensé que cela pouvait
être intéressant et Steven Spielberg est l'un des sujets qui me sont venus en
tête. J'avais apprécié son travail depuis 1972, quand j'étais tombé sur son
film pour la télé Something Evil, dont le début est visuellement génial
et flamboyant. J'ai tout de suite vu que ce réalisateur était
exceptionnellement talentueux, et je savais qu'il était très jeune. À cette
époque, il était très rare à Hollywood de voir un réalisateur dans la
vingtaine.
Lors de la sortie d'E.T., j'ai
pensé : il n'existe pas d'étude critique complète, sérieusement
documentée, sur Spielberg, et l'ensemble de son oeuvre n'a presque pas fait
l'objet d'une étude sérieuse. Je me suis alors dit, voilà un réalisateur qui a
déjà fait de grands films. Close Encounters of the Third Kind [1977]
demeure aujourd'hui probablement mon meilleur film de Spielberg.
C’est un film très personnel que
seul Spielberg aurait pu faire. Schindler’s List (1993) est un
film remarquable, mais d’autres personnes auraient été capables de faire
un film d’une qualité comparable sur ce sujet, comme Roman Polanski ou
Martin Scorsese, qui ont été considérés à différentes époques. Mais personne
d’autre n’aurait pu faire Close Encounters.
Toutefois, Spielberg n’avait que 35
ans à l’époque où j’ai commencé à le considérer comme sujet, puis
j’ai pensé qu’il était trop jeune pour une biographie. J'ai remis
ce projet à plus tard, puis j’ai écrit la biographie de Frank Capra, ce
qui m’a occupé pendant sept ans et demi. À la fin de cette période, rien
d’important n’avait encore été écrit à propos de Spielberg, alors
j’ai pensé qu’il s’agissait d'une lacune majeure dans
l’historiographie du film américain. Je devenais aussi en colère, car il
était calomnié par de nombreuses personnes.
John Ford
À cet égard, il y a une citation de John
Ford que j’apprécie énormément. En 1936, Ford s’est fait demander
par un interviewer du New Theater, Emanuel Eisenberg : « Ainsi,
vous croyez qu’il faut qu’un réalisateur insère dans un film son
point de vue sur les choses qui le dérangent? » Ford a répliqué,
« Pour quelle autre raison diable est-ce qu’un homme vit? ».
C’est aussi mon credo comme
biographe. Autrement dit, j’ai besoin d'être en colère ou dérangé par
quelque chose pour écrire une biographie, un projet qui implique un effort
considérable. J’ai besoin de me sentir passionné par quelque chose qui a
été négligé ou une injustice qui a été commise, soit envers une personne ou
envers la vérité.
Dans le cas de Capra, un directeur que
j’admire, il a lui-même faussement dépeint sa vie dans son
autobiographie, The Name Above the Title (1971). Un livre intéressant,
mais je le qualifierais de roman sur Hollywood. Écrire la biographie de Capra a
été une entreprise déprimante, parce que c’est une histoire tragique,
bien qu'elle était assez stimulante pour travailler dessus.
Donc je voulais travailler sur une
histoire plus heureuse pour ma prochaine biographie. J’ai aussi écrit une
biographie sur John Ford. C’est seulement après avoir écrit ces trois
biographies que j’ai réalisé pourquoi je les avais choisis comme sujets.
Chacune abordait quelqu’un qui, comment dire… avait affaire avec
l’ethnicité, les origines.
J’étais un peu complexé dans ma
jeunesse, étant du Wisconsin, assez curieusement. Beaucoup de personnes vivant
sur la Côte Ouest ou la Côte Est étaient condescendants envers les personnes du
Wisconsin et du Midwest, ils l’appelaient « la campagne que l'on
survole », comme vous savez. J’ai intériorisé un peu de cela parce
que j’avais le désir de faire quelque chose ailleurs, et pourtant
j’étais traité avec condescendance parce que je venais de Milwaukee.
Frank Capra
Alors, j’ai commencé à avoir honte
de cela. Ça semble un peu fou dans un sens, mais j’imagine que Spielberg
a eu le même problème avec son identité juive, et Capra aussi comme il était
immigrant de Sicile; Ford avait un peu de cela comme il était un enfant
américain irlandais ayant grandi dans une ville dominée par les WASP (Blancs
protestants d’origine anglo-saxonne) dans le Maine.
Ils y ont tous fait face de différentes
manières. Ça m’a intrigué. Ford est devenu fier de lutter pour ses
racines à une époque où cela n'était pas coutume.
Capra y a fait face en devenant lui-même
réactionnaire et un terrible bigot. Il était antisémite, anti-Noir, anti-son
propre peuple, il était hostile envers pratiquement tous les groupes
imaginables.
L’évolution de Spielberg a été à
l’opposé de cela, selon moi, en ce sens qu’il est devenu plus
généreux envers les autres en raison de ses problèmes. J’ai découvert que
lorsqu’il était adolescent au début des années soixante, Spielberg et un
de ses amis se souciaient passionnément du mouvement des droits civiques, et
ils ont tous deux décidé qu’ils voulaient être noirs. C'était presque
naturel pour Spielberg de faire des films comme The Color Purple [1985]
et Amistad [1997]. Plusieurs critiques se sont moqués de lui pour ces efforts.
DW : Peut-être pourriez-vous résumer
le passé de Spielberg et indiquer quel impact cela a eu sur lui?
JM : La biographie a été un projet
de recherche ambitieux, en partie parce que Spielberg a grandi dans plusieurs
endroits différents, mais cela a rendu le projet intéressant. J’ai dû
interviewer cinq groupes de personnes. Il est né à Cincinnati en 1946, ensuite
sa famille a déménagé en banlieue de New Jersey, puis à Phoenix, en Arizona,
enfin il a déménagé au nord de la Californie pour finir à Los Angeles.
Spielberg a tout d’abord habité
dans un quartier juif à Cincinnati appelé Avondale, qui est aujourd’hui
principalement afro-américain. C’était un quartier juif très respectable
et prospère lorsqu’il était jeune. Il n’y a vécu que durant trois
ans. La famille vivait directement en face de la rue où se situait la
synagogue, et elle y est toujours, mais c'est aujourd’hui une église
protestante. Son premier souvenir est celui d’une lumière rouge brûlant
devant l’arche de la Torah à l’intérieur de la synagogue, ce qui
est intéressant, parce que cette image rappelle ses films.
Ensuite, la famille Spielberg a déménagé
à Haddon Township, au New Jersey [près de Philadelphie], une région
banlieusarde agréable. Steven a dû s’adapter au fait d’être un
enfant juif dans une région qui n'était pas juive. Son père a pu améliorer sa
position sociale, une personne dans la période d’après-guerre qui a eu du
succès. C’est un génie de l’informatique, un homme fabuleux.
J’ai pu interviewer Arnold Spielberg, une des parties les plus
fascinantes de ma recherche. Il a participé à l'invention des ordinateurs, il a
donc déménagé sa famille en fonction des besoins de l’industrie
informatique.
La famille Spielberg s’est ensuite
installée à Phoenix. Steven se souvient d’avoir été le seul enfant juif
du quartier. En fait, il y avait une famille juive directement derrière les
Spielberg, mais il a souffert de l'intolérance des enfants antisémites durant
sa jeunesse. Mais le pire a été à Saratoga en Californie, une communauté huppée
dans le nord de la Californie. Spielberg s’est fait battre par des gamins
un weekend, et les enfants dans le corridor de l’école lançaient des sous
devant lui lorsqu’il marchait et éternuaient « Ahh-Jew »
[jew : juif en anglais] lorsqu’il passait. Il était très malheureux
là-bas. J’ai trouvé quelqu’un qui a été témoin de cela, et Spielberg
lui-même a écrit à un journal local à propos de cela des années plus tard. Ça a
été traumatisant pour lui.
Steven a ensuite emménagé à Los Angeles
et est entré en contact avec la communauté du cinéma là-bas. Il avait ses
problèmes, qui sont bien connus, liés au divorce de ses parents, dont je crois
qu’il ne se remettra jamais. C’est son sujet constant pour ses
films : le divorce de ses parents au milieu des années soixante. Bien
entendu, il a blâmé son père pour le divorce durant plusieurs années. Ils
n’ont renoué qu’après la sortie de mon livre en 1997, et
j’étais heureux que mon livre ait pu jouer un rôle dans leur
réconciliation.
Catch Me If You Can
Le film de Spielberg Catch Me If You
Can [2002] a des connotations autobiographiques, bien que ce soit
l’histoire de vie d’une autre personne (l'escroc Frank Abagnale,
Jr.) C’est l’histoire d’un homme qui a des problèmes
davantage avec son père qu’avec sa mère. À l’époque du divorce des
Spielberg, toutefois, comme un proche de Steven m’a dit, il était très
furieux contre sa mère. Dans ses films il traite constamment du rôle du père ou
de la mère irresponsable.
Sa mère Leah est une femme merveilleuse
ayant quelque chose de bohémien. Elle était une pianiste, une artiste, elle
était excentrique et très drôle. Elle ne se préoccupait pas de ce que les gens
pensaient d’eux. Elle a permis à Steven de quitter l'école et de
transformer leur maison en studio de cinéma.
Spielberg a demandé à sa mère de ne pas
me parler; j’imagine qu’une mère connaît les très mauvaises
histoires sur son enfant. Elle a souvent été citée dans d’autres entrevues,
alors j’ai pu utiliser ce matériel. Son père n’avait jamais été
interviewé cependant, et j’ai été très chanceux de lui parler.
DW : Dans le livre vous avez
démystifié une part de la mythologie que Spielberg a répandue à propos de son
infiltration dans les studios Universal lorsqu’il était jeune. Ce
n’est pas vraiment clair à mes yeux pourquoi il continue à dire cela.
JM : Je pense qu’il se croit
maintenant. Laissez-moi faire un commentaire sur la fabrication des mythes, car
en tant que biographe, c’est un aspect intéressant auquel je suis confronté.
Une part de ma raison d’être en tant que biographe est de démystifier les
mensonges de toutes sortes. C’est une des raisons pour laquelle je suis
devenu écrivain, parce que je deviens très impatient et furieux envers tous les
mensonges et l’hypocrisie qui nous entourent. J’apprécie grandement
l’honnêteté chez les personnes.
Mais lorsqu'on traite de ces personnalités
légendaires, elles ont souvent créé un personnage mythique que vous devez
ensuite décortiquer. Certains de ces mythes ont vraiment la vie dure. Les
directeurs sont enclins à cela parce que c’est leur travail, après tout,
de créer des histoires pleines d'imagination. La plupart des réalisateurs ont
un mythe digne de la création sur leurs origines dans le cinéma.
Frank Capra, par exemple, a prétendu
qu’il s’était fait offrir un emploi par un entrepreneur pour faire
un film à San Francisco en 1921, et qu’il n’avait jamais fait de
film et ne connaissait rien à la réalisation. Il avait un tel génie, poursuit
l’histoire, qu’il a été en mesure de maîtriser l’art sans
formation, ce qui est complètement faux. J’ai découvert, en fait,
qu’il avait travaillé dans le domaine du cinéma pendant six ans avant de
devenir réalisateur et qu'il avait occupé diverses fonctions.
Quant à Steven Spielberg, l'histoire est
qu’il s’est rendu dans un bureau vide aux studios Universal,
qu’il s’y est installé un bureau et qu’il a défonçait la
barrière à chaque jour. Je sais, de mon expérience à Hollywood dans les années
1970, que les studios Universal étaient très difficiles d’accès.
C’était très enrégimenté, comme une sorte de prison. On ne pouvait tout simplement
pas percer les lignes de gardes. Je savais qu’il y avait quelque chose de
louche dans cette histoire de Spielberg.
En réalité, le père de Spielberg
connaissait l’homme en charge des ordinateurs à Universal et lui a
demandé d’aider Steven à obtenir une sorte de billet d’entrée. Cet
homme a placé le père de Steven en relation avec Chuck Silvers, le chef de la
bibliothèque des films — un homme merveilleux, qui est devenu le
véritable mentor de Steven — qui a été assez intelligent pour reconnaître
immédiatement que ce jeune homme était très talentueux et avait une grande
passion pour les films.
Spielberg, contrairement au mythe,
n’avait pas son propre bureau, il avait une chaise dans le bureau de
Silvers et travaillait avec une dame nommée Julie Raymond, pour laquelle Steven
travaillait comme assistant. Steven faisait les courses pour elle. Je
l’ai interviewé et elle a dit, à propos de l’histoire de Spielberg
concernant le bureau vide et tout, que c’était des « conneries »,
pour reprendre sa description concise.
D’un point de vue créatif, ce qui
est important est que Spielberg, je pense, croit réellement à cette histoire
maintenant. Lorsqu’il a fait Catch Me If You Can[ 2002], il a dit que l’histoire l’attirait parce qu’il
avait lui-même fait son chemin vers les studios de Universal par
l’arnaque. En fait, Steven nous arnaque là-dessus et il s’arnaque
lui-même. C’est sa vraie arnaque qu’il ne veut ou ne peut toujours
pas admettre.
L’entraînement que Spielberg a reçu
à Universal n’était pas orthodoxe, mais à cette époque il n’y avait
pas de façon organisée d’entrer dans l’industrie. Plus tard,
l’Association des réalisateurs a eu un programme pour les
assistants-réalisateurs, dans lequel j’ai essayé d’entrer, mais
sans succès. Mais si l'on était accepté dans ce programme, on devenait
assistant-réalisateur pour le restant de sa vie. À cette époque, ils tentaient
d’exclure des gens de l’industrie.
Presque la seule manière pour entrer dans
l’industrie était d’aller à l’école de cinéma de l’USC [University of Southern California] et, ironiquement, Spielberg a
été rejeté par l’USC en raison de ses faibles résultats scolaires au
lycée. L’UCLA [University of California, Los
Angeles] l’a aussi rejeté. Il a fréquenté
l’Université de Californie à Long Beach, qui n’avait pas vraiment
de programme de cinéma et il était un étudiant avec peu d’enthousiasme.
Spielberg avait dit dans entrevue lorsqu’il était plus jeune qu’il
était allé à l'université pour éviter la conscription. Il
était plus franc à cette époque.
Spielberg se rendait à Universal chaque
jour, ce qui était une opportunité extraordinaire pour flâner autour des
plateaux de tournage de film et de télévision et pour rencontrer des gens. Il
avait beaucoup de culot lorsqu’il était jeune. Il pouvait aller vers Cary
Grant sur la rue du studio et dire, « Bonjour, pourrais-je manger avec
vous? » Grant, Rock Hudson et des gens comme ça ont mangé avec lui. Charlton
Heston fait aussi partie de ceux-là et, en passant, Spielberg trouvait que
Heston était très pompeux. Plusieurs années plus tard, Heston a voulu jouer le
chef de police dans Jaws [1975] et Spielberg a eu le plaisir de le
rejeter.
John Cassavetes s’est lié
d’amitié avec Spielberg lorsqu’il l’a rencontré sur le
plateau de certaines émissions télévisées et Steven est devenu assistant de
production sur Faces [1968], qui a été une expérience remarquable, une
expérience de production très différente de ce qu’il avait eu chez
Universal. Universal était un studio qui fonctionnait à l’ancienne.
C'était loin d'être le studio le plus progressiste. En majeure partie,
c’était une usine pour la télévision, produisant du matériel conventionnel,
ainsi que des films comme Airport [1970] et d'autres du même genre.
Spielberg a été en mesure de tirer profit
de Universal et de certains vestiges du système de studio d’Hollywood,
qui était délabré à l’époque. Ils avaient d’excellents départements
pour les accessoires. Universal était encore un important studio fonctionnel et
il n’en restait plus beaucoup à l’époque. Pour ce qui est des
désavantages, si l'on considère que Spielberg est trop conventionnel, on
pourrait dire à sa défense qu’il a débuté dans un environnement conventionnel.
Mais je ne suis pas vraiment d'accord avec cette critique de toute façon.
DW : J’aimerais aborder une
question à laquelle vous avez fait référence indirectement, la préoccupation de
Spielberg pour les mères et les pères irresponsables, sa tentative de
comprendre son origine juive et ainsi de suite — en d’autres
termes, jusqu’à quel point pourrait-on associer de tels intérêts avec
l’émergence d’un phénomène général de « politiques
identitaires » aux États-Unis dans les années 1970?
JM : Oui, je pense qu’il a été
influencé par cela, mais une chose sur Spielberg est qu’il n’était
pas un intellectuel. Il était à l’école seulement parce qu’il
devait y être, alors il a en quelque sorte évité ou échappé à l’influence
des écoles de cinéma. Ces écoles devenaient de plus en plus impliquées dans les
politiques identitaires à cette période. Mais, en vivant dans cette culture, tu
ne peux pas éviter d’être affecté par certaines tendances.
DW : C’était une tendance dans
certaines couches sociales, la question n’est pas sa participation
consciente dans un mouvement ou sa fréquentation d’une université ou pas.
JM : Oui, mais je faisais référence
à quel degré il était conscient de telles influences. Je ne crois pas
qu’il l’était. Roots, biens sûr, a eu une influence majeure
à l’époque. Ce fut un succès populaire comme livre et ensuite un succès
inattendu comme télésérie en 1977. Ça rendait à la mode le fait d’être
fier d’appartenir à telle ou telle autre ethnie pour plusieurs millions
de gens. Spielberg a dû être influencé par cela.
Son intérêt pour le sort des minorités
s’est manifestement exprimé dans la réalisation de The Color Purple [1985], pour lequel il a été attaqué avec
véhémence par certaines personnes. Alice Walker, l’auteure du livre, a
posé essentiellement la question suivante « Pourquoi ce juif pense-il
qu'il est en mesure de réaliser un film sur les Noirs? » Et voilà un des
traits négatifs des politiques identitaires, où seulement certaines personnes
peuvent réaliser des films sur telles questions ou tels groupes.
Lorsque j’enseigne le cinéma,
j’inclus des films, par exemple, par des Afro-américains comme une partie
de l’ensemble, pas une sous-division. Ça fait partie de toute
l’histoire du cinéma.
DW : Une approche radicale à notre
époque.
JM : Il y a des gens qui
s’objectent à ce qu’un professeur blanc enseigne un cours sur un
sujet sur les Noirs, même si je n’ai jamais vécu cela personnellement.
Pour moi, cela est très limitant, parce que nous devrions tous être intéressés.
Lorsque je suis allé dans une synagogue à
Los Angeles Ouest pour parler de Schindler’s List [1994], il y avait un auditoire très agréable, mais une personne a
levé la main et a demandé « pourquoi, en tant que non-juif, êtes-vous
aussi intéressé par l’Holocauste? »
J’étais quelque peu abasourdi par
la question. Pourquoi ne le serais-je pas? Je lui ai dit, « Ce fut
l’évènement le plus horrible du 20e siècle et nous devrions tous
évidemment être très concernés par cela. » J’ai étudié
l’Holocauste depuis que je suis adolescent et je lis encore des livres là-dessus.
Ça fait partie de notre monde, malheureusement. On n’a pas besoin
d’être juif pour se sentir concerné par l’Holocauste.
Je me suis fait poser la même question
lorsque j’ai commencé à écrire le livre sur Spielberg. « Pourquoi,
en tant que non-juif, êtes-vous autant intéressé par Steven Spielberg? »
et même, de certaines personnes, « Qu’est-ce qui vous donne le
droit, en tant que non-juif, d’écrire une biographie sur Steven
Spielberg? »
J’ai été également sidéré par ces
questions.
DW : Cela est vraiment horrible. Sur
cette base, on pourrait éliminer une bonne partie de la littérature mondiale.
Pour reprendre cette idée, comment Shakespeare a-t-il pu oser écrire Le
marchand de Venise, ou Othello ou Jules César?
JM : Lorsque j’étais
scénariste à Hollywood et que j’écrivais plusieurs scènes pour des
femmes, certaines personnes me demandaient la même chose : « Qui êtes
vous pour écrire sur les femmes? » et je répondais « Tolstoï
n’a-t-il pas écrit un livre intitulé Anna Karénine? »
Spielberg a été fortement critiqué pour
ses films sur les Noirs. À son mérite, il continue de faire des films
qu’il croit être importants. Il va de l’avant avec son film sur
Abraham Lincoln, dont tout le monde prend pour acquis que ce sera un échec
commercial. « Pourquoi perdre son temps à faire ça, bla bla bla? »
Tony Kushner a écrit le scénario, le même qui a écrit celui de Munich
[2005].
C’est triste. Dans les années 1930
et 1940, Hollywood a fait des films sur ce genre de sujet, de grands évènements
et de grandes personnalités historiques et maintenant on suppose que
l’auditoire cible, qui est formé de pré-adolescents jusqu’aux
personnes de 25 ans, ne sait rien de Lincoln. Si cela est vrai, cela fait
partie du déclin de notre système d’éducation. Mais Spielberg fraie la
voie. Un des mérites de ses succès commerciaux est qu’il est capable de
faire ce genre de film et qu’il n’a pas peur que ça échoue au
box-office.