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WSWS : Nouvelles et analyses : Europe

L’opéra de Mozart « Idomeneo » et la campagne contre les musulmans

Par Patrick Richter
19 octobre 2006

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L’Allemagne a elle aussi maintenant son débat sur la terreur et la sécurité publique. On veut créer une atmosphère d’hystérie et de peur et mettre la vie culturelle et politique du pays au pas de la politique intérieure et extérieure de plus en plus agressive du gouvernement allemand. Comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, l’intégrisme islamiste sert de prétexte pour y parvenir.

La directrice de l’opéra de Berlin, Kirsten Harms portait ces derniers jours les marques de ce choc. Elle s’était retrouvée, après sa décision de retirer du répertoire l’opéra « Idomeneo » de Mozart, au centre d’une campagne massive où elle ne reçut guère de soutien ni n’eut droit à beaucoup de compréhension.

Elle s’était décidée à prendre cette mesure extraordinaire à la mi-septembre, après des mises en garde faites par le ministre de l’Intérieur du Land de Berlin, Ehrhard Körting (SPD) et du Landeskriminalamt (LKA), l’office régional de la police judiciaire.

Dans une analyse de la mise en scène d’« Idomeneo » à l’opéra de Berlin, le LKA parvint à la conclusion « que la mise en scène [pourrait] avoir comme conséquence une situation dangereuse avec des suites difficiles à prévoir pour la sécurité et l’ordre publics ». « La situation mondiale actuelle est caractérisée par un rejet largement partagé de l’idéologie occidentale par des couches de la population musulmane mondiale. Y contribuent entre autres des actions militaires dans divers pays à caractère musulman, qui sont interprétées par les représentants intégristes de l’islam comme une attaque contre leur religion. Des appels à la résistance déclenchent, en partie sur la base de prétextes minimes, des réactions considérables (voir le conflit à propos des caricatures de Mahomet) ».   

Ainsi que Harms l’expliqua à la presse, Körting lui avait téléphoné personnellement dans son lieu de vacances afin d’attirer son attention sur l’analyse du LKA et de la mettre en garde contre une représentation de l’opéra de Mozart. Il aurait aussi parlé de menaces au téléphone et, selon Harms, il aurait dit qu’il aimait l’opéra de Berlin, qu’il passait souvent devant et qu’il ne voulait pas qu’un jour il ne soit plus là.

La mise en scène d’« Idomeneo » à l’opéra de Berlin est en cours depuis mars 2003 avec des interruptions. Elle est du metteur en scène Hans Neuenfels. Quittant la version classique de Mozart, Neuenfels fait à la fin de l’opéra, couper la tête au dieu grec de la mer, Poséidon, à Bouddha, à Jésus et également à Mahomet, pour illustrer que le protagoniste se détourne de Dieu. « La mise en scène n’est dirigée ni contre l’islam, ni contre une autre religion, mais elle est une narration sur la religion en général », dit Neuenfels. A l’opposé des caricatures de Mahomet publiées par le journal danois  Jyllandsposten l’an dernier, il ne s’agit pas d’une provocation contre l’islam.

On peut bien sûr se demander si la décision de Harms de retirer l’opéra du répertoire est correcte ou non. Toute tentative d’imposer une censure religieuse  et toute attaque contre la liberté artistique et la liberté d’opinion est réactionnaire et  doit être rejetée. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. La décision de Harms est justifiée et compréhensible du point de vue de quelqu’un qui veut éviter d’exposer inutilement public et acteurs au danger.  

Après avoir entendu les mises en garde de Körting et du LKA, madame Harms ne pouvait que partir d’un danger imminent et grave et elle s’est vue dans une situation pour laquelle elle ne portait aucune responsabilité, mais où le facteur le plus minime pouvait avoir des conséquences tragiques. Elle expliqua au cours du journal télévisé qu’elle avait pensé au récent discours du pape qui avait conduit à une forte polarisation et à une confrontation avec le monde musulman.

Elle voulait de toute évidence éviter que l’opéra de Berlin dont elle a la responsabilité artistique, ne soit entraîné dans un débat sur l’islam et qu’il ne soit transformé en instrument politique. Cela veut dire qu’elle voulait précisément éviter ce qui s’est produit depuis. Elle voulait même, afin d’éviter tout débat et toute attention de la part des médias tenir initialement sa décision secrète.  

Elle a peut-être aussi pensé à la prise d’otages du théâtre « Nordost » de Moscou ou cent spectateurs avaient perdu la vie il y a deux ans lors d’une occupation par des séparatistes tchétchènes.

Mais au lieu de respecter cette décision ou bien de discuter ouvertement de ce qui l’avait motivée on lança une campagne d’injures politiques qui par ses dimensions et son intensité en dit plus long sur ceux qui y participent que sur la question débattue. 

On reprocha jusque dans les plus hautes sphères de la politique à madame Harms d’avoir été lâche. Elle se serait pliée aux diktats des intégristes islamistes et elle aurait créé un dangereux précédent, dans la mesure où elle avait remis en question en y obéissant à l’avance la liberté d’expression et de pensée.  

Dans un surprenant unisson, ce furent précisément ceux qui préconisent un Etat où la surveillance est totale et qui ne reculent devant aucune attaque contre les droits démocratiques, comme le vote récent des lois antiterroristes, qui montèrent au créneau au nom de la « liberté d’opinion ».

La chancelière conservatrice, Angela Merkel elle-même prit la parole pour dire : « Nous devons faire attention à ne pas reculer de plus en plus par peur d’extrémistes prêts à la violence. L’auto-censure motivée par la peur n’est pas supportable. »

Le ministre de l’Intérieur, Wolfgang Schäuble (CDU) dit que madame Harms était « devenue folle », il trouvait que l’annulation de l’opéra était « inacceptable et ridicule ». Le vice-président du groupe parlementaire de la CDU, Wolfgang Bosbach, parla d’une « génuflexion devant les terroristes » et le ministre de l’Intérieur bavarois, Günther Beckstein (CSU) estima que l’annulation de l’opéra était une « triste preuve de ce que l’agitation islamiste extrémiste contre la liberté d’opinion portrait de toute évidence des fruits dans notre société ». Le ministre de la Culture, Bernd Neumann (CDU) dit que si la peur d’éventuelles protestations « menait déjà à l’auto-censure, alors la culture démocratique de la liberté d’expression [était] en danger ».

Le SPD et les Verts aussi ont parlé dans ce sens. Pour le chef de la fraction du SPD au parlement, Peter Struck, l’annulation de l’opéra signifie une capitulation « devant un danger éventuel », l’expert en politique intérieure du SPD, Dieter Wiefelspütz, parla d’un « épisode lamentable » et la dirigeante des Verts, Claudia Roth, parla d’un « signal de lâcheté ».

La seule voix publique à parler en faveur de Harms fut le Deutsche Bühnenverein qui rejeta les critiques comme mensongères. Le président du groupe des directeurs de cette société, Holk Freytag, expliqua que madame Harms avait en fin de compte agi sur le conseil d’organismes d’Etat comme le LKA et que sa décision avait été responsable, parce que les musulmans avaient été humiliés dans le monde entier.

Et c’est précisément de cela qu’il s’agit. L’indignation à propos de l’annulation de « Idomeneo » ne sert pas à la défense de la liberté d’opinion, mais fait partie d’une campagne hystérique et hypocrite ayant pour but d’échauffer encore plus les esprits contre l’islam. En intimidant les voix critiques, on veut préparer le terrain idéologique pour une politique intérieure et une politique extérieure bien plus agressives et pour détourner l’attention de ceux qui portent la principale responsabilité pour le danger accru d’attentats terroristes en Allemagne.

Le gouvernement Merkel a opéré un tournant à droite dans sa politique extérieure depuis qu’il a pris ses fonctions. Il a plus ou moins ouvertement soutenu les crimes de l’impérialisme américain en Irak et il a tout récemment soutenu sans réserve la guerre brutale d’Israël contre le Liban. A présent, les bâtiments de la flotte allemande sont engagés dans ce même conflit dans le cadre d’une mission militaire.

L’élite dominante allemande s’oppose de plus en plus ouvertement aux intérêts de la population travailleuse, non seulement dans des pays comme l’Irak, l’Afghanistan ou le Liban, mais encore en Allemagne même.

C’est ce que Merkel pense lorsqu’elle dit : « … ne pas reculer de plus en plus par peur d’extrémistes prêts à la violence ». La population allemande doit-elle aussi vivre avec les attentats terroristes qui seront le résultat d’une politique extérieure allemande de plus en plus dénuée de scrupules ? On se rapproche sensiblement de conditions semblables à celles d’Israël.   

C’est pour cette raison qu’on ne veut pas que l’argument, justifié, de madame Harms et selon lequel elle a voulu réduire le danger pour le public et les acteurs, soit accepté. Comme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne les médias et les milieux culturels doivent prendre à leur compte une « lutte à la terreur » générale et irrationnelle, où les causes du terrorisme ne doivent pas être nommées – la main-mise agressive par l’impérialisme sur le pétrole et le pouvoir au Moyen-Orient et dans le monde entier.

Après l’intervention de Merkel, Schäuble et compagnie, le maire de Berlin Wowereit, le ministre de l’Intérieur du Land, Körting et le ministre de la Culture, Flierl se mirent au diapason, bien que l’annulation de l’opéra ait été discutée avec eux. Ils présentèrent la décision de madame Harms comme n’engageant qu’elle et ne voulurent plus rien savoir de leur position initiale.  

Seul Flierl dit encore qu’il avait loué la décision prise par madame Harms « après les estimations qu’on lui avait fait connaître » comme étant « responsable », mais qu’il considérait maintenant que « les inquiétudes relatives à la sécurité n’étaient ni suffisamment actuelles ni suffisamment substanciées pour justifier une décision d’annuler [l’opéra] ».

Körting minimisa sa mise en garde (il souhaitait que le bâtiment de l’opéra de Berlin  reste entier) et la présenta comme une plaisanterie. En accord avec Wowereit, Korting expliqua dans une déclaration à la presse que « tant la dispute à propos des caricatures, que le débat sur la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne et que la discussion sur l’annulation de « Idomeneo » à l’opéra de Berlin montrent clairement combien est opportune une discussion ouverte avec les musulmans d’Allemagne d’une part sur le respect des sentiments religieux et d’autre part sur la liberté d’opinion et la liberté de la culture ».

Il exprima par là ce qu’a effectivement été le but de cette campagne sur l’opéra de Mozart. On veut mettre sur le même plan « Idomeneo » et les caricatures de Mahomet, une provocation droitière délibérée et le discours du pape afin de créer une atmosphère de peur et d’hystérie, dirigée contre les musulmans.

Körting est sans aucun doute la personne idéale pour revendiquer un débat sur la liberté d’opinion, lui qui avait en août encore interdit la présence de portraits du dirigeant du Hezbollah, Nasrallah, lors de protestations contre la guerre du Liban et menacé les manifestations de dispersion immédiate en cas de désobéissance.

Pour ce qui est de l’« autocensure » également les politiciens qui ont pris la parole dans cette campagne n’ont pas la moindre crédibilité. Ils sont tous d’accord pour dire que les dépenses pour la culture (et cela concerne aussi les trois opéras de Berlin), doivent être réduites. Ils exigent que les opéras se financent eux-mêmes ce qui n’est possible que si les oeuvres qu’on y joue garantissent des salles pleines. Comme les taux d’écoute pour les chaînes de télévision commerciales c’est la vente des billets qui prend le pas sur la liberté culturelle et les décisions autonomes, sans même parler des sponsors privés.

(Article original paru le 30 septembre 2006)