La chef du Parti vert, Elizabeth May, et le
chef du Parti libéral du Canada, Stéphane Dion, ont donné une conférence de
presse conjointe le 13 avril pour annoncer qu’ils ne présenteraient pas
de candidats l’un contre l’autre dans leurs circonscriptions
respectives lors des prochaines élections fédérales. Leur déclaration commune
stipule qu’un « gouvernement dirigé par
Stéphane Dion pourrait bien fonctionner en collaboration avec un groupe de
députés verts » afin de « lutter contre les changements climatiques ».
Peut-être pour la première fois de leur
histoire, les libéraux ne présenteront pas de candidats dans tous les comtés
électoraux lors d’une élection générale. Dans la circonscription de Nouvelle-Ecosse
détenue par le ministre des Affaires étrangères, le conservateur Peter McKay,
les libéraux vont soutenir l’élection de la dirigeante du Parti vert.
L’engagement réciproque de May de ne pas
présenter de candidat vert dans le comté montréalais de Dion, Saint-Laurent-Cartierville,
où il a été élu avec une avance de 20 000 voix sur son plus proche rival,
est purement symbolique. Pour les Libéraux, la véritable valeur de
l’entente conclue entre Dion et May est l’endossement enthousiaste de
la dirigeante des Verts, qu’elle a accompagné de déclarations comme celle-ci :
« Je considère M. Dion comme un véritable leader pour ce pays. »
Si les Verts comptent sur le pacte de
non-agression avec le parti traditionnel du pouvoir au Canada pour devenir plus
respectables aux yeux de l’opinion publique officielle et peut-être arracher
une victoire surprise sur MacKay en Nouvelle-Ecosse, les enjeux sont plus considérables
pour les libéraux.
Dion tente de faire appel à l’opposition
grandissante envers la politique du libre marché et du militarisme suivie
depuis quatorze mois par le gouvernement minoritaire de Stephen Harper, tout en
se préparant à continuer et à intensifier cette même politique en tant que
prochain premier ministre du Canada.
Il faut rappeler que les libéraux ont été au
pouvoir de l’automne 1993 à janvier 2006 sous la direction de Jean
Chrétien et Paul Martin. Durant ces douze années, ils se sont présentés comme
des opposants aux mesures de droite avancées par le Parti réformateur et son
successeur l’Alliance canadienne (ce dernier parti a absorbé
l’ancien parti tory pour former le Parti conservateur actuel) seulement
pour les mettre en œuvre, éviscérant les programmes sociaux et accordant
des réductions d’impôts à la grande entreprise et aux riches.
S’inspirant de cet historique de
duperies, dont il fut un des protagonistes en tant que ministre sous Chrétien
et ensuite sous Martin, Dion a affirmé dans un récent discours qu’il
mènera « la lutte contre la pauvreté et l’exclusion ». Pointant
du doigt des programmes gouvernementaux comme l’assurance-chômage et
l’assurance-santé, Dion s’est vanté que « les principales
avancées sociales du Canada ont été essentiellement réalisées sous le Parti
libéral du Canada ».
Le véritable dossier du Parti libéral est très
différent. Les mesures d’austérité anti-ouvrières des gouvernements
Trudeau de la fin des années 1970 et du début des années 1980 ont cédé le pas
dans les années 1990 à un assaut tout azimuts sur ce qui restait de l’Etat-Providence.
Sous le gouvernement de Chrétien et Martin, des milliards de dollars ont été
siphonnés du fonds de l’assurance-chômage, aux dépens des chômeurs et des
travailleurs saisonniers. Au même moment, le système de santé et d’autres
programmes gouvernementaux vitaux étaient coupés jusqu’à l’os.
Cette politique de droite a été un facteur clé de la défaite des libéraux lors
des dernières élections.
Dion lui-même sent que le fait d’agiter les vieilles
recettes libérales ne suffira pas à freiner l’importante érosion de
l’appui populaire à son parti. C’est pourquoi il a pris la décision
sans précédent de ne pas présenter de candidat libéral dans chacune des
circonscriptions et de se tourner vers les Verts pour qu’ils aident les libéraux
à se refaire une image d’alternative progressiste aux conservateurs
ouvertement pro-patronaux et pro-Bush.
Les médias officiels ont accueilli avec hostilité le pacte
entre Dion et May, qu’ils ont condamné comme étant un signe de faiblesse
de la part du Parti libéral et une adaptation inutile aux préoccupations
populaires face à la politique étrangère agressive des conservateurs et à leur
point de vue de droite sur les questions économiques et environnementales. Par
exemple, un éditorial du Globe and Mail a qualifié l’entente
d’« excentrique », notant avec inquiétude que « les Verts
souhaiteraient voir le Canada quitter l’Accord de libre-échange
nord-américain avec un préavis de six mois et revoir sa participation à
l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord ».
Cette opposition reflète les positions des sections les
plus puissantes de l’élite dirigeante qui soutiennent l’importante
poussée de la politique canadienne vers la droite opérée par les conservateurs
et qui ne tolèreront aucun relâchement dans les attaques sur les programmes
sociaux et les droits démocratiques au pays, ou contre les peuples opprimés de
l’Afghanistan et de futures cibles de l’intervention militaire
canadienne à l’étranger.
Mais d’autres sections plus perspicaces de
l’establishment sont conscientes de l’intense opposition populaire
au programme de droite de Harper et craignent que celle-ci trouve une
expression politique indépendante. Elles voient les libéraux jouer un rôle-clé
pour maintenir ce sentiment d’opposition à l’intérieur du cadre
politique existant. Commentant le pacte entre Dion et May, un chroniqueur du Toronto
Star pro-libéral a écrit : « Ils se sont entendus pour ne pas
diviser le vote progressiste. » May a elle-même affirmé, en réponse à des
questions sur son rapprochement avec Dion, qu’elle ne voulait pas devenir
la « Ralph Nader du Canada ».
Après s’être présenté pour les Verts aux élections
présidentielles de 2000, Nader fut accusé par les démocrates d’avoir volé
des votes à leur candidat, Al Gore, et d’avoir ainsi préparé une victoire
des républicains. Plus tôt cette année, May avait suggéré la même idée dans une
entrevue à la télé : « L’une des erreurs de Nader a été
d’affirmer qu’il n’y avait pas de différence entre Bush et
Gore. »
En fait, toute la trajectoire de la politique américaine
depuis le vol des élections de 2000 par Bush et le déclenchement de guerres
d’agression contre l’Afghanistan et l’Irak a démontré
qu’il n’y avait aucune différence de principe entre les
républicains et les démocrates. Les démocrates constituent autant un parti de
guerre que les républicains. Ils soutiennent les buts de guerre de
l’élite dirigeante américaine, à savoir le contrôle des régions riches en
pétrole du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, mais critiquent le fait
que la guerre en Irak soit menée de façon incompétente sans être accompagnée
d’une campagne diplomatique.
On peut tracer un parallèle entre les positions des
démocrates aux Etats-Unis et celles des libéraux canadiens. Ils sont tous deux
en désaccord avec leurs opposants politiques sur des aspects tactiques d’un
programme gouvernemental de droite qu’ils partagent essentiellement.
Les libéraux continuent de soutenir la participation des
Forces armées canadiennes aux côtés des Etats-Unis dans la guerre de
contre-insurrection en Afghanistan, une intervention militaire qu’ils ont
eux-mêmes entreprise à l’automne 2001. Ils regrettent toutefois la
relation trop étroite qu’entretient Harper avec l’administration
Bush en affirmant qu’elle nuit aux propres ambitions géopolitiques
de l’élite dirigeante canadienne. Comme l’a déclaré Dion : « Nous
avons travaillé si fort pour que le Canada puisse faire entendre sa propre voix
dans le monde, une voix différente de celle d’un conservatisme à la Bush
ou à la Harper. »
Trois jours plus tard, dans un effort apparent visant à
calmer les inquiétudes de la grande entreprise que l’entente avec les
Verts ne mène son parti « trop à gauche », comme le disait un
commentateur du Globe and Mail, Dion a prononcé un discours important
sur sa politique économique dans lequel il a attaqué les conservateurs de la
droite. Le dirigeant libéral a condamné la décision des conservateurs de
« ne plus permettre aux entreprises canadiennes de déduire
les intérêts sur les prêts contractés pour financer leur expansion
internationale » et de « prélever un écrasant impôt de 31% sur les fiducies de revenu ».
C’était un signal clair venant de Dion qu’il
avait l’intention de mettre en oeuvre sa promesse de se présenter aux
prochaines élections « avec une plateforme et une équipe qui sera beaucoup plus
proche de la grande entreprise que M. Harper ». Voilà la véritable
orientation de classe que les libéraux veulent camoufler avec l’aide des
Verts.
May, qui présente son parti comme étant
« financièrement et fiscalement responsable », a dit à plusieurs
reprises que l’environnement est une « obligation morale » qui
« va au-delà de la politique partisane. » La crise environnementale
est ainsi séparée de sa source objective qui réside dans le système économique
existant, un système motivé par le profit personnel et les intérêts
« nationaux » d’Etats-nations en compétition.
En réalité, les problèmes de plus en plus complexes de la
société de masse moderne, incluant la crise environnementale, ne peuvent être
résolus sans une restructuration fondamentale de l’économie globale. Ce
n’est qu’en stoppant la subordination de la vie socio-économique à
la poursuite du profit et la division du monde en États-nations rivaux
qu’il sera possible d’utiliser les ressources mondiales de manière
rationnelle et durable pour combler les besoins humains.
Fait à noter, aucune de ces questions de principe n’a
été soulevée par les sociaux-démocrates du Canada, qui prétendent être
l’opposition de gauche aux libéraux. Utilisant un langage similaire à
celui des conservateurs, le dirigeant du Nouveau Parti démocratique, Jack Layton,
a dénoncé l’entente conclue entre May et Dion comme étant une
« entente de couloir entre deux dirigeants de parti » qui est « antidémocratique »
parce qu’elle va priver « les Canadiens d’un choix complet
lors d’une élection. »
Tout au long de leur histoire, le NPD a opposé la politique
de contestation parlementaire à la lutte pour l’indépendance politique de
la classe ouvrière contre le système de profit. Cette politique l’a mené
à soutenir des gouvernements libéraux minoritaires et à désarmer politiquement
la classe ouvrière durant des moments critiques de la lutte de classe, lorsque
l’élite dirigeante se préparait à prendre un virage à droite. Ce fut
notamment le cas lors de la période explosive du début des années 70 et plus
récemment durant une période de six mois en 2005.
Les dénonciations des libéraux par le NPD, y compris la
critique du pacte avec les Verts, ne signifient pas que les néo-démocrates ont
rompu avec leur pratique de plusieurs décennies consistant à canaliser le
mécontentement populaire vers la voie inoffensive de la contestation au
Parlement. Ces dénonciations expriment plutôt la crainte du NPD de devenir
marginal dans le milieu de la politique officielle. Dans le but de maintenir
son groupe parlementaire, Layton est en train de flirter avec les conservateurs
de Harper, utilisant leurs soi-disant « concessions » sur des
questions comme les changements climatiques comme preuve que les manœuvres
parlementaires du NPD peuvent donner des « résultats ». En fait, ce
faisant, le NPD offre une couverture politique au gouvernement canadien le plus
à droite depuis la Grande Dépression.