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L'introduction de l'euro annonce d'importants conflits sociaux et économiques

Par Chris Talbot et Chris Marsden
Le 21 janvier 1999

En unifiant onze économies dans une zone monétaire commune, l'introduction de l'euro au début de l'année a créé un marché de près de 300 millions de personnes, soit le deuxième en importance après celui des États-Unis. Les gouvernements du monde et la presse financière ont alors été dominés par une seule question : « l'euro va-t-il ébranler la prédominance du dollar ? »

Le simple fait de poser cette question démontre toute l'importance historique de l'euro. La création de cette devise représente un développement majeur du marché unique européen créé en 1992 et dont l'objectif est de créer les conditions qui permettront à l'Europe de concurrencer efficacement les États-Unis et l'Asie.

L'euro est le point culminant d'un projet conçu pour relever le défi de la mondialisation de la production. L'objectif central des gouvernements européens est d'aller au delà des restrictions imposées par la division du continent en économies nationales disparates dotées de politiques monétaires et fiscales conflictuelles, de tarifs et autres restrictions affectant les échanges commerciaux et les investissements.

Dans un sens, l'euro découle logiquement du projet de l'union européenne qui est en branle depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais ce qui a vraiment lancé sa création, ce sont les efforts des gouvernements européens pour trouver une réponse économique et politique aux transformations fondamentales qui sont apparues au sein du capitalisme mondial à la fin des années 70 et durant les années 80.

Les années 80 ont en effet été le théâtre d'une intégration économique de l'Europe sans précédent au cours des 30 dernières années. À la fin de cette décennie, 60 p. 100 des échanges commerciaux de la communauté européenne se faisaient au sein même de la CEE, comparativement à 36 p. 100 en 1958. Les investissements directs transfrontaliers entre l'Allemagne et la France ont ainsi augmenté de huit fois pour atteindre un sommet de 2 milliards $US. Les entreprises allemandes comptent 2 000 filiales en France, alors que cette dernière en dénombre 1 000 en Allemagne.

La division croissante de l'économie mondiale en blocs commerciaux rivaux (Japon et pays de l'Asie-Pacifique d'un côté et l'Accord de libre-échange nord-américain de l'autre) a donné un élan supplémentaire. C'est ainsi que de 1986 à 1987 par exemple, les investissements directs allemands au sein de la CEE ont été multipliés par cinq, passant de 3,8 milliards DM à 22,9 milliards DM.

L'Allemagne joue le rôle de centrale électrique économique du continent et son alliance avec la France constitue la pierre angulaire de toute la politique européenne. La réunification allemande de 1989 a été le dernier coup d'éperon qui a entraîné le projet final d'introduire une monnaie unique. Un accord stratégique a alors été conclu selon lequel, en échange du soutien européen à la réunification allemande, l'Allemagne acceptait que le deutsche mark soit soumis à une devise européenne commune et qu'une banque centrale européenne indépendante soit créée pour servir de pilier central à la nouvelle monnaie.

C'est en 1989 au sommet de la CEE à Madrid que le plan en trois étapes proposé par Jacques Delors était accepté pour l'introduction de l'euro, pour être ensuite mis en pratique dès décembre 1991 avec le traité de Maastricht. Ainsi était réglée la question des « critères de convergence » qui allait permettre d'harmoniser les diverses économies et politiques économiques d'Europe, notamment en limitant les emprunts des gouvernements à 3 p. 100 du PIB. La date d'entrée en vigueur de l'euro avait alors été fixée au 1er janvier 1998.

Toutefois, dix mois seulement après la signature du traité de Maastricht, le projet de l'euro semblait déjà avorté. La spéculation axée contre les devises les plus faibles d'Europe forcèrent la livre britannique et la lire italienne à se retirer du mécanisme de change européen lors du « mercredi noir » de septembre 1992. Le marché des devises connut ensuite une année turbulente où les ministres des finances européens furent contraints d'accepter une fluctuation plus grande entre les diverses devises de plus ou moins 15 p. 100. L'introduction de l'euro fut alors repoussée à janvier 1999.

Malgré cet important recul suivi d'une période de consolidation et de la signature du Pacte de stabilité beaucoup plus strict au sommet de la CE de Dublin en 1996, l'euro est maintenant devenu une réalité. En mettant bien des questions à l'écart, les onze pays ont réussi à rencontrer les critères fixés relatifs à l'inflation, aux taux de changes et d'intérêt, et aux déficits gouvernementaux. La façon même dont cela s'est déroulé résume bien la transformation politique fondamentale survenue en Europe.

Rassembler les conditions permettant l'introduction de l'euro a exigé une offensive sans précédent contre les emplois et les niveaux de vie. Pour obtenir le soutien des marchés financiers et sécuriser le les échanges commerciaux et les investissements, les gouvernements de toute l'Europe ont lancé un assaut à fond contre les budgets alloués aux programmes sociaux et contre les salaires, en plus d'effectuer la rationalisation des industries non profitables. Cet abandon de la politique du consensus social qui a dominé l'Europe d'après-guerre s'est traduite par l'élection de gouvernements de droite sur tout le continent. La pauvreté a ensuite atteint des dimensions sans précédents alors que les plus nantis à la tête de la société se sont enrichis encore plus. Même dans l'Allemagne encore relativement prospère qui compte un million de propriétaires millionnaires et 25 000 personnes avec des revenus d'un million et plus par année, 2,7 millions de personnes vivaient de l'aide sociale à la fin de 1996 (chiffre comprenant 1 million d'enfants et d'adolescents). On estime que 1,7 million de personnes devraient également recevoir de l'aide sociale.

Au bout d'un certain temps, le contrecoup politique s'est fait sentir et on a assisté à la débandade de la majorité des gouvernements de droite d'Europe. Aujourd'hui, ce sont les partis social-démocrates et les coalitions de gauche qui dominent le continent, et c'est conséquemment à eux que l'euro doit son succès final. Il est ironique de constater que le projet lancé par Kohl et Chirac ait été terminé par Schroeder et Jospin. Ce fait démontre bien jusqu'à quel point les social-démocrates et les anciens staliniens appliquent maintenant l'ordre du jour économique de la droite . Plutôt que de procéder à des changements, ils ont imposé sans même rechigner les attaques nécessaires pour arriver à l'union monétaire et mener à bien ce projet. C'est ainsi que le gouvernement formé par le Parti socialiste de Lionel Jospin en France a appliqué une politique d'austérité majeure et un programme de privatisation encore plus important que ses prédécesseurs de droite. Ce même gouvernement s'apprête maintenant a réduire les dépenses publiques de 54 à 51 p. 100 du PIB, et le déficit budgétaire qui est actuellement à 3 p. 100, tel que demandé par l'accord de Maastricht, à environ 1 p. 100 pour 2002.

Europe et Amérique

L'introduction de l'euro constitue le changement le plus fondamental dans les relations économiques et politiques internationales depuis la chute de l'URSS. Selon les dires mêmes du Financial Times, cela constitue un " défi d'une amplitude sismique au dollar, la première menace véritable depuis qu'il a supplanté la livre sterling au lendemain de la Première Guerre mondiale. " Au Japon, le quotidien Mainichi a titré un véritable cri de guerre en première page : « Renverser la domination du dollar ! »

Pendant un demi-siècle, le dollar a en effet occupé un rôle hégémonique au sein de l'économie mondiale, représentant près de 60 p. 100 des réserves mondiales de capitaux, soit quatre fois plus que toutes les devises européennes réunies. Cette situation a permis aux États-Unis, la plus grande nation débitrice au monde avec des avoirs de 1,5 billion $US, d'emprunter sans problème au cours des dernières décennies dans le reste du monde et ainsi accumuler un déficit de plus 200 milliards $US.

En comparaison, l'Europe présente un surplus commercial face au reste du monde d'environ 1 billion $US. L'euro constitue donc ainsi le premier concurrent sérieux au dollar pour créer une réserve monétaire. En outre, un changement important de l'euro est anticipé. La firme de placement Merrill Lynch estime en effet que les investisseurs pourraient convertir en euro jusqu'à 1 billion $US, et les banques centrales jusqu'à 300 milliards $US. L'impact sur l'économie américaine pourrait alors être énorme. Prenons par exemple cette année où la Banque centrale américaine avait la possibilité de baisser rapidement les taux d'intérêts aux États-Unis et ainsi stimuler l'économie et conséquemment prévenir une récession. Dorénavant cette option ne sera plus disponible.

La compétition entre l'Europe et les États-Unis va aller en s'intensifiant pour devenir un important facteur d'instabilité économique et de tensions politiques croissantes. Même si le Japon a bien accueilli cette mesure qu'il perçoit comme un facteur d'affaiblissement du dollar, allant même jusqu'à entreprendre des pourparlers pour peut-être coordonner sa monnaie avec l'euro, le premier ministre Obuchi a néanmoins insisté lors de sa récente visite en Allemagne que le yen devrait jouir de la même importance que le dollar et l'euro.

Suite à l'introduction de l'euro, la première réaction des États-Unis a été assez optimiste. Il y a en effet une croyance répandue que l'Union monétaire européenne sera profitable pour les entreprises américaines et cela pour diverses raisons. Le capital sera en effet plus mobile et l'élimination des frais de change des devises feront économiser annuellement 65 milliards $US aux entreprises qui font des affaires dans la zone de l'euro. Le capital financier occupera également un rôle plus important, avec la création d'un marché des obligations de 2 billions $US en euros et une possibilité d'approche des marchés boursiers à la grandeur de l'Europe. Les commentateurs américains anticipent comme résultat une importante montée des profits, comme le démontre si bien la déclaration de Rudi Dornbusch du MIT : « les marchés financiers sont bons quand vient le temps de botter le cul, et c'est exactement ce que les sociétés européennes géantes ont de besoin ! »

 

Toutefois, certains sont tout de même inquiets. Ainsi, dans un article, le Wall Street Journal publiait : « l'Europe a lancé le premier défi de l'après-guerre contre la domination du dollar américain sur le commerce et les finances internationaux. L'avènement de l'Union monétaire européenne ne fait pas que changer le paysage financier mondial, elle peut tout aussi bien transformer l'équilibre mondial du pouvoir. » Le New Republic du 25 janvier présentait les choses de façon encore plus directe : « l'unification imposée des devises de onze pays constitue l'un des plus importants défis à la politique étrangère américaine depuis la fin de la Guerre froide L'union économique de l'Europe n'est aux yeux de Paris, que le prélude à l'union politique. L'objectif de cette dernière est de diminuer l'influence et la présence américaines sur ce continent comme ailleurs, au moyen d'une tentative éventuelle d'établir des politiques de défense et étrangère qui pourraient très bien se révéler contraires aux intérêts des États-Unis. »

 

L'un des éléments ayant façonné l'opinion américaine est la croyance que l'Europe est trop divisée politiquement et trop dépendante des forces armées des États-Unis pour représenter une menace immédiate. Un représentant de l'administration Clinton déclarait encore récemment : « Nous avons mené quatre guerres pour eux, les Première et Deuxième Guerre mondiales, la Guerre froide et la guerre en Bosnie. Les puissances européennes se sentent maintenant forcées de remédier à cette situation ».

 

Les demandes pour la mise sur pied d'un leadership politique européen plus autonome face aux diktats américains sont de plus en plus fréquentes. Cet état de pensée se manifeste notamment dans la position franco-britannique pour créer une force de défense militaire européenne distincte, de même que dans l'attitude généralement critique de l'Europe face aux actions des États-Unis comme le bombardement de l'Irak. Le 12 janvier dernier, le ministre des Affaires étrangères et sous-chancelier allemand Joschka Fischer, appelait explicitement à ce que l'union économique soit accompagnée de l'union politique. « L'introduction d'une monnaie commune, déclarait le leader des Verts, est avant tout un geste non pas économique, mais bien souverain, donc politique Nous devons conséquemment renforcer les capacités de l'UE pour la préparer à l'action politique, de même que ses structures internes à de nouvelles tâches. »

 

Les récents développements ne signifient aucunement que les antagonismes historiques présents entre les diverses puissances européennes seront tout simplement surmontées. La route de l'euro a été pavée pendant une croissance difficile de l'économie. En 1998, la croissance du PIB des onze pays de l'euro était de 2,8 p. 100. Selon la revue spécialisée The Economist, ce taux devrait chuter entre 1,6 et 2,6 p. 100 cette année. L'Allemagne est particulièrement affectée par cette situation, avec le nombre de ses chômeurs qui a augmenté de 34 000 seulement au mois de décembre dernier pour atteindre les 4,16 millions. En grande partie du fait de la répercussion retardataire de la crise asiatique de l'an dernier, les experts ont cru décelé une contraction de l'économie au cours des trois derniers mois.

Une nouvelle récession cette année transformerait énormément la situation en Europe en aiguillonnant encore plus une compétition toujours plus féroce au niveau des échanges commerciaux et des investissements. Ce sont les pays européens les plus faibles qui vont souffrir le plus. Au cours des prochains mois, les gouvernements de l'UE doivent s'entendre sur le plan final du budget de l'UE pour les années 2000 à 2006. La majorité des quinze pays de l'UE désirent que le budget soit gelé à 100 milliards $US annuellement, mais l'Allemagne a fait part de son intention de compresser du tiers sa part de 13 milliards $US. De son côté, le Royaume-Uni tient à préserver son dégrèvement substantiel négocié par Margaret Thatcher, alors que la France veut maintenir ses imposants subsides à ses agriculteurs. Toute compression aura des répercussions sévères sur les pays les plus pauvres qui dépendent des subsides de l'UE. Les trois pays les plus pauvres de l'UE que sont l'Espagne, le Portugal et la Grèce, contribuent en effet pour moins de 10 p. 100 du budget annuel mais en reçoivent actuellement 30 p. 100. La compétition sur le marché mondial va continuer d'entraîner des répercussions importantes sur la classe ouvrière. L'introduction de l'euro a déjà provoqué l'érosion des allocations d'assistances et une avalanche de fusions alors que les entreprises se préparaient à récolter les bénéfices de cette opération menée à la grandeur du continent. Dans le monde entier, plus de 26 000 fusions ont été effectuées en 1998, pour une valeur de 2,4 billions $US, soit 50 p. 100 de plus qu'en 1997. Près d'un quart de ces fusions étaient transfrontalières et ont entraîné des pertes massives d'emplois. Il faut s'attendre à des attaques encore plus graves maintenant que les entreprises ont la possibilité de déplacer leur production vers les sites européens les moins coûteux pour maximiser leur avantage concurrentiel.

Actuellement, les travailleurs européens sont très mal préparés pour relever ce défi. Contrairement aux travailleurs américains, les travailleurs européens sont beaucoup moins mobiles du fait des différentes langues parlées. Ils sont ainsi plus vulnérables aux pressions à la baisse sur leurs revenus. Même si elles sont encore relativement plus avancées en Europe qu'aux États-Unis, les allocations sociales dont dépendent des millions de personnes ne pourront bientôt plus protéger ces dernières. La réduction des coûts des programmes sociaux ­ et en premier lieu la privatisation des fonds de pension d'État ­ figurent en effet maintenant à l'ordre du jour de tous les pays européens intéressés à trancher les dépenses publiques et à réduire les coûts de main-d'uvre indirects des grandes entreprises. Le mécanisme qui soutient l'euro a été conçu de façon à prévenir tout affaiblissement de la résolution politique des nations membres dans leur assaut de plein front contre leur classe ouvrière. La Banque centrale européenne est en effet indépendante et c'est elle qui détermine ce que sera la politique monétaire. Bien que les pays membres en difficultés puissent encore augmenter leurs taxes, ils n'ont maintenant plus l'option de dévaluer leur monnaie ou d'abaisser leurs taux d'intérêts, en plus d'être rigoureusement limités pour ce qui des emprunts.

àLes conséquences des derniers développements sur les rapports sociaux sont potentiellement explosives. Le Financial Times lançait d'ailleurs une mise en garde dans son édition du 13 janvier : « Nous pouvons facilement parier que la lune de miel de l'euro sera rapidement suivie par une phase beaucoup plus turbulente lorsque les politiciens de centre gauche de l'euro-zone seront poussés par une nouvelle montée du chômage à chercher la confrontation avec la Banque centrale européenne Bien que l'idée de restructuration soit encore assez puissante, il est peu vraisemblable que les fusions diminutives de coûts [c'est -à-dire destructrices d'emplois] seront tolérées par les onze gouvernements de l'euro aux prises avec leurs problèmes de chômage respectif, comme c'est déjà le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni... La valeur des bourses de l'euro-zone peut bien encore monter. Mais ces dernières vont maintenant s'aventurer dans un territoire de plus en plus dangereux ».

Ce conflit présenté comme restreint uniquement aux gouvernements social-démocrates et à l'establishment financier d'Europe se dirige en fait vers une lutte beaucoup plus décisive entre la grande entreprise et l'élite politique d'un côté, et la classe ouvrière de l'autre. Dans toute l'Europe, les travailleurs font face à un défi politique décisif. Les vieilles stratégies et organisations réformistes du mouvement ouvrier sont toutes basées sur la possibilité de contrôler l'économie nationale de façon à assurer l'existence d'un filet de sécurité sociale, et d'affronter les entreprises individuellement au moyen d'actions industrielles. Mais dans les conditions actuelles, un nouveau programme socialiste est maintenant devenu nécessaire. Il faut un programme qui permettra de lutter contre le capital organisé mondialement et placer le développement économique sous le contrôle des travailleurs. Face à l'introduction de l'euro, les travailleurs doivent discuter sérieusement des nouvelles perspective et orientation à adopter.



 

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