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Pierre Elliot Trudeau et la fin du nationalisme libéral canadien

Par Keith Jones
10 octobre 2000

La mort de Pierre Elliot Trudeau a provoqué un torrent de commentaires dans les médias, la plupart visant à la consécration de l'ancien premier ministre en tant que patriotre et homme d'état canadien. Une évaluation objective de sa carrière politique devient d'autant plus nécessaire.

Trudeau a été sans aucun doute l'homme politique le plus important dans le Canada de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il a servi comme premier ministre libéral d'avril 1968 à mai 1979, puis de février 1980 à juin 1984.

Les 15 années de Trudeau au pouvoir ont coïncidé avec une période de grands bouleversements pour le capitalisme mondial. Vers la fin des années 60, le boum d'après-guerre tirait à sa fin, ouvrant la voie à une série de soubresauts économiques, telles qu'inflation, récession, déflation puis récession de nouveau. Initialement, la crise économique mondiale a alimenté une vague de luttes de masse, dont plusieurs, comme la grève générale de 1968 en France et la grève des mineurs britanniques de 1974, s'apparentaient à un début de mouvement insurrectionnel. Mais à partir du milieu des années 70, et surtout après la venue au pouvoir de Thatcher en 1979 et de Reagan en 1980, la bourgeoisie internationale a lancé une contre-offensive visant à augmenter la part de richesses sociales détenue par le capital. D'où sa campagne systématique pour faire baisser les salaires, sabrer dans les services sociaux et publics, augmenter la cadence de production et éliminer les lois du travail et autres contraintes sur les activités de la grande entreprise.

Du compromis de classe à la guerre de classe

Ce changement d'orientation a déterminé l'évolution de la politique mise de l'avant par Trudeau et les quatre gouvernement libéraux qu'il a dirigés. Lorsque le temps est venu pour Trudeau de se retirer de la vie publique en 1984, son nationalisme libéral canadien était en ruines. Libertaire, il a invoqué en 1970-71 la loi sur les mesures de guerre qui suspendait les droits démocratiques élémentaires pendant six mois, sur la base dérisoire que deux enlèvements orchestrés par le Front de libération du Québec avaient plongé le Québec dans un état proche de l'insurrection. Opposant déclaré de l'inégalité sociale, il a attaqué les syndicats et commencé le démantèlement de l'état-providence.

Les deux premiers gouvernements de Trudeau (1968-72 et 1972-74) ont certes établi de nouveaux programmes sociaux et sensiblement augmenté les dépenses publiques, mais ces réformes n'ont pas suffi pour amollir une classe ouvrière de plus en plus combative. Au même moment, les coupures effectuées par Trudeau, à la demande du grand patronat, dans les taxes sur l'entreprise et l'impôt sur le revenu, ont exercé une pression de plus en plus intense sur le trésor fédéral.

Trudeau a gagné une victoire électorale éclatante en 1974, en se disant opposé au plan conservateur pour l'introduction d'un contrôle des salaires et des prix pendant 90 jours. Mais un peu moins d'un an plus tard, il imposait un contrôle des salaires pendant trois ans afin d'enrayer une vague montante de luttes syndicales militantes. Puis en 1978, lorsque les postiers ont défié une loi anti-grève, son gouvernement a menacé des licenciements de masse, dans un geste annonçant l'action que devait entreprendre Reagan en 1981 pour briser une grève des contrôleurs aériens. Trudeau a également ordonné en 1978 un programme urgent de coupures dans les dépenses publiques de l'ordre de $2 milliards.

En 1980, Trudeau s'est de nouveau fait élire en dénonçant la politique de droite des conservateurs, pour ensuite l'appliquer lui-même. Cette fois, lui et les libéraux, se sont érigés en opposants à toute hausse majeure des régressives taxes sur l'essence, mais en fin de compte, quoiqu'à un rythme plus lent, le dernier gouvernement Trudeau (1980-84) a introduit des hausses similaires. En accord avec les provinces, les libéraux ont également imposé un nouveau contrôle des salaires, mais rien que pour les travailleurs du secteur public cette fois.

Fait plus important, imitant la politique des taux d'intérêts élevés appliquée par le président de la réserve fédérale américaine, Paul Volcker, le dernier gouvernement Trudeau a délibérément fait monter le chômage afin de renforcer la campagne de la grande entreprise pour sabrer dans les salaires. En décembre 1982, le taux officiel de chômage atteignait 12,9 %. La politique de taux d'intérêt élevé a aussi fait grossir le coût associé au service de la dette gouvernementale. Sous l'impact combiné de taux d'intérêt élevés et de la récession, le déficit fédéral annuel a grimpé en 1984 pour atteindre $39 milliards. Trudeau avait été élu en 1968 sur la promesse d'établir une société juste. Mais en quittant le pouvoir, il a laissé des villes à travers le Canada où se multipliaient les soupes populaires pour la première fois depuis la grande dépression. Partout au Canada, plus particulièrement au Québec et en Colombie-Britannique, les gouvernements sabraient dans les services publics.

Le régime Trudeau a été caractérisé par un état de crises et de brusques changements dans le niveau de popularité. Cette volatilité politique avait ses racines dans l'écart grandissant qu'il y avait entre les prétensions réformistes des libéraux et leurs mesures de plus en plus de droite. Sous Trudeau, les libéraux ont formé trois gouvernements majoritaires : 1968-72, 1974-79 et 1980-84. Entre 1972 et 1974, c'est seulement grâce au soutien du Nouveau Parti Démocrate (NPD) d'obédience social-démocrate qu'ils ont pu s'accrocher au pouvoir dans un parlement minoritaire.

Dans l'élection de mai 1979, les libéraux ont été vaincus, mais le gouvernement minoritaire conservateur de Joe Clark allait s'effronder peu après. En 1984, peu de temps après que Trudeau ait passé les rênes du pouvoir à John Turner, les libéraux subissaient leur pire défaite de l'histoire, ne gagnant que 40 sièges, contre 211 pour les conservateurs. Ainsi chacun des gouvernements majoritaires successifs de Trudeau a produit plus de mécontentement populaire. Sous l'impact d'une intensification de la crise capitaliste et de la lutte de classe, la base sociale et l'appui électoral pour le réformisme libéral se sont sérieusement effrités pour s'écrouler par la suite.

Confiant et implacable

Plusieurs facteurs ont contribué à la capacité de Trudeau d'occuper le centre de la scène politique pendant si longtemps et durant une période caractérisée au nivau national et international par de brusques tournants et la rapide désintégration de carrières politiques.

Pour un ensemble de raisons, telles que ses origines québécoises, son rôle dans la promotion des droits linguistiques des francophones et la mise en oeuvre d'un nationalisme canadien plus vigoureux et apparemment plus progressif, son sang-froid politique, et sa féroce opposition au nationalisme québécois, Trudeau a fini par être considéré par la classe dirigeante comme étant le politicien le mieux placé pour contrer la menace du séparatisme québécois.

La bureaucratie ouvrière est venue à l'aide de Trudeau en gardant à l'intérieur de limites étroites le mouvement explosif de la classe ouvrière de la fin des années 60 et des années 70, et en détournant celui-ci vers les luttes syndicales, le réformisme parlementaire et, au Québec, le séparatisme.

La chance a aussi joué un rôle. Sept mois après avoir perdu l'élection de mai 1979, Trudeau a donné sa démission en tant que chef de l'opposition au Parlement et renoncé à son siège à la Chambre des communes, signalant ainsi la fin de sa carrière politique. Mais à peine trois semaines plus tard, le gouvernement conservateur de Clark perdait à la surprise générale une motion de non-confiance. Cela a permis à une coterie de partisans endurcis de Trudeau dans les hautes sphères du parti libéral de manoeuvrer pour le reporter à la direction, au grand chagrin de plusieurs de ses anciens ministres en vue qui avaient leurs propres visées sur la direction du parti libéral.

Mais on ne peut s'empêcher de reconnaître en Trudeau un leader politique de grand calibre. Il dépassait certainement d'une bonne tête ses contemporains locaux et la plupart de ceux qui étaient alors actifs sur la scène internationale.

À son brillant intellect, aiguisé à plusieurs des plus prestigieuses universités du monde, s'ajoutait une grande confiance en soi et une capacité à se montrer implacable. Cette dernière qualité est démontrée entre autres par sa célèbre réplique « Regardez-moi bien » servie à un reporter qui, troublé par l'apparition de soldats sur la colline parlementaire durant la crise du FLQ de 1970, lui avait demandé jusqu'où il était prêt à aller dans la suppression des libertés civiques. Trois jours plus tard, Trudeau invoquait la Loi sur les mesures de guerre.

Les origines familiales bilingues et privilégiées de Trudeau ont certainement formé sa personnalité. Fils d'un capitaliste canadien-français bien en vue et d'une mère canadienne-écossaise, Trudeau faisait partie de la petite élite canadienne-française de Montréal mais il gardait en même temps ses distances. Il avait les moyens financiers pour défier l'autorité et semble avoir acquis dès son jeune âge le gout de s'en prendre à celle-ci en s'exposant au scandale. En tant que politicien, Trudeau cultivait sa propre célébrité tout en se moquant du décorum officiel, pratique qui plaisait sans aucun doute aux esprits rebelles de la fin des années 60.

Mais Trudeau faisait plus que du vedettariat. Fils de la bourgeoisie, il avait acquis assez d'indépendance et de courage intellectuels pour défier, si nécessaire, l'opinion en vogue dans l'élite et suivre une politique qui servait mieux les intérêts à long terme de la classe dirigeante.

Avant de se lancer en politique, Trudeau avait beaucoup lu et voyagé, y compris en URSS et en Chine au plus fort de la guerre froide. Il avait été en outre un opposant intellectuel bien en vue de la domination de la vie sociale et politique québécoise par l'église catholique et le régime nationaliste de droite et semi-autoritaire de Maurice Duplessis. Sous la bannière de la « modernisation » et de la « démocratisation » du Québec, Trudeau avait collaboré dans les années 50 avec les syndicats, les social-démocrates du CCF (prédécesseur du NPD) et plusieurs de ceux qui allaient devenir par la suite les figures dirigeantes du mouvement indépendantiste québécois, et plus particulièrement le fondateur du Parti Québécois, René Lévesque. Le volume de 1956, La grève de l'amiante, que fit paraître Trudeau concernant la grève des mineurs québécois de 1949, dévoilait les liens intimes existant entre l'église catholique, le régime Duplessis et la grande entreprise. Il est admis que ce volume a aidé à préparer le climat politique et intellectuel pour la sécularisation de la société canadienne-française, un processus qui devait par la suite être connu sous le nom de Révolution tranquille.

Trudeau s'est cependant vite retrouvé en conflit avec le tournant pris par la Révolution tranquille, son penchant à vouloir utiliser les pouvoirs de l'état québécois (que ce soit en tant que province du Canada ou comme état-nation indépendant) pour favoriser l'expansion de la bourgeoisie canadienne-française. Le développement capitaliste avait toujours été au cur de la conception qu'avait Trudeau du « retard du Québec » et de la façon de le surmonter. Mais il craignait que le nationalisme québécois, malgré sa rupture avec le catholicisme et la droite politique, ne reste enfermé dans un appel à l'ethnicité, ce qui risquerait, sans le contre-poids représenté par l'appartenance du Québec à un état fédéral, de pousser le Québec à se renfermer sur soi et à pencher vers l'exclusivisme national et l'autoritarisme.

En 1965, Trudeau a joint les rangs du parti libéral fédéral. De nombreux libéraux étaient choqués car ils considéraient Trudeau comme un socialiste, sinon un communiste. Mais le premier ministre Pearson tenait à recruter Jean Marchand, alors président de la Confédération des syndicats nationaux basée au Québec, et Marchand avait dit qu'il ne se joignerait aux libéraux et ne viendrait à Ottawa que s'il était accompagné de Trudeau.

Fervent nationaliste canadien

Trudeau est souvent décrit comme un opposant au nationalisme. En fait, il a opposé au nationalisme québécois un fervent nationalisme canadien, point de vue politique qui, en dernière analyse, n'est ni moins réactionnaire, ni moins hostile aux intérêts de la classe ouvrière.

Trudeau a certes aidé à munir le nationalisme canadien d'un nouveau vernis plus progressiste, un peu comme le remaniement que Lévesque a opéré dans la tradition nationaliste de la vie politique québécoise.

Rompant avec l'idéologie de la classe dirigeante d'avant la deuxième guerre mondiale, qui considérait le Canada comme partie intégrante des états souverains blancs de l'empire britannique, Trudeau a redéfini la partie nord de l'Amérique du Nord comme étant une puissance moyenne, bilingue et multiculturelle, qui était liée aux Etats-Unis par l'OTAN et le NORAD, mais qui cherchait à jouer un rôle de gardien de la paix et de joueur honnêtre dans les affaires mondiales.

Ce nationalisme néo-canadien a servi d'abord et avant tout dans la lutte contre le nationalisme québécois. Mais il visait aussi à flatter un sentiment populaire anti-patronal et même, dans le contexte de la guerre du Vietnam, anti-impérialiste, afin de mieux le détourner vers une voie favorable au grand capital canadien. L'état fédéral fort était présenté comme le pivot d'une politique libérale-réformiste.

Lorsque Trudeau a pris pour la première fois le pouvoir, l'élite canadienne avait de graves inquiétudes à propos de la dépendance croissante du pays sur le marché américain et la domination croissante de l'économie canadienne par des multinationales américaines. Ces inquiétudes ont augmenté lorsque l'Angleterre s'est jointe à la CEE et que les Etats-Unis, au lendemain de la décision de Nixon de retirer l'étalon-or du dollar américain, ont menacé d'abolir le Pacte de l'auto de l'Amérique du Nord. Le gouvernement Trudeau, particulièrement durant la période 1972-74 quand il était maintenu au pouvoir par le NPD, a introduit une série de mesures visant à affaiblir les investissements américains et à accroître la propriété canadienne dans l'industrie du pétrôle et d'autres secteurs clé de l'économie. Durant les années 70, le gouvernement canadien a aussi mené une politique appelée Troisième Option dans une tentative d'accroître le commerce du Canada avec l'Europe et l'Asie.

En fin de compte, cette politique nationaliste économique est tombée victime, tout comme les mesures libérales-réformistes de Trudeau, de la mondialisation croissante de l'économie capitaliste et de l'émergence de blocs économiques régionaux. N'ayant pas réussi à réduire la dépendance du Canada sur les Etats-Unis, les libéraux ont été poussés en 1984 à proposer des accords sectoriels de libre échange avec Washington. Le plus spectaculaire a été l'effondrement du programme d'énergie nationale des libéraux, qui visait à favoriser les intérêts manufacturiers basés en Ontario et au Québec en fournissant un prix de l'essence « fait au Canada ». Introduit en 1981, le PEN allait être retiré par étapes, après avoir subi de vifs assauts de la part des Etats-Unis, de l'industrie du pétrôle basée dans l'ouest canadien, et du gouvernement de l'Alberta.

Après avoir quitté la vie publique en 1984, Trudeau a maintenu un silence volontaire et de plus en plus morose sur les questions politiques. Selon son biographe, il était alarmé par la croissance de l'inégalité sociale et la subordination de plus en plus ouverte de toutes les questions politiques aux intérêts de la grande entreprise. Mais jamais n'a-t-il publiquement remis en question les actions du gouvernement libéral actuel, bien que celui-ci soit allé beaucoup plus loin the le gouvernement conservateur de Brian Mulroney dans les coupures infligées aux dépenses sociales et aux services publics. Clairement, Trudeau était déconcerté par l'effondrement visible de sa propre politique libérale-réformiste.

En deux occasions cependant, Trudeau a brisé son silence pour forger une opposition à des propositions de changements à la constitution canadienne, en insistant qu'elles affaibliraient l'état fédéral. Ses interventions ont semble-t-il joué un rôle central dans l'échec des accords constitutionnels du Lac Meech et de Charlottetown. Fait significatif, étant donné tout son passé public d'opposant au nationalisme ethnique, Trudeau ne s'est pas objecté au flirt amorcé par le gouvernement libéral de Chrétien avec le mouvement pour la partition du Québec en cas de vote majoritaire pour la sécession du Québec. Mais la partition, qui n'a aucun soutien en dehors de la minorité anglophone du Québec et des enclaves autochtones, est un appel clair pour la partition ethnique du Québec.

C'est un truisme que la bourgeoisie a abandonné il y a longtemps la politique socio-économique identifiée à Trudeau. (En fait, la bourgeoisie est si éloignée de l'ère de Trudeau que la plupart des commentaires parus sur sa carrière révèlent une totale incompréhension de l'agitation sociale que sa politique cherchait en partie à contrôler.) Ce que la classe dirigeante célèbre en Trudeau c'est l'héritage d'un gouvernement fédéral fort qui défend l'intérêt « national » des sections les plus puissantes de la bourgeoisie, héritage vidé comme il l'a été au cours des deux dernières décennies de toute veilléité libérale-réformiste.

 

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