La démocratie bourgeoise, comme l'écrivait
Karl Marx dans La guerre civile en France, est un mécanisme qui sert à
décider « quel membre de la classe
dirigeante [devra] "représenter" et fouler
aux pieds le peuple au Parlement ». Récemment pourtant, ce mécanisme a commencé à avoir des ratés en
France — avec le discrédit du Parti socialiste (PS) à la suite de son
élimination au premier tour des élections présidentielles de 2002 et des vagues
de grèves rassemblant plusieurs millions de personnes contre la politique
d'austérité en 2003, 2006 et 2007. Fidèles à eux-mêmes, les pseudo-trotskystes
des groupes d'« extrême gauche », Lutte ouvrière (LO) et la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR), s'activent pour essayer de le réparer.
Les grèves d'octobre et novembre 2007 contre
les attaques sur les retraites prévues par le président Nicolas Sarkozy ont été,
en dépit de leur défaite, un tournant stratégique dans les relations de classe
en France. Leurs répercussions ont ébranlé les milieux
politiques bourgeois.
Le taux d'approbation de Sarkozy est tombé en
dessous de 50 pour cent pour la première fois depuis son élection en mai. Bien
qu'il soit encore trop tôt pour le dire, les élections municipales à venir de
mars 2008 pourraient très bien faire reculer nettement l'UMP de Sarkozy. Les
milieux politiques bourgeois sont inquiets : comment va-t-on canaliser le
mécontentement populaire ?
Le problème qui se pose à la bourgeoisie
française vient de ce que son parti préféré à gauche, le PS, ne peut pas
redevenir un parti de gouvernement à part entière à lui seul. Son objectif
actuel est de s'établir comme parti d'opposition. Henri Weber — un
dirigeant du PS et ancien fondateur de la LCR avec Alain Krivine — a
annoncé lors d'une rencontre entre dirigeants du PS et de la LCR le 7 décembre
au théâtre du Rond-Point à Paris : « Nous devons devenir, nous
pouvons devenir un parti à 35 pour cent, comme dans la plupart des pays
d'Europe. »
Le PS s'est toujours appuyé sur des alliances
avec d'autres partis pour gouverner – en effet, sa formation en 1971 au
Congrès d'Épinay était fondée sur une stratégie d'alliance avec le Parti communiste
(PC – stalinien). Dans les années 1980 et 1990, ses partenaires favoris
étaient les staliniens et les Verts, formant la « gauche plurielle ».
Cependant, la collaboration des staliniens et
des Verts avec le PS les a tellement discrédités qu'ils ne sont plus d'aucune
utilité. Dans un article du 6 décembre, « La question des alliances est
posée », le quotidien de centre gauche Le Monde note : « Le
PC n'existe plus électoralement (1,3 pour cent pour Mme Buffet en 2007 contre
15,3 pour cent pour Georges Marchais en 1981). Il en est de même pour les
Verts. [...] La gauche ne peut plus prétendre revenir au pouvoir avec les
alliances qui étaient celles du "cycle d'Epinay". »
Tous les signes indiquent que l'on sonde et
soupèse l’« extrême gauche » comme un allié potentiel du PS
dans une tentative de rééquilibrer la politique bourgeoise française.
L'ex-candidate PS à la présidence, Ségolène
Royal, a donné des entretiens à la télévision et dans la presse où elle
appelait à créer une coalition « de François Bayrou [politicien bourgeois
conservateur] à José Bové [militant altermondialiste] ».Dans son
entretien avec Le Monde, elle a déclaré, « Je me reconnais dans
Olivier Besancenot quand il demande la radicalité sur un certain nombre de
sujets. »
Besancenot en particulier a bénéficié d'une
large couverture dans les médias bourgeois. Un sondage BVA de novembre a placé
son taux d'approbation à 40 pour cent, et un sondage Ipsos en octobre pour Le
Point a placé sa popularité au-dessus de celle de Royal. Certains
politiciens du PS ont commencé à lui adresser des louages en public ; le sénateur
Jean-Luc Mélenchon a déclaré : « Monsieur Besancenot est très populaire.
Comment le lui reprocher ? Il a gagné ses galons ! »
Le PS a aussi consulté LO, comme l'a reconnu
Arlette Laguiller, porte-parole de LO, dans un entretien accordé le 8 décembre
au quotidien Libération. Interrogée à propos de ses rencontres avec
Royal, Laguiller a répondu : « À un de ses meetings, le fait que
j'appelle à voter pour elle avait été très applaudi. »
Les tentatives de sonder l’« extrême
gauche » sont simplifiées par les relations sociales entre la direction de
l’« extrême gauche » et leurs anciens camarades qui occupent à
présent des postes élevés au PS. La rencontre au théâtre du Rond-Point, où
étaient présents Weber et le dirigeant de la LCR, Krivine, est là pour en
témoigner.
Une autre rencontre, selon un article amusé
paru dans Le Monde du 2 octobre, a été le mariage de Weber avec la
productrice de télévision Fabienne Servan-Schreiber — réunissant 800
invités de marque, dont des dirigeants de haut rang des milieux de la banque et
de la mode, l'ancien Premier Ministre Laurent Fabius, et l'actuel ministre des
affaires étrangères Bernard Kouchner, ainsi qu'un certain nombre de « trotskystes. »
LO et la LCR sont toutes deux pleinement conscientes
de la radicalisation qui a lieu dans la classe ouvrière, alors que les
syndicats négocient des baisses des minima sociaux et bloquent les grèves en
collaborant avec le gouvernement.
Dans un article intitulé « Situation
sociale et tactique syndicale », dans son numéro du 9 novembre de Lutte
de classe, LO a écrit : « La gravité des coups portés aux
travailleurs par le patronat et le gouvernement est en train de convaincre
nombre d'entre eux que la politique de négociation prônée par les confédérations,
sans rapport de forces, est au mieux inefficace, mais, en réalité, nuisible. »
Dans sa lettre ouverte du 6 décembre à LO, la
LCR notait également :« Les critiques de l'attitude de Thibault [dirigeant
de la CGT] chez les cheminots et même dans la fédération CGT des cheminots
traduisent d'une certaine manière le refus de la politique de diagnostic
partagée des directions confédérales. Cette prise de conscience s'exprime aussi
sur le terrain politique par rapport au PS qui n'a pas manqué une occasion de
rappeler son accord avec la réforme des régimes spéciaux. »
LO et la LCR ont toutes deux réagi face à
cette conscience politique grandissante dans la classe ouvrière en abandonnant
leurs prétentions de loyauté au marxisme et en faisant la promotion vigoureuse d'alliances
politiques dénuées de principes. Cela a pris des formes quelque peu différentes
dans les deux organisations.
Depuis son université d'été à Port Leucate en
août, la LCR a essayé de former un parti de la gauche unifiée dans lequel elle
pourrait se liquider, tout en montant une campagne s'adressant à la jeunesse
française et qui met en avant le guérillero sud-américain Che Guevara. Le
nouveau parti ne prétendrait plus être associé au trotskysme. Précisément parce
qu'il rejette ses précédentes prétentions au marxisme, cependant, la LCR s'est
sentie obligée d'affirmer sa large indépendance politique par rapport au PS (ce
qui est entièrement faux).
Dans un entretien au Parisien le 24 août intitulé
« La LCR n’a plus vocation à exister », Besancenot a clairement
fait comprendre qu’il voyait ce nouveau parti comme un potentiel parti de
gouvernement de l’Etat bourgeois : « Soyons clairs : le
pouvoir ne nous fait pas peur. Mais peut aussi donner des vertiges. Nous ne
voulons aucun accord parlementaire ou gouvernemental avec un parti social-libéral
comme le PS. Cette indépendance politique est un gage de liberté. Et elle s'est
révélée plutôt payante aux dernières élections... Elle n'empêche pas une
résistance commune face à la droite. »
LO, de son côté, a récemment annoncé qu’elle ferait
liste commune avec le PS et d’autres partis de la gauche plurielle dans
certaines villes, dont Angers, Besançon, Saint-Brieuc et Orléans. C’est
la première fois que LO fait liste commune avec le PS. Dans sa lettre sur le
Congrès de LO du 1er et 2 décembre, Arlette Laguiller faisait
remarquer de façon révélatrice : « Cette attitude est certes
nouvelle, mais la possibilité de l'envisager n'est, pour nous, pas nouvelle. Il
se trouve que, lors d'élections municipales précédentes, le Parti socialiste et
le Parti communiste étaient au gouvernement et s'y comportaient comme la droite
aujourd'hui, ce que nous ne voulions pas cautionner. »
LO refuse de rejoindre le nouveau parti fourre-tout de la LCR,
ce qui a suscité une prise de bec plutôt amusante. LO a expliqué de façon invraisemblable
son refus d’y participer en déclarant qu’elle refusait
d’abandonner la perspective d’un « parti marxiste léniniste trotskyste »
un point auquel le numéro du 6 décembre du journal de la LCR, Rouge, a
répondu en faisant remarquer ironiquement que les soi-disant principes de LO
l’empêchaient de s’allier à la LCR, mais ne semblaient pas
l’empêcher de faire liste commune avec le PS.
Mais le même jour, dans une lettre ouverte à LO, lui demandant
de reconsidérer sa décision, la LCR reconnaissait que son nouveau parti
fourre-tout serait une organisation chaotique grouillant de factions et où
toutes sortes d’organisations de l’ancienne gauche plurielle et de
la soi-disant extrême-gauche, prospèreraient. Prétendant que LO pourrait
rejoindre le nouveau parti de la LCR sans compromettre son indépendance, la LCR
écrivait : « Nous espérons réussir à engager le regroupement
d'organisations, de groupes militants, d'anciens militants du PC... passe par
le droit à la libre organisation de chacun en tendance, voire en fraction. »
En bref, l’agitation politique grandissante au sein de la
classe ouvrière pousse les pseudo-trotskystes dans une alliance électorale avec
les partis de gouvernement de la gauche. Il ne s’agit pas ici d’un
hasard ou d’une erreur temporaire, mais c’est le reflet d’une
peur et d’une hostilité organiques envers une politique ouvrière
indépendante, qui émerge directement de perspective politique de LO et de la
LCR, qui n’est autre qu’un syndicalisme démoralisé qui a pour
principal objectif celui d’exercer une pression politique sur la
bourgeoisie au moyen de grèves déterminées. L’hostilité grandissante des
travailleurs envers toute négociation avec la bourgeoisie remet en question la
viabilité de cette stratégie.
LO a fait un résumé concis de sa perspective dans un article
daté du 9 novembre : « dans le passé, la base, les travailleurs ont
su déborder les appareils syndicaux et faire en sorte que le mouvement se
développe, se renforce et s'amplifie malgré eux. C'est de cette manière que le
monde du travail a remporté la plupart de ses combats victorieux. Là est la
perspective la plus féconde pour l'avenir. » Il est bien sûr vrai
qu’une lutte basée sur la grève ne peut pas durer longtemps, à moins
qu’elle n’échappe au contrôle de la bureaucratie syndicale qui
cherche inévitablement à l’étouffer. Néanmoins, les questions politiques
que soulèverait une lutte de la classe ouvrière qui s’affranchirait des
syndicats, c'est-à-dire la question de savoir quelle classe sociale gouvernera,
sont totalement éludées.
LO reconnaît même que les travailleurs les plus avancés
politiquement sont parvenus à des conclusions politiques accablantes concernant
la CGT : « si les cheminots les plus radicaux ont ressenti, à
juste titre, l'attitude de la CGT soit comme une réticence à poursuivre le
mouvement engagé, soit pour certains comme un abandon du combat, c'est surtout
parce qu'elle ne proposait pas de suite [pour la grève d’un jour de la
mi-octobre]. »
Cependant au lieu de chercher à utiliser ces trahisons pour démasquer
politiquement la direction syndicale, LO a pressé la CGT de changer la
politique qui la discrédite le plus clairement aux yeux des travailleurs :
« [la CGT] aurait dû, avant même le 18 octobre, annoncer la date d'une
autre lutte, constituant une autre étape. »
Cette incohérence politique n’est pas due au
hasard : la fraternité pseudo-trotskyste dans son ensemble base, en
dernière analyse, sa perspective de grève sur la finalité consistant à trouver
un accord sur les réformes avec l’Etat bourgeois.
Cela a été souligné par les commentaires d’Alain Krivine
au meeting du théâtre du Rond-point avec les huiles du PS Weber, François Rebsamen
et Manuel Vast. Il a commencé par souligner son accord politique fondamental avec
le PS : « pour moi, l'adversaire ce n'est pas le PS, mais Sarkozy, la
droite, et le Medef. Si aujourd'hui on a des désaccords, c'est sur la façon de
combattre Sarkozy, la droite et le Medef. »
Krivine a poursuivi : « La première question que je pose :
peut-on résorber [l'inégalité sociale] par des mesures concrètes qui impliquent
une nouvelle répartition des richesses ? La deuxième question est celle
des moyens : toutes les grandes réformes en France, celles du Front
populaire, celles de la Libération, celle de 68, la victoire sur le CPE, ne
sont jamais venues directement des parlementaires. C'est parce que des millions
de gens sont descendus dans la rue, ont fait la grève générale, vous ont botté
les fesses. »
On peut difficilement imaginer une perspective plus étriquée
que celle qui considère les luttes sociales titanesques du vingtième siècle
principalement comme un moyen de pression sur la bourgeoisie en vue
d’obtenir des réformes législatives. On ne peut pas traiter ici de toutes
les questions historiques soulevées par Krivine. Cependant, on peut se
contenter de dire qu’en aucune manière elles ne corroborent la prétention
implicite de Krivine, selon laquelle il suffit de mobiliser un grand nombre de
grévistes pour obtenir de la bourgeoisie des réformes durables. La question des
perspectives politiques mises en action par la classe ouvrière internationale,
est absolument essentielle.
Le Front populaire de 1936 en est peut-être l’exemple le
plus flagrant. L’alliance entre le Parti radical, la SFIO (précurseur du
PS) et le PC avait empêché une lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir
par la classe ouvrière. En laissant quasiment intacte la politique étrangère de
la bourgeoisie française, cette alliance avait scellé l’isolement du
mouvement des travailleurs espagnols qui soutenait la lutte de la République
contre Franco, contribuant à conduire à la victoire des fascistes durant la
guerre civile espagnole. En retirant encore davantage de l’ordre du jour
politique mondial la lutte pour le pouvoir des travailleurs, cette alliance a
contribué à consolider le régime de Hitler en Allemagne nazie. Les
réformes que le Front populaire avaient garanties furent en fait rapidement
réduites à néant par la Deuxième Guerre mondiale, l’occupation nazie de
la France et la collaboration de la bourgeoisie française avec
l’occupant.
Ces réformes furent rétablies sous la Libération et dans
l’après-guerre du fait de la peur d’une révolution, notamment au
moment de la Libération en 1945 où l’autorité de l’Etat
s’était effondrée dans bien des endroits de l’Hexagone, et de
l’immense pression idéologique exercée par l’héritage de la
révolution bolchevique et l’existence de l’URSS. Cela avait aussi
été rendu possible par le fait que la plus grande part de la vie financière et
industrielle se produisait à l’échelle nationale. Cette situation n’existe
cependant plus.
Ceci est souligné par la dernière lutte mentionnée par Krivine,
celle contre le CPE (Contrat première embauche) de 2006. Du fait d’une
collaboration politique délibérée entre les directions syndicales et le
ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui cherchait
à désarçonner ses rivaux politiques de droite, les résultats de la lutte se
sont limités au retrait temporaire du CPE. Mais cela n’a fait que contribuer
à ouvrir la voie à l’élection de Sarkozy comme président et par là même à
des attaques plus vigoureuses encore sur le niveau de vie des travailleurs.
On ne peut vaincre l’offensive de Sarkozy au moyen
simplement de grèves déterminées. Les pressions compétitives exercées par la
mondialisation capitaliste et l’explosion des tensions géopolitiques
mondiale conduisent l’impérialisme français à s’attaquer au niveau
de vie de la classe ouvrière dans le pays et à l’agression militaire à
l’étranger, pour exemple l’alignement de Sarkozy avec
l’administration Bush sur la politique au Moyen-Orient. Ceci appelle une
riposte politique de la part de la classe ouvrière beaucoup plus importante que
les luttes syndicales envisagées par LO et la LCR et pose la question de la
prise de pouvoir par les travailleurs.
C’est sur la base de cette perspective que le Comité
international de la Quatrième Internationale (CIQI) appelle au développement
d’une section du CIQI en France.