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Le débat canadien sur une monnaie unique nord-américaine : les enjeux pour la classe ouvrière

Par François Legras
8 septembre 1999

Depuis quelques mois, un débat auparavant confiné à un cercle étroit soulève les passions dans les cercles dirigeants canadiens, à savoir : l'élimination du dollar canadien et son remplacement par une monnaie unique nord-américaine. Cette question est régulièrement discutée dans les pages des principaux quotidiens et même, selon certains, au sein du cabinet du premier ministre. Le ton a monté d'un cran depuis la publication par l'institut C.D. Howe d'une étude favorable à une forme d'union monétaire avec les États-Unis.

Ce débat n'aurait pas été possible il y a quelques mois seulement. Mais l'énorme pression exercée par la globalisation des marchés sur l'économie canadienne se fait de plus en plus sentir. La concentration sans précédent des moyens de productions par le biais de fusions d'entreprises et de banques; les fuites massives de capitaux plongeant du jour au lendemain des régions entières dans le marasme économique et financier; l'adoption de l'euro en tant que nouvelle monnaie de l'Union Européenne et concurrente directe du Yen et du dollar américain : tout cela a sérieusement ébranlé la confiance de la bourgeoisie canadienne en ses méthodes et ses institutions traditionnelles, en particulier ses prétentions à mener une politique économique indépendante.

La chute en août 98 du dollar canadien à des niveaux records, dans le sillage de la tourmente mondiale provoquée par la crise financière asiatique, a rappelé aux élites économiques la fragilité de leur devise et de leur propre position. Certaines sections d'entre elles ont saisi l'occasion pour exiger que le huard soit arrimé d'une façon ou d'une autre à la puissante devise américaine. Parmi les options suggérées figurent un retour à un taux de change fixe, la création d'une nouvelle monnaie commune à l'Amérique du Nord, ou l'adoption pure et simple du dollar américain.

La pression de l'économie mondiale se manifeste également par l'intensification des forces centrifuges qui déchirent l'état-nation canadien. De puissantes sections régionales de la bourgeoisie canadienne ont développé, à la faveur de la globalisation des marchés et plus particulièrement de l'intégration avec l'économie américaine, des intérêts de plus en plus divergents et même opposés. Et la remise en question de la devise nationale, en plus de sa signification symbolique, fournit à ces sections régionales l'occasion de faire valoir leurs propres aspirations à jouer un rôle indépendant sur la scène mondiale.

Le débat sur la monnaie unique pourrait bien voir un rapprochement, chacune pour leurs propres raisons, entre les sections prônant les intérêts de l'Ouest du pays et les nationalistes québécois.

Pour ces derniers, l'adoption du dollar américain, option préconisée par Bernard Landry, actuel ministre des finances du PQ et par Jacques Parizeau, ancien chef du PQ et premier ministre du Québec, a deux objectifs essentiels : d'un point de vue stratégique, diminuer l'influence de la bourgeoisie canadienne sur le Québec, et d'un point de vue plus tactique, rassurer la petite-bourgeoisie que l'indépendance n'affectera pas les affaires.

Une section de la droite politique canadienne favorise l'adoption d'une monnaie unique pour forcer un assaut frontal contre la classe ouvrière. On retrouve parmi eux des membres du Parti Réformiste basé dans l'Ouest, dont certains sont ouvertement en faveur de la monnaie unique alors que d'autres demandent la tenue d'un débat officiel.

Ainsi, le débat sur l'avenir du dollar canadien démontre encore une fois que la crise constitutionnelle canadienne n'est pas simplement une dispute entre les nationalistes québécois et le reste du Canada, mais bien l'expression des conflits de plus en plus intenses entre différentes sections régionales de la bourgeoisie canadienne, conflits que la crise monétaire accentue encore plus.

Maintien de la devise nationale?

Les opposants à ces solutions plaident qu'un tel changement serait une atteinte à la souveraineté canadienne. Selon eux, le contrôle du dollar a jusqu'a maintenant bien servi à protéger les Canadiens contre les crises extérieures en leur donnant une certaine flexibilité face au marché international. (Cet argument a été vite relevé par leurs opposants, qui soulignent que justement la crise asiatique a prouvée le contraire, la banque du Canada ayant été incapable de protéger la dollar et d'empêcher sa chute.)

Un autre argument des opposants concerne l'organisme supra-national qui sera responsable de la politique monétaire. Il serait inévitablement dominé par les États-Unis, ne laissant aux représentants canadiens aucune marge de manoeuvre. D'un autre point point de vue, ils argumentent que l'élimination du dollar joue le jeu des nationalistes québécois et menace l'unité canadienne.

Ce débat n'en est encore qu'à ses débuts et il ne serait pas étonnant de voir des protagonistes passer d'un camp à l'autre. Par exemple, les grandes banques canadiennes qui doivent en partie leur existence à la devise nationale, ont jusqu'à maintenant exprimé leur opposition à une monnaie nord-américaine. Fervents défenseurs, il y a dix ans, du libre-échange et d'une plus grande intégration de l'économie canadienne à celle des États-Unis, elles pourraient très bien changer de camp, avec l'évolution de la situation, notamment les développements qui vont être provoqués par l'apparition de l'Euro.

Le National Post, le journal de droite de Conrad Black, considérait dans un récent éditorial que le temps n'était pas encore venu pour un tel changement politique bien qu'il semblait initialement en faveur d'une monnaie unique.

Du libre-échange à la monnaie unique

Les médias ont largement souligné la célébration du dixième anniversaire de la signature de l'Accord de libre échange entre le Canada et les États-Unis. Cet accord, qualifié d'historique, marquait la fin de la politique protectionniste traditionnelle du Canada vis-à-vis son imposant voisin du sud et une nouvelle étape vers l'intégration économique nord-américaine. Le bouleversement politique et économique du libre-échange s'est à peine estompé, que déjà la bourgeoisie canadienne est confrontée à une nouvelle crise, celle de l'abandon de sa monnaie, symbole, s'il en est un, de la souveraineté nationale d'un État.

Les mêmes forces économiques qui avaient motivé la bourgeoisie canadienne à se lancer dans le libre-échange, poussent aujourd'hui pour l'abandon du dollar canadien.

Avec le libre-échange, la bourgeoisie canadienne se donnait un accès au vaste marché américain, et par là, une base assez large pour espérer rentabiliser les imposants investissements de capitaux nécessaires à l'introduction des nouvelles technologies. Par ailleurs, elle constatait qu'elle ne pourrait plus résister très longtemps, mêmes avec des barrières tarifaires très élevées, à l'invasion des compagnies américaines, beaucoup plus grandes et situées à la fine pointe de la technologie. Ne pouvant plus défendre sa position avec la stratégie habituelle des tarifs douaniers, la grande bourgeoisie a décidé de prendre l'initiative des négociations du libre-échange.

De plus, face au développement du protectionnisme aux Etats-Unis, et aux prises à la concurrence de plus en plus féroce entre l'Europe, les États-Unis et le Japon, les trois principaux blocs économiques, la bourgeoisie canadienne a préféré entrer dans une alliance avec les États-Unis pour se mettre sous l'aile protectrice de l'impérialisme américain.

L'ouverture des frontières avec les États-Unis allait inévitablement entraîner l'élimination d'importantes sections de la bourgeoisie canadienne. La crainte d'être englouti par la concurrence américaine avait justement été à la base du débat et de la forte opposition au traité de libre-échange.

Son entrée en vigueur a créé les conditions pour la réorganisation de l'économie canadienne et une intensification de l'assaut sur les emplois et les salaires. En ouvrant les frontières aux compagnies américaines, le gouvernement conservateur de l'époque, sous la direction du premier ministre Brian Mulroney, sacrifiait sur l'autel de la concurrence toute une couche de l'industrie, qui allait être balayée par les compagnies américaines, au prix de milliers d'emplois. La levée des protections douanières allait forcer les autres compagnies canadiennes à prendre les mesures pour être plus compétitives en introduisant les nouvelles technologies, en éliminant leurs compétiteurs, en réduisant le nombre de leurs employés et en augmentant la rythme du travail.

Selon certains analystes, le Canada aurait fait son lit en signant cet accord, et créé les conditions, et même l'inévitabilité, d'une union monétaire. Thomas Courchene, économiste de l'Université de Queens et co-auteur du rapport de l'Institut C.D.Howe avec l'économiste Richard G. Harris, fait l'observation suivante : « l'ALE [Accord de Libre- Échange] a accéléré l'intégration économique [Canada/Etats-Unis] Il est inévitable qu'il va y avoir soit une forme d'union monétaire ou l'adoption du dollar américain  ».

Avant 1984, les échanges commerciaux canadien passant selon un axe est/ouest, étaient de 25% supérieurs aux exportations vers le sud. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les exportations canadiennes vers les États-Unis s'élevaient à 85 milliards de dollars en 1985, grimpant à $ 100 milliards en 1988, l'année du libre échange, pour atteindre $ 220 milliards en 1996. Les échanges inter-provinciaux ont aussi grimpé, mais à un rythme beaucoup plus modeste, passant de $ 106 milliards à $ 160 milliards durant la même période. Huit des dix provinces canadiennes, à l'exception de la Nouvelle Écosse et de l'Île du Prince Édouard, exportent plus vers les États-Unis qu'ailleurs au Canada.

La monnaie canadienne marginalisée

Le même débat sur l'intégration monétaire se développe au sein des pays d'Amériques Latine dont plusieurs ont signé des ententes de libre échange avec le Canada. Le Brésil, l'argentine, le Paraguay et l'Uruguay ont déjà formé une union commerciale, le Mercosur, et songent à adopter une monnaie commune. Selon Alvaro Herran de la Banque Impériale de Commerce, une monnaie commune pour le Mercosur ou pour l'ensemble de l'Amérique du Sud est inévitable d'ici 5 ans.

La question est d'autant plus pressante depuis l'adoption de l'euro. Devant ce fait, la bourgeoisie canadienne craint de plus en plus que son dollar ne soit complètement marginalisé sur un marché mondial, où la lutte pour le contrôle se fait entre le dollar américain, l'euro de l'union européenne et le yen japonais.

De plus en plus de banques et de grandes compagnies tiennent déjà leur comptabilité en dollars américains, comme c'est le cas pour vingt-trois des cent plus importantes compagnies publiques figurant sur l'index TSE 100.

Par contre, la diminution de la valeur du dollar entraîne une perte de la valeur des biens des capitalistes au Canada et augmente le danger de prises de contrôle hostiles.

Une étude réalisée par la firme torontoise, Crosbie & Co. révèle que les Américains ont acheté 74 entreprises canadiennes au premier trimestre de 1999 pour 18,5 milliards de dollars, comparativement à l'achat de 83 entreprises américaines au coût de 5 milliards de dollars par des capitaux canadiens. Les Américains achètent donc moins de compagnies, mais ils achètent les plus grosses. Par exemple, le rapport souligne l'achat par des intérêts américains de JDS Fitel, une compagnie ontarienne de fibre optique, au prix de 8,3 milliards de dollars; l'achat de la société financière Newcourt Credit au prix de 6,2 milliards de dollars; la prise de participation de 29 % dans Bell Canada par Ameritech au coût de 5,1 milliards de dollars, ainsi que la prise de possession de la compagnie alimentaire québécoise Culinar par l'américaine Interstate Bakeries.

Selon M. Macdonnell, associé de Crosbie & Co, il s'agit d'un net revirement par rapport à la tendance générale des quatre dernières années. La faiblesse du huard, explique-t-il, et le bas prix des actions des entreprises canadiennes, expliquent cette vague. Selon Jean-René Gauthier, de la firme Lévesque Beaubien Geoffrion, l'assaut américain va se poursuivre : « Au niveau actuel du dollar, les Américains devraient demeurer plus actifs ici qu'ils ne l'ont été dans le passé  ».

Un assaut contre la classe ouvrière

L'engouement d'une partie de la droite canadienne pour la monnaie unique est exprimé le plus ouvertement par des sections du Parti Réformiste. Leurs arguments ont été largement repris dans le rapport de l'Institut C.D.Howe. Selon les économistes de l'Institut, la chute continuelle du dollar canadien au cours des 25 dernières années (1 à 2 % annuellement au cours de 25 dernières années, faisant passer la valeur du dollar de $ 1,03 US en 1973 à ¢ 64 US) favorise l'adoption de «  mauvaises habitudes » économiques dans un monde de plus en plus concurrentiel.

Selon Ralph Sultant, chroniqueur au Financial Post de Conrad Black : «  Simplement dit, chaque fois que le Canada est incapable de répondre à la concurrence internationale, nous coupons nos propres salaires - en moyenne de 1 à 2 % annuellement - via le taux de change. Nous réduisons, dans la même mesure, un pourcentage équivalent de la valeur de nos biens ».

Par ailleurs, selon Courchene, la baisse de la valeur du dollar canadien sur les marchés de change internationaux, a permis aux compagnies d'exportations, de rester concurrentielles sans avoir à faire d'efforts. Ces compagnies « paresseuses » ont bénéficié de la baisse du dollar et donc de la baisse des coûts de la main-d'oeuvre: « L'élimination du taux de change flottant va améliorer la compétitivité entre les entreprises canadiennes et américaines, en obligeant les compagnies canadiennes à augmenter leur productivité ».

David Laidler, économiste da la Western University d'Ontario, confirme les propos de Courchene, tout en défendant, lui, la nécessité d'un taux flottant : «  les frontières importent toujours parce que les travailleurs ne peuvent les franchir librement En affaires, il faut avoir certaines certitudes concernant le coût de la main-d'oeuvre et des matières premières, et avoir une part de marché garantie comme base d'exploitation et comme tremplin ».

Le président du Congrès du Travail du Canada (CTC), Ken Georgetti, abonde dans le même sens en déclarant dans un commentaire publié dans l'édition du 2 juillet du Globe And Mail, que «  les gens semblent oublier que la chute du dollar a fait plus de bien que de mal à la plupart des Canadiens ». Il continue en disant : «  Premièrement, nous vendons nos ressources ­ le pétrole, les produits minéraux et forestiers ­ en dollars américains, ce qui fait que malgré la chute dans le taux de change, les revenus, profits et emplois ont chuté dans une mesure moindre. Deuxièmement, le dollar plus bas a redonné de la vigueur à d'autres industries, comme le tourisme et l'automobile, créant de nouveaux emplois pour compenser ceux qui ont été perdus dans le secteur des ressources naturelles. »

Commentant le déclin du dollar au cours de la décennie, il continue ainsi : «  N'eut été du déclin graduel du dollar dans les années 90, la position compétitive des manufacturiers canadiens se serait dégradée et des emplois auraient été perdus au profit des États-Unis. La question-clé c'est qu'en ayant notre propre dollar, les travailleurs canadiens, et la société canadienne en général, se sont assurés une certaine protection contre le dur modèle social américain, imposé avec le processus d'intégration provoqué par le libre- échange. Les travailleurs canadiens n'ont rien à applaudir des années 80 et 90, mais au moins, le salaire du travailleur moyen a suivi de près l'augmentation des prix.  »

Premièrement, les affirmations de Georgetti sont fausses. En réalité, les salaires ont baissé en termes réels au cours des dernières années. Mais, fait encore plus important, la position de Georgetti est très révélatrice quant à la position de la bureaucratie vis-à-vis de la classe dirigeante et son alliance en particulier avec la section de celle-ci orientée vers les exportations. Son commentaire démontre très clairement qu'il considère les travailleurs américains comme des concurrents et qu'il appuie les actions menées par les institutions de l'État canadien ­ la manipulation des taux, les barrières tarifaires, etc. ­ pour appuyer la réduction des salaires des travailleurs au Canada et la suppression de la lutte de classe en collaboration avec les manufacturiers canadiens .

Quoi qu'il advienne de ce débat, le fait que cette question soit mise à l'ordre du jour a en soi une signification objective importante. Sous le rythme accéléré des changements provoqués par la globalisation et l'intégration économique mondiale, la bourgeoisie canadienne est forcée de considérer l'élimination de sa devise, un élément de sa souveraineté nationale qui a historiquement été un outil majeur dans le développement du capitalisme au Canada. Ce processus va provoquer une lutte à finir entre les parties impliquées et l'élimination de la couche la plus faible de la bourgeoisie canadienne.

Les travailleurs doivent rejeter les arguments de Georgetti, aussi bien que ceux avancés par les sections de l'establishment qui favorise une union monétaire avec les Etats-Unis. La classe ouvrière doit plutôt développer son propre plan de réorganisation de l'économie mondiale, qui ferait de la satisfaction des besoins humains, et non des profits d'une minorité, l'axe de la vie économique.

 

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