Explosion des inégalités
sociales
Par Lee Parson 4 novembre 1998
Le Centre pour la Justice sociale, un organisme supporté par l'Église,
les syndicats et les groupes communautaires, vient de produire une étude
illustrant l'impressionnante croissance des inégalités sociales
au Canada survenue au cours des 25 dernières années, et plus
particulièrement au cours des cinq dernières.
Rédigé par l'économiste Armine Yalnizan, ce rapport,
intitulé « La croissance des écarts »,
fournit une grande variété d'informations puisée dans
les études du gouvernement fédéral pour soutenir sa
thèse selon laquelle un nombre de plus en plus élevé
de Canadiens sont poussés dans la pauvreté, et cela même
si les riches ont vu leurs revenus et leur richesses croîtrent.
Parmi les chiffres les plus révélateurs :
* En 1996, la moyenne des revenus du marché (salaires, dividendes,
rentes, etc., par opposition aux revenus provenant de l'État tels
les crédits d'impôts, l'aide sociale, les subventions, etc.)
des familles canadiennes ayant des enfants de moins de 18 ans à charge
et composant la couche de 10 % la plus riche, était de 314 fois
plus élevés que celle des familles constituant la couche de
10 % la plus pauvre.
* Le revenu net personnel de Ken Thomson, magnat de la presse, est de
14.4 milliards de dollars, soit l'équivalent de la richesse collective
du tiers le plus pauvre des familles canadiennes.
* Entre 1995 et 1997, les chefs d'entreprises au Canada ont obtenus en
moyenne une augmentation salariale de 39 % - alors que le salaire des ouvriers
a augmenté en moyenne de moins de 2 %, et bien souvent moins que
le taux d'inflation.
* En 1997, la compensation des 100 chefs d'entreprise les mieux payés
à augmenté de 56 %.
Dix de ces 100 chefs d'entreprise ont gagné plus de 10 millions
de dollars. À lui seul, Robert Gratton de Power Corporation a reçu
un total de 27,4 millions de dollars, incluant ses bonus et ses options
en valeur mobilières.
* Malgré le fait que la participation des femmes sur le marché
du travail ait considérablement augmentée, 60 % des familles
ayant des enfants, gagnent tout de même moins que ce qu'elles gagnaient
en 1981.
Bien que la croissance des écarts mette l'accent
surtout sur la polarisation sociale qui est abondamment documentée,
l'étude démontre aussi comment le démantèlement
de l'assurance-chômage et d'autres programmes gouvernementaux a contribué
à la progression et à l'approfondissement de la pauvreté.
Les cent dernière pages du rapport sont consacrées aux solutions
mises de l'avant par Yalnizyan à ce qu'il considère comme
étant une redistribution sociale des richesses si inéquitable
qu'elle risque de provoquer des soulèvements sociaux.
Le rapport indique que l'encensement du marché capitaliste par
l'élite corporative et politique a eu pour effet de relâcher
l'attention et les préoccupations du public concernant la croissance
de l'inégalité sociale. Il suggère même que cela
influence Statistiques Canada sur le type d'informations qu'elle recueille.
Bien que Statistiques Canada soit formellement tenue de faire une étude
quinquennale sur le niveau de richesse et d'endettement de la population,
la dernière étude à ce sujet remonte en fait à
1984.
La distribution des revenus de marché
La croissance phénoménale dans la différence entre
les revenus du marché des 10 % les plus riches et des 10 % les plus
pauvres des familles canadiennes ayant des enfants en 1973 les premiers
gagnaient 21 fois plus que les seconds, rapport qui est passé en
1996 à 314 fois est essentiellement causé par deux phénomènes
reliés entre eux. D'abord, un grand nombre de pauvres a été
expulsé du marché du travail suite au processus incessant
de restructuration corporative. Enfin, les riches s'approprient une part
de plus en plus grande de la richesse nationale. « En 1989,
explique le rapport, la moyenne des revenus provenant du marché du
travail des 10 % les plus pauvres des familles de la société
variait autour des 4 000 $. Mais en 1996, cette moyenne est tombée
à moins de 500 $ par année.
Alors qu'en 1973, 3,7 % des familles étaient sans salarié,
en 1996 ce nombre passait à 8,4 %.
Pendant ce temps, les revenus de l'élite corporative grimpaient
à un point tel que la moyenne salariale des chefs d'entreprises était
de 48 fois supérieure à la moyenne de celle des ouvriers.
Entre 1989 et 1996 le nombre de millionnaires au Canada a triplé,
et ce nombre devrait tripler encore une fois d'ici 2005.
Le nouvel « écart des générations
»
Le rapport contient également des informations sur les changements
survenus dans la composition de la force de travail et sur les différences
salariales entre les générations.
Près d'un emploi sur cinq est à temps partiel, alors qu'il
y a vingt ans, ce rapport était de un sur vingt. Au cour des années
90, le segment du marché du travail comprenant les emplois temporaires
à contrat et saisonniers a connu la plus forte croissance, passant
de 5 à 12 % de l'ensemble des emplois sur le marché du travail.
L'autre changement majeur ayant affecté la composition de la force
de travail est l'augmentation rapide du nombre de travailleurs autonomes
provoqué par les rationalisations et la sous-traitance. &laqno; Sur
le million d'emplois créés cette décennie, »
écrit Yalnizyan, « plus de la moitié sont des
emplois autonomes allant jusqu'à représenter 76 % de
la croissance de l'emploi en 1996 et 83 % en 1997. Ce type d'emploi varie
beaucoup de l'un à l'autre et diffère beaucoup du monde salarié.
Ainsi, 16 % des travailleurs autonomes ont gagné moins de 5 000 $
en 1996 comparé à 3 % des employés salariés,
et 2,3 % ont fait plus de 100 000 $ comparé à seulement 1
% parmi les salariés. »
Tout comme la génération précédente, la majorité
des Canadiens travaille en moyenne 37 heures par semaine, mais « à
la différence que c'était la majorité de la
génération précédente qui travaillaient ce nombre
d'heures... En 1976, près des deux tiers des Canadiens (65 %) travaillaient
entre 35 et 40 heures par semaine ». En 1997, à cause de la
généralisation du travail à temps partiel et de l'augmentation
du temps supplémentaire généralement impayé,
&laqno; il n'y a plus que la moitié qui travaillent ce nombre d'heures
( 54 % ) ».
Les jeunes, surtout chez les hommes, ont été les plus durement
touchés par ces changements. « Bien que tous les groupes
d'âges aient connu une perte de revenu entre 1990 et 1995, le groupe
des 15-24 ans a connu une chute de 20 %, soit la plus radicale. Entre 1970
et 1980, les jeunes recevaient en moyenne la moitié des revenus nationaux.
En 1995 ils n'en reçoivent plus que le tiers ( 31 % ) ».
Le rapport souligne que « les hommes de moins de 35 ans ont
vécu une érosion remarquable et peut être sans précédent
de la valeur de leur travail, par rapport aux groupes plus âgés
et en comparaison de ce que valait les moins de 35 ans durant les années
1980. »
La disparition des salariés à revenu moyen et
l'assaut contre les programmes sociaux
La disparition de la couche médiane des salariés située
entre les riches et les pauvres est l'une des questions centrales soulevées
dans le rapport. Elle explique la polarisation sociale et les dangers de
troubles sociaux. Par le biais d'une comparaison des revenus tirés
du travail en 1973 et en 1996, le rapport dévoile que 17 % de la
population avait des revenus en 1996 qui, en termes réels, les auraient
placés parmi le dixième le plus pauvre en 1973. Dans le même
ordre d'idées, 18 % de la population avaient des revenus en 1996
qui les auraient placés dans le dixième le plus riche de 1973.
La croissance des écarts révèle l'importance
des transferts de revenu bénéfices sociaux et crédits
de taxes pour de larges sections de la population et le danger de
voir la pauvreté s'étendre à grande échelle
alors que les gouvernements à tous les niveaux coupent et imposent
des restrictions dans les programmes sociaux.
En 1996 les transferts de revenus ont permis d'augmenter les revenus
familiaux du cinquième le plus pauvre de la population de près
de 11 000 $, passant de 6 000 $ par année à près de
17 000 $. Mais depuis, le gouvernement fédéral à considérablement
coupé l'accessibilité au régime d'assurance-chômage.
&laqno; En 1990 près de 87 % des travailleurs canadiens avaient accès
aux prestations (87 % des sans emplois). Cette proportion a diminuée
à 42 % en 1997 et continue de baisser en 1998.
Yalnizyan consacre plusieurs pages de son rapport à dresser un
portrait du Canada, le dépeignant comme étant une société
historiquement plus équitable que les États Unis et les autres
pays capitalistes avancés. En vérité, alors que durant
les années 1980 la bourgeoisie canadienne était plus réticente
à imposer des coupures de salaires et à démanteler
les programmes sociaux que la bourgeoisie américaine, ce retard a
été largement rattrapé depuis l'assaut mené
par la grande entreprise durant les années 90. Contrairement au mythe
véhiculé par les nationalistes canadiens, le Canada a historiquement
été caractérisé par ses grandes inégalités
sociales et la concentration de la richesse productive entre les mains d'une
petite élite corporative.
Croyant en la possibilité de régulariser le marché
capitaliste et faire renaître l'état providence, Yalinizyan
est incapable d'expliquer les causes de la présente polarisation
sociale. Son rapport est un signal d'alarme lancé à la classe
dirigeante sur les risques encourus de voir la polarisation sociale pousser
les travailleurs vers des alternatives politiques radicales. La croissance
des écarts est aussi une requête adressée
à la bourgeoisie pour qu'elle laisse les syndicats et les sociaux-démocrates
réoccuper leur rôle de &laqno; contrepoids » aux forces
du marché.
La polarisation sociale et la paupérisation qui font l'objet du
rapport sont surtout apparues durant une période de soi-disant prospérité
économique. Si les preneurs de décision et privilégiés
jouissant du pouvoir a qui le rapport est dédié ne veulent
et ne peuvent s'empêcher de ruiner la position sociale des travailleurs
pendant une telle période, à quoi peut-on s'attendre pour
la prochaine période, alors que nous entrons dans une nouvelle crise
économique.
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