wsws : Nouvelles et analyses : Europe
Troisième partie
Par Ann Talbot
8 avril 2004
La peur d'une révolution
Toutes les idées que Edmund Burke exprime dans son livre
'Réflexions sur la révolution française'
se retrouvent dans ses écrits précédents.
Il n'a rien dit de nouveau. La différence ne réside
pas dans Burke lui-même mais dans l'époque. Pendant
la Révolution américaine, il était encore
possible pour sa branche conservatrice des Whigs de défendre
la révolution, puisque de nombreux américains se
considéraient comme des Anglais se battant pour défendre
leurs droits régis par l'ancienne constitution remontant
à Magna Carta et enchâssés dans le droit coutumier.
Burke défendait un ensemble de droits politiques, définis
historiquement, qui étaient spécifiques à
un groupe restreint de personnes, mais la Déclaration d'Indépendance
avait établi une toute autre perspective les droits
de l'homme universels. Les deux points de vue étaient incompatibles,
mais ce ne fut pas immédiatement évident. Cette
contradiction ne frappa l'esprit de Burke que sous l'impact de
la révolution française et grâce à
l'émergence d'une classe ouvrière en Grande Bretagne.
Pour Burke, les travailleurs qui mirent en place des groupes politiques
sur le modèle des Jacobins constituaient "la multitude
des porcs". Ils réagirent de la sorte. Quand 5000
travailleurs marchèrent dans Sheffield pour célébrer
la victoire de l'armée française à Valmy
en Novembre 1792, ils portèrent une effigie de Burke chevauchant
un cochon. Celui déclara au parlement qu'un cinquième
du corps électoral et la majorité des non-inscrits
étaient "de purs jacobins; totalement incapables de
s'amender; et devaient faire l'objet d'une éternelle vigilance."
[3]
L'agitation de Burke mit en branle un mouvement de répression
- les journaux furent interdits, les réunions proscrites,
les organisations dissoutes; les militants politiques furent arrêtés,
déportés et exécutés fait qui
culmina avec le massacre de Peterloo en Août 1819.
Quand on le compare aux théoriciens politiques français
de son époque, Burke ne se distingue pas, mais 'Réflexions'
eut un impact mondial car Burke avait suffisamment d'intuition
pour reconnaître que lui et ceux de sa classe se tenaient
au bord d'un abîme et que les anciennes formes politiques
ne convenaient plus. Par dessus tout, il comprit qu'ils devaient
rejeter explicitement les droits universels et l'égalité.
Les origines de l'état providence
Alors que Burke était le porte-parole des marchands de
la City et des aristocrates propriétaires terriens, Goodhart,
lui, est le porte-parole du capital financier et des PDG d'entreprises.
Comme Burke, Goodhart sent la "multitude des porcs",
les pauvres demandant l'égalité. Comme Burke, il
sait qu'il doit attaquer et tourner en ridicule les droits universels
et l'égalité si il veut faire progresser ses arguments
séparatistes.
Il soutient que "si on nie l'hypothèse que les humains
sont des primates sociaux, organisés en groupe, avec des
contraintes, aussi imprécises soient-elles, imposées
à leur volonté de partager, on se retrouve à
devoir défendre des positions invraisemblables : par exemple,
que nous devrions dépenser autant en aide au développement
des pays pauvres que pour le National Health Service (service
public de santé) ou encore que la Grande Bretagne ne devrait
exercer aucun contrôle sur l'immigration."
La dichotomie qu'avance Goodhart entre le système public
de santé et le développement est complètement
fallacieuse. Il présente la question en terme de moralité
individuelle, dans une tentative d'impliquer ses lecteurs dans
son arithmétique pernicieuse. Il argue qu'un britannique
aisé, d'esprit libéral, dépenserait 200 £
pour la fête d'anniversaire de son fils ou de sa fille plutôt
que de sauver la vie d'un enfant du tiers monde. Mais la situation
du tiers monde ne résulte pas d'un manque de générosité
individuel car il existe de nombreuses actions généreuses
individuelles ; c'est plutôt le résultat d'un pillage
systématique sur plusieurs siècles. La plupart des
pays du tiers monde dépensent plus pour le remboursement
des intérêts de leur dette qu'ils ne reçoivent
en aides.
Goodhart suppose que ses lecteurs seront automatiquement d'accord
avec lui car il s'agit de "positions invraisemblables".
Mais qu'il y a-t-il d'invraisemblable à abolir le contrôle
de l'immigration ? Ce contrôle n'est qu'un moyen de diviser
la classe ouvrière et d'en dresser une section contre une
autre. Les restrictions sur l'immigration créent une masse
de travailleurs clandestins qui sont contraints d'accepter des
conditions de travail et de salaire bien pires que celles des
travailleurs du pays. Défendre le contrôle de l'immigration,
dans une économie mondialisée où le capital
se déplace librement autour du monde, revient en réalité
à dire que les travailleurs de chaque pays devraient rester
à la merci du capital mobile. Les contrôles d'immigration
dégradent les conditions de tous les travailleurs, quel
que soit l'endroit où ils vivent.
À l'époque de la Première Guerre Mondiale,
seule une minorité de socialistes défendit les principes
internationalistes. Les ouvriers partirent à la guerre,
pleins de ferveur patriotique et les partis socialistes votèrent
avec enthousiasme l'argent pour financer le massacre des ouvriers
dans d'autres pays. Il fallut l'expérience des tranchées
pour confirmer aux millions d'ouvriers que ce que la minorité
avait dit était vrai, et un mouvement révolutionnaire
puissant émergea, lequel produisit la Révolution
russe de 1917. La Révolution américaine et la Révolution
française purent formuler les principes universels de liberté,
d'égalité et de fraternité, mais elles furent
incapables, dans les conditions d'une société divisée
en classes, de les mettre en pratique. La Révolution russe,
en dépit du destin tragique qui fut le sien par la suite,
commença à le faire parce qu'elle se basait sur
la classe ouvrière et avait balayé toutes les distinctions
de classe.
Goodhart aurait sans aucun doute ricané devant les idéaux
universalistes de cette génération, mais ces idéaux
alimentèrent les luttes de classe de la période
d'entre-deux-guerres. Et quand les luttes révolutionnaires
éclatèrent encore après la Deuxième
Guerre Mondiale, les politiciens britanniques de chaque parti
comprirent qu'ils devaient soit créer un état providence
qui se conformerait suffisamment à ces idéaux, soit
faire face à une révolution. C'est ce lien - quoique
indirect - entre état providence et mouvements sociaux
basés sur les idéaux les plus élevés
d'égalité sociale et de droits universels, qui rend
l'attaque de Goodhart sur l'universalisme particulièrement
significative. L'état providence britannique a intégré
une teinte d'universalisme, en dépit des intentions de
ses architectes, parce que ses origines et ses forces motrices
trouvent leur racine dans les luttes révolutionnaires du
vingtième siècle, et pas dans une chimérique
homogénéité ethnique ou culturelle de la
période d'après-guerre.
Goodhart prétend que les états providence naissent
d'une espèce de contrat entre chaque citoyen et l'état,
et que ce contrat n'est possible que si tous les citoyens sont
suffisamment similaires pour vouloir partager leurs ressources
les uns avec les autres. C'est purement fantaisiste. Quand on
considère les états providence, historiquement et
concrètement, on peut très clairement voir qu'ils
sont le pur produit de la lutte des classes.
Les premières mesures modernes de sécurité
sociale furent introduites en Allemagne quand le Chancelier Bismarck
tentait de contrer l'influence grandissante du Parti Social Démocrate
Marxiste au sein de la classe ouvrière en pleine expansion.
La révolution de 1905 en Russie et les grèves qui
précédèrent la Première Guerre Mondiale
déclenchèrent une vague de mesures de protection
sociale en Europe, car chaque gouvernement cherchait ainsi à
éviter des bouleversements révolutionnaires similaires.
En Grande Bretagne et en France, les retraites et les indemnités
chômage furent introduites à cette époque.
Le succès de la révolution russe de 1917 produisit
en Union Soviétique elle-même le système de
sécurité sociale le plus complet jamais créé,
et il demeura conséquent même après des décennies
d'érosion sous le Stalinisme, jusqu'à ce qu'il soit
complètement détruit par la réintroduction
du capitalisme. Et il n'y avait certainement pas d'homogénéité
ethnique en URSS.
A la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, quand une vague
de mouvements révolutionnaires balaya l'Europe, il apparut
clairement à l'élite dirigeante que si elle voulait
empêcher une révolution il lui fallait mettre sur
pied rien de moins qu'un vaste système de sécurité
sociale universel couvrant tous les risques. Dans la période
d'après-guerre, tous les gouvernements d'Europe Occidentale
mirent en place des états providence avec chacune des variantes.
Dans le cas britannique, l'accent fut mis sur la gratuité
des soins médicaux ; dans d'autres cas, une plus grande
importance fut accordée aux allocations basées sur
le principe de l'assurance - mais ces différences étaient
relativement mineures.
Goodhart pense qu'il peut jouer sur un certain anti-américanisme
viscéral qui caractérise la gauche britannique."L'état
providence", affirme-t-il, "a toujours été
plus faible aux Etats Unis, individualistes et divisés
ethniquement, que dans les pays plus homogènes de l'Europe."
Il espère s'appuyer sur les stéréotypes nationaux
d'une Amérique dans laquelle domineraient l'intérêt
personnel et la recherche impitoyable de la richesse, alors qu'en
Europe les valeurs sociaux-démocrates et libérales
auraient engendré une société plus solidaire
et plus cultivée. Mais bien loin d'être diamétralement
à l'opposé des notions américaines, les états
providence européens n'auraient pu exister sans les prêts
américains et les théories économiques de
Keynes que les Etats Unis sponsorisèrent dans le monde
entier.
Même un examen bref de l'histoire des Etats Unis montre
que la conception bigote qu'a Goodhart des Etats Unis est fausse.
Pour une courte période entre1933 et 1945, l'administration
Roosevelt mit en oeuvre des réformes avec le New Deal qui
étaient, d'un certain point de vue, bien plus innovantes
que tout ce qui existait alors en Grande Bretagne. Si on avait
comparé le Royaume Uni et les Etats Unis à l'époque
du New Deal, on aurait considéré que le pays des
réformes de protection sociale, c'était les Etats
Unis, et pas la Grande Bretagne. L'expression même "du
berceau à la tombe" qui en Grande-Bretagne est souvent
associée à Sir William Beveridge, concepteur de
l'état providence d'après-guerre, a été
inventée par Roosevelt.
Le New Deal produisit un bond en avant des dépenses pour
l'assistance sociale. En 1932, 208 millions de dollars furent
alloués à la sécurité sociale aux
USA ; en 1935, 3 milliards de dollars. [4
] Si les bénéfices du New Deal demeurèrent
limités notamment du fait que celui-ci n'a jamais
fourni la gratuité des soins de santé- et furent
presque immédiatement érodés, ce n'est pas
parce que les USA étaient une société ethniquement
mélangée. Quand Roosevelt arriva au pouvoir, la
classe dirigeante américaine se crut au bord de la révolution.
Le Général Douglas MacArthur, qui dispersa à
la baïonnette d'anciens combattants campés à
Washington, les décrivit alors comme une populace animée
par "l'essence de la révolution."[5
] Seule la crainte d'une révolution aurait persuadé
l'Amérique des industriels de faire les concessions qu'elle
fit. Et ce fut le recul de la perception de la menace politique
révolutionnaire érigée face au capital qui
encouragea le saccage des programmes d'assistance sociale qui
suivit.
Internationalisme et égalité
Goodhart ridiculise la notion que la solidarité internationale
peut poser les bases de la vie politique et sociale, et il répète
avec insistance que seule la préservation de l'homogénéité
nationale pourra permettre d'éviter l'érosion finale
des normes sociales existant en Grande Bretagne - normes éminemment
"civilisées".
Mais la prétention de la part de n'importe quel défenseur
du gouvernement de Blair que Goodhart défend l'état
providence sonne creux. Ce qu'il défend, en fait, c'est
l'existence privilégiée de sa propre strate sociale
- les possédants - qui ne craint rien autant que la menace
posée par ceux d'en basles pauvres.
Son argumentation rappelle fortement l'appel au nationalisme culturel
fait par le démagogue hollandais de droite Pim Fortuyn
- mort assassiné. Homme riche, Fortuyn a également
insisté sur le fait qu'il ne s'opposait pas à l'immigration
du point de vue du modèle Nazi d'un racisme "du sang
et du sol", mais il le faisait parce que les hollandais devaient
prendre soin d'eux-mêmes et ne pas voir dépenser
leurs impôts pour une population musulmane toujours croissante
qui ne partageait pas les valeurs éclairées de la
Hollande et qui ne parlait même pas néerlandais.
Pour Goodhart aussi, la défense de l'état providence
allant de pair avec une soi-disant culture partagée est
à peine plus qu'un appel au nationalisme. Il calcule que
c'est la manière la plus sûre d'insuffler dans une
partie de la population britannique un fort sentiment émotionnel
d'exclusivité nationale.
Son approche va tout à fait dans le sens d'un soutien de
la politique étrangère militariste et agressive
du gouvernement. Blair a déclaré plusieurs guerres
contre des pays sans défense et il a menacé de le
faire à nouveau. Et un gouvernement, qui s'engage dans
des conflits de l'envergure et du caractère de ceux que
Blair a déclenchés, n'a pas les moyens, tant d'un
point de vue politique qu'économique, de maintenir des
mesures de protection sociale universelles sur son propre territoire.
L'article de Goodhart reflète le besoin de justifier politiquement
ce système organisé d'inhumanité.
Ici encore, les comparaisons entre les théories de Goodhart
sur l'assistance sociale et les politiques des Nazis en Allemagne
ne sont pas superficielles. Il y a une certaine logique sinistre
impliquée dans l'utilisation de l'agression militaire à
l'étranger et de la répression dans le pays. Les
immigrants et les demandeurs d'asile sont aujourd'hui choisis
comme boucs émissaires, mais le traitement qui leur est
réservé aujourd'hui s'appliquera demain à
d'autres membres de la société qui, soudainement,
seront identifiés comme n'étant plus "des gens
comme nous". Soit les droits sont universels, soit ils ne
le sont pas et alors dans ce cas, ce ne sont pas réellement
des droits.
Mais, à l'image de ce que Bush et Blair ont découvert
quand ils furent confrontés aux manifestations de masse,
dans le monde entier, contre la guerre en Irak, il n'est pas
si facile de mobiliser le sentiment national, précisément
parce que les divisions sociales au sein d'un pays sont devenues
très aiguës et qu'elles ne sont plus atténuées
par aucune mesure substantielle d'assistance sociale. En effet,
les perspectives internationalistes que Goodhart écarte,
les jugeant non pertinentes et irréelles, se présentent
aujourd'hui devant la classe ouvrière comme la seule base
réaliste pour défendre chacun de ses acquis sociaux
du passé.
A l'échelle mondiale et nationale, la plus grande division
réside entre la vaste majorité de la population
et une minuscule couche sociale, d'une richesse obscène
dont les intérêts sont en opposition fondamentale
avec les précédents. Les riches s'enrichissent aux
dépens de l'ensemble de la classe ouvrière, sans
que cela ait quoi que ce soit à voir avec le pays d'origine,
la couleur de la peau, la langue ou la religion des travailleurs
qu'ils spolient. Et c'est seulement par une unité basée
sur la réalité des intérêts communs
de classe, plutôt que sur une chimérique identité
nationale partagée, que peuvent être défendus
les acquis sociaux incarnés par l'état providence,
et plus généralement, c'est uniquement par cette
unité que l'on peut accomplir quelque chose de progressiste.
Références:
3. E. P. Thompson, The Making
of the English Working Class, Penguin Books, 1980.
4. Anthony J. Badger, The New Deal,
Hill and Wang, 1989.
5. Arthur M. Schlesinger Jr., The
Age of Roosevelt, Heinemann, 1957, p 272.
Copyright
1998 - 2012 |
|