Les syndicats se plient
à la réorganisation de l'industrie aéronautique au
Canada
Guy Leblanc 2 octobre 1999
Parce qu'elle n'est pas suffisamment rentable, les investisseurs et les
milieux financiers veulent réorganiser toute l'industrie aéronautique
au Canada, ce qui permettra d'augmenter l'exploitation des travailleurs
des lignes aériennes et d'accroître les prix des billets pour
les consommateurs. On s'attend à ce que les deux plus importantes
lignes aériennes au pays se fusionnent d'une façon ou l'autre
pour former un seul transporteur.
La réorganisation au Canada fait partie d'une lutte entre titans
au niveau international pour le contrôle du marché entre quelques
coalitions de lignes aériennes. Air Canada, la plus importante compagnie
aérienne au Canada, fait partie de l'Alliance Star, avec United Airlines
et Luftansa, alors que Canadien International fait partie de la coalition
OneWorld avec American Airlines et British Airways. Ce serait la première
fois où la presque totalité d'un marché national passerait
sous le contrôle d'une unique coalition.
Canadien International connaît maintenant une crise de liquidités
insurmontable. Elle a annoncé qui lui faut trouver 500 millions de
dollar d'ici la fin de l'année pour pouvoir continuer à opérer.
Chacune des deux coalitions tente d'utiliser cette faillite technique pour
pousser l'autre en dehors du marché canadien.
Grâce à l'appui financier d'American Airlines, Onex, une
compagnie de Toronto, a offert 1,8 milliards de dollars pour acquérir
Canadien et Air Canada et les fusionner. En plus, Onex prendrait en charge
une dette de 3,9 milliards, ce qui porte l'offre à un total de 5,7
milliards.
Gerald Schwartz, le propriétaire d'Onex, prévoit l'élimination
de plus de 5 000 emplois parmi les 23 000 que compte actuellement Air Canada
et les 16 000 de Canadien. Mais plusieurs experts pensent que la nouvelle
compagnie devra plutôt en éliminer au moins 10 000 pour être
vraiment rentable. Les profits proviendraient également d'une augmentation
des prix que le milieu des affaires et le milieu universitaire pensent devoir
atteindre 20 à 30%.
Le gouvernement fédéral du Parti libéral joue un
rôle clé dans cette réorganisation. Traditionnellement,
le gouvernement fédéral a favorisé l'existence de deux
compagnies aériennes, tant pour des raisons économiques que
politiques, une étant basée dans l'est du Canada, et l'autre
dans l'ouest.
Estimant qu'il tenait une solution pour laisser tomber son soutien coûteux
à Canadien International sans trop de dommage au niveau politique,
il a suspendu les lois anti-trusts pour permettre la fusion des deux plus
importantes lignes aériennes au Canada sans que le Bureau de la compétition,
l'organisme à qui est confié le rôle d'empêcher
la création de monopoles, ne puisse intervenir dans un arrangement
entre « hommes du monde. »
En conséquence de la grande intégration des compagnies
aériennes, les travailleurs des deux compagnies sont pour la plupart
regroupés dans des syndicats communs. L'Association internationale
des machinistes et des travailleurs de l'aérospatiale (AIM) représentent
9 000 travailleurs chez Air Canada et 6 000 chez Canadien International,
surtout des mécaniciens et des préposés aux bagages
et au fret et des pompistes ;
Les Travailleurs canadiens de l'automobile (TCA), le deuxième
syndicat en importance, représente 10 000 travailleurs de la billetterie
et au service à la clientèle.
L'autre syndicat important est le Syndicat canadien des travailleurs
du secteur public (SCTSP) qui représente 7 500 agents de bord des
deux compagnies.
En plus, chacun de ces syndicats est implanté dans d'autres compagnies
régionales, toutes liées d'une façon ou l'autre aux
deux principales compagnies aériennes, qui emploient environ 20 000
personnes. Plusieurs aéroports régionaux, que le gouvernement
a transformés en entreprises à but non-lucratif il y a quelques
années, risquent de fermer s'il n'y avait plus que la moitié
des vols qui s'y rendraient.
L'annonce de la fusion a jeté les syndicats dans une profonde
crise. Alors que la présence des mêmes syndicats dans les deux
compagnies à la fois semblerait à première vue favoriser
l'unité des travailleurs, pour les chefs syndicaux, c'est tout le
contraire.
Personne n'a mieux expliqué le drame que vivent les dirigeants
syndicaux que Denise Hill, présidente de la section aéronautique
du SCTSP. « Le problème que nous avons, comme plusieurs
autres syndicats, c'est que les membres chez Canadien voient cette offre
[celle d'Onex] comme leur bouée de sauvetage pour l'avenir, qu'elle
leur laisse la chance de travailler, et qu'il n'y a pas d'autre choix pour
eux. »
Elle continue ensuite sur les agents de bord d'Air Canada. «
Ils se considèrent, eux, comme un transporteur viable, en pleine
croissance. Il y a eu beaucoup d'embauche à Air Canada. Aussi, ils
se disent : pourquoi devrions-nous souffrir? Pourquoi devrions-nous perdre
nos emplois s'il y avait une fusion? »
Buzz Hargrove, le président des TCA, a dit « Très
clairement, il n'y a pas d'unanimité sur ce que notre syndicat doit
dire. Nous espérons pouvoir offrir quelque chose que l'ensemble de
la direction du syndicat pourra appuyer. »
Alors que l'unité est menacée au sein de chaque syndicat,
ne parlons même pas d'une quelconque unité entre les divers
syndicats. Ritchie de l'AIM a rejeté l'appel pour un front unique
des pilotes d'Air Canada, en disant: « Je ne veux être
lié par aucun pacte », ce qui lui laisse les mains libres
pour en passer un avec la section des investisseurs qu'il jugera lui offrir
le plus d'avantages.
Le corporatisme, la politique traditionnelle des dirigeants syndicaux
de liguer les travailleurs derrière « leurs »
patrons pour favoriser « leur » entreprise et de
tenter de faire porter le poids de la crise sur les employés de leurs
compétiteurs est complètement court-circuitée ici.
Aussi, pour faire diversion, ils lancent des appels au gouvernement de
droite de Chrétien pour qu'il défende les intérêts
des travailleurs. Les syndicats de l'industrie aérienne lanceront
une campagne nationale pour mobiliser un million de leurs membres pour qu'ils
demandent au gouvernement d'adopter « une approche responsable.
» La présidente du SCTSP, Judy Darcy, a expliqué
que « Faire circuler des pétitions, envoyer des faxs
à nos députés et au ministre du transport fait partie
du lancement de notre campagne de mobilisation. »
La Bible nous parle du temps où les lions et les agneaux dormiront
ensemble. « Mais les agneaux auront le sommeil léger
» a rajouté Woody Allen. Le Premier ministre fédéral,
Jean Chrétien, a donné sa réponse ce mardi : «
Il y a continuellement des pertes et des gains d'emplois dans tous les secteurs
de l'économie canadienne. Nous n'avons jamais garanti d'emploi pour
toujours à qui que ce soit, pas même dans le secteur public,
où nous avons coupé 20% des effectifs. »
les requins sentent le sang.
Historiquement, l'industrie aéronautique canadienne n'a pu se
développer que sous l'aile protectrice de l'État. Dès
ses tous premiers pas, et jusqu'à tout récemment, la compagnie
de la couronne Air Canada, appelé Trans Canada Airlines à
ses débuts, a bénéficié de la bienveillance
du gouvernement qui lui octroya la prédominance sur les vols internationaux
et transcontinentaux.
Deux entreprises privée, PWA basée dans l'ouest canadien,
et CPAir ont combattu le monopole que possédait Air Canada sur les
vols transcontinentaux et ont toujours joué le rôle de second
violon de l'industrie aérienne canadienne. En 1974, PWA est passé
aux mains du gouvernement albertain pour neuf années.
Le très grand développement de l'industrie aéronautique
au Canada comme ailleurs est venu bouleverser la situation. En 1978, les
États-Unis ont levé les contraintes sur les prix, les taxes
et les conventions collectives. Cette déréglementation a permis
un réaménagement très profitable à cause de
la concentration du capital, et des coupures sauvages des conditions de
travail. Pour ne pas être en reste, la bourgeoisie canadienne, comme
celle des autres pays industrialisés, a exigé les mêmes
conditions « compétitives. »
En 1979, le gouvernement annonce la fin du marché transcontinental
protégé pour Air Canada, et les trois compagnies s'engagent
dans une course effréné d'acquisitions, de fusions et d'entente
avec des compagnies régionales. Air Canada et PWA sont privatisées
durant les années 80. La déréglementation est totale
en 1985, et en 1987, PWA achète CPAir pour devenir Canadien International.
Les années 90 ont vu les deux grands transporteurs perdre des
centaines de millions de dollars suite à la diminution du trafic
aérien et l'augmentation du prix du pétrole causée
par la guerre du Golfe, et la récession des années 91-92.
Cette situation désavantage grandement Canadien Airlines qui, lourdement
endetté, a moins de marge de manuvre. Tout au long des années
90, Air Canada tente de briser les reins de Canadien International avec
une féroce guerre des prix.
Canadien n'a été profitable qu'une seule année depuis
10 ans. La compagnie a pu survivre grâce à l'appui du gouvernement
et aux concessions syndicales. Tout au long des années 90, ce fut
ouverture de contrats et diminutions des conditions de travail. En 1994,
les employés ont accepté d'investir 200 millions de dollars
dans la compagnie. En 1997, ils ont subi des coupures salariales de 10%.
C'est la crise en Asie, là où Canadien a beaucoup de destinations,
qui a finalement donner le dernier coup à Canadien International.
Air Canada croyant arrivé le temps de dépecer son concurrent
au bord de la faillite, a entrepris en février des pourparlers avec
Canadien International pour en acheter les lignes les plus rentables qui
ont échoué. Air Canada avait alors demandé au gouvernement
de suspendre l'application de la loi antitrust, pour permettre des pourparlers
entre les deux grands transporteurs, ce qui fut alors refusé. Ce
n'est que quelques mois plus tard que le ministre du transport, David Collenette,
connaissant alors les intentions d'un autre joueur d'envergure, les suspendaient.
Gerald Schwartz, le propriétaire d'Onex, est un intime du Parti
libéral au pouvoir à Ottawa. Il a occupé la très
stratégique position de chercheur de fonds en chef en 1990. Depuis,
il a quitté ce poste, et est un des plus grands bailleurs de fond
du Parti Libéral. Il est de notoriété publique qu'il
a contribué financièrement lors des élections de 1997
à la campagne électorale de 15 ministres du gouvernement actuel
et au Parti Libéral lui-même en 1996, 1997 et 1998.
Schwartz nie vigoureuseument les allégations avancées par
l'opposition au parlement selon laquelle il profite de ses leviers politiques
pour s'enrichir personnellement dans la lutte pour contrôler le marché
international du transport aérien que se livre l'Alliance Star et
OneWorld. Pourtant Schwartz n'a aucune expérience en gestion de ligne
aérienne. Une grande partie du financement de l'achat par Onex vient
de AMR, la compagnie mère de American, et la fusion est conditionnelle
au retrait d'Air Canada de la Alliance Star. (pour plus d'informations sur
ces alliances et la restructuration de l'industrie du transport aérien,
voir l'excellent article de Gerry White, « The Northwest, Air
Canada strikes and the globalization of the airline industry »,
http://www.wsws.org/workers/1998/sep1998/air-s04.shtml)
Pour se faire une idée des enjeux, Air Canada, Canadien et American
effectue plus de 75% des transports transfrontaliers. Le passage d'Air Canada
à OneWorld aurait pour conséquence que la majorité
les correspondances se feraient ensuite avec des lignes aériennes
membres du consortium OneWorld, ce qui lui soumettrait en pratique tout
le marché canadien.
En plus de suspendre la loi antitrust, l'aide du gouvernement fédéral
est absolument nécessaire pour annuler la loi en vigueur depuis sa
privatisation qui limite à 10% la part la plus grande que peut avoir
un individu ou une compagnie dans Air Canada. On peut noter que cette loi
ne semble inquiéter Schwartz outre mesure, bien qu'aucun représentant
du gouvernement n'ait officiellement dit qu'elle serait abrogée.
Les différents gouvernements provinciaux tentent eux aussi d'intervenir
pour que l'entente leur soit le plus favorable possible. Les gouvernements
provinciaux tentent tous de minimiser les pertes d'emplois dans leur province
et d'exporter le chômage chez les autres. Par exemple, la Caisse de
dépôt et de placements du Québec, a acheté pour
plusieurs millions de dollars d'actions d'Air Canada, en disant qu'elle
s'inquiétait du sort des travailleurs d'Air Canada, en majorité
au Québec.
Le corporatisme des syndicats mène à l'impasse.
Les événements de l'industrie aéronautique canadienne
montrent encore une fois, si besoin est, l'échec complet du mouvement
syndical pour défendre, ne parlons même pas d'améliorer,
les acquis et le niveau de vie de la classe ouvrière.
Depuis des années, les travailleurs de l'aéronautique subissent
des pertes d'emplois, des coupures de salaires et une détérioration
de leurs conditions de travail. Tout ceci fut non seulement accepter au
nom des sacro-saints profits par les dirigeants syndicaux, mais le plus
souvent, les bureaucraties syndicales ont été entièrement
impliquées dans les différents plans de développement
de l'entreprise.
Mais quel a été le résultat de tous ces sacrifices
des travailleurs ? Une plus grande concentration des entreprises, une compétition
entre toutes les lignes aériennes pour augmenter leurs profits en
coupant encore plus dans les conditions de travail de leurs employés.
Aujourd'hui, les travailleurs des lignes aériennes subissent de
plein fouet le ressac de toutes ses politiques. Après des années
de vaches maigres, des coupures, des concessions, ils confrontent l'élimination
de 15% des emplois. Il faut prévoir encore d'autres concessions.
Et si les directions syndicales sont momentanément paralysées
par les intérêts antagonistes de différentes factions
de la bureaucratie syndicale, ils cherchent activement une façon
de se liguer derrière l'une ou l'autre coalition.
Buzz Hargrove, président des TCA, a dit qu'il est prêt à
accepter n'importe quelle offre à condition qu'il n'y ait pas de
départ forcé des employés. Suite à une rencontre
avec Schwartz qui n'a pas pu garantir qu'il n'y aurait pas de congédiements,
Hargrove a dit « Nous sommes certainement plus confortables
avec ce qu'il y a sur la table ici. » Il est satisfait du plan
d'Onex, parce qu'il contenait des provisions monétaires pour compenser
des départs « volontaires » même s'il
n'a pu obtenir d'engagement qu'il n'y aurait pas decongédiement.
Hargrove accepte le fait qu'il faille éliminer encore au moins 5000
autres emplois pour permettre la profitabilité de la nouvelle compagnie
aérienne.
Après avoir été critiqué au sein de son syndicat
pour l'avoir trop ouvertement embrassé, Hargrove a voulu mitiger
son appui à l'offre de Schwartz. « Nous n'appuyons pas
l'offre d'Onex. » Il a dit qu'il préférerait voir
les deux compagnies continuer à exister, et qu'elles s'entendent
pour diminuer la compétition en se divisant le marché. Il
a aussi demandé au gouvernement canadien d'investir dans Canadien
pour lui permettre de passer à travers sa mauvaise passe. Toutefois
il a aussi admis cela signifierait des pertes d'emplois. « Nous
appelons pour une restructuration qui implique moins d'emplois, mais pas
nécessairement des congédiements » a rajouté
Hargrove.
Peu après l'annonce de la fusion, Dave Ritchie, vice-président
de l'AIM annonçait que son syndicat serait en grève dès
le 27 septembre si le gouvernement ne promettait de protéger les
emplois. Mais plus l'échéance approchait, plus Ritchie indiquait
que la menace de grève était un épouvantail: laid,
mais pas dangereux.
« La dernière chose que nous voulons faire c'est d'immobiliser
le système de transport aérien du pays. Nous sommes au milieu
d'une guerre entre les actionnaires et tous les autres qui ont un intérêt
dans cette industrie. Le gouvernement semble vouloir ne pencher du côté
de quelques actionnaires. »
La semaine passée, il a qualifié sa rencontre avec le ministre
canadien des transports, David Collenette, de très encourageante,
et la grève devant débuter lundi a été annulée.
Un autre syndicat important celui des 2100 pilotes d'Air Canada s'oppose
à l'unification des deux compagnies. Ils peuvent agir plus ouvertement
contre les pilotes de Canadien, n'étant pas dans la même organisation
syndicale. Ils trouvent vraiment indécent d'avoir à payer
de leurs emplois pour la faillite d'un concurrent.
Le président de l'Association des pilotes d'Air Canada (APAC),
Jean-Marc Bélanger, a dit que « Nous avons l'impression
qu'il est injuste de prendre une compagnie aérienne qui fait de plus
en plus de profits pour lui faire subir des pertes d'emplois. »
« De concert avec les gestionnaires, nous avons amené
cette compagnie aussi haut qu'elle pouvait aller, et nous pensons qu'elle
peut aller plus haut encore. »
Ils considèrent présentement faire une offre d'achat pour
Air Canada pour tenter d'empêcher que la compagnie passe sous le contrôle
de Schwartz. Étant donné les sommes impliqués, il est
plus que probable toutefois que les pilotes doivent s'associer avec ceux-là
mêmes contre qui ils ont entrepris une dure grève il y a moins
d'un an. Alors que les pilotes sont payés moins de 2/3 du salaire
moyen aux États-Unis et en Europe, Air Canada ne leur offrait que
9% d'augmentation pour deux ans. Air Canada a réalisé une
année record de 427 millions en profit.
Les travailleurs des compagnies aériennes doivent rejeter les
politiques corporatistes et nationalistes de la bureaucratie syndicale.
Le niveau de vie des travailleurs des lignes aériennes et un service
de haute qualité, sécuritaire et efficace doivent être
les critères pour la réorganisation de l'industrie aérienne,
et pas les profits des actionnaires. Ceci nécessitera la mobilisation
des travailleurs comme une force politique indépendante et l'élaboration
d'une stratégie qui vise à unir les travailleurs au niveau
international contre la réorganisation mondiale de l'industrie aéronautique
par une petite poignée d'investisseurs.
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