La campagne en vue des élections législatives
(Douma) de dimanche en Russie s’est faite sur le contexte d’une
crise grandissante de l’ensemble de la structure politique qui a émergé à
la suite de la liquidation de l’Union soviétique et du lancement des
« réformes » capitalistes au début des années 1990.
Les partis et les forces socio-politiques
participant à ces élections sont profondément discrédités aux yeux des électeurs.
Ils défendent tous les intérêts d’une nouvelle couche de propriétaires et
des couches supérieures de la bureaucratie d’Etat dont les intérêts sont
diamétralement opposés aux besoins et aux aspirations de la population
laborieuse, soit de la vaste majorité du pays.
Dans le même temps, la campagne électorale a
révélé des antagonismes croissants au sein de l’élite dirigeante elle-même :
l’incapacité d’arriver à un compromis au sujet de la succession du
président Vladimir Poutine ; des désaccords sur ce que devrait être les
priorités quant à davantage de développement social et économique (un rôle plus
grand pour le marché ou pour l’Etat dans l’économie ; une
intensification ou un répit des attaques contre les structures sociales) ;
sur la politique internationale dans le contexte d’une lutte grandissante
entre les puissances mondiales pour s’assurer le contrôle des marchés et
des ressources.
Jusqu’à présent, ces contradictions
avaient été maîtrisées par l’autorité personnelle de Poutine qui a servi
de facteur stabilisant dans son rôle « d’arbitre suprême de la
nation ». Cependant, à partir du moment où il a été obligé ouvertement de
prendre partie pour le parti au pouvoir afin de lui garantir une majorité
parlementaire, il s’est identifié directement avec l’oligarchie et
la bureaucratie prédatrices et son autorité a commencé à décliner.
Ceci menace d’ébranler la dernière
institution politique relativement stable restant dans la Russie
post-soviétique, à savoir la fonction de président qui a joué un rôle crucial
au cours de ces dernières années en maintenant la totalité de la structure du
nouveau capitalisme russe.
« Il
n’y rien de mieux »
Sur les onze partis officiels admis à
participer aux élections, pas plus de quatre ont une chance réelle de faire
leur entrée au parlement, selon les données rassemblées par des sociologues. Il
s’agit du parti pro-Kremlin, Russie unie dont Poutine conduit la liste
électorale, le Parti communiste de la fédération de Russie (PCFR) de Guennadi Ziouganov,
le descendant du Parti communiste stalinien de l’Union soviétique, le
parti ultra nationaliste libéral démocrate (PLDR) de Vladimir Zhirinovsky et
Russie juste, le « deuxième parti au pouvoir » dirigé par le
président du Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe),
Sergueï Mironov.
Loin de refléter le véritable éventail de
l’opinion politique dans la société russe, tous ces partis représentent
les tendances politiques de base qui se sont développées au sein de
l’élite dirigeante.
Le parti favori pour gagner les élections,
Russie unie, a été fondé durant l’été et l’automne de 1999 lorsque
les oligarques de l’époque d’Eltsine, dirigés par Boris Berezovski,
qui est tombé entre temps en disgrâce et qui est exilé, avaient préparé les
conditions pour le transfert du pouvoir au successeur d’Eltsine. Ce parti
devait devenir le servile instrument entre les mains de la clique dominante au
Kremlin pour contrôler le processus législatif de façon à garantir la
transformation de la Russie prétendument « démocratique » de
l’époque d’Eltsine en un pouvoir souverain centralisé capable de
poursuivre la restauration capitaliste et de parler davantage sur un pied
d’égalité avec les gouvernements influents de l’impérialisme
mondial.
Au cours de ces dernières années, Russie unie
a servilement pris un grand nombre de mesures en faveur du Kremlin et est
devenue à raison un symbole de la politique molle et de la corruption. Poutine
lui-même a été forcé de le reconnaître. A la mi-octobre, dans un discours
prononcé à Krasnoyarsk, il a dit que Russie unie ne disposait pas d’une
idéologie consistante ou de principes fermes et qu’elle comptait dans ses
rangs de nombreux « suiveurs » qui non seulement discréditaient le parti,
mais le régime dans son ensemble. Dans son discours, Poutine a ajouté « toutefois,
nous n’avons rien de mieux ».
Le caractère révélateur de cet aveu a été
immédiatement remarqué par de nombreux commentateurs.
Depuis sa fondation au début de 1993, le PCFR
de Ziouganov sert de pilier politique le plus important au Kremlin. En formant
un pont vivant entre la vieille nomenclature soviétique et la nouvelle
bourgeoisie et bureaucratie, son rôle est de diriger les protestations de masse
vers des canaux relativement sûrs du nationalisme grand russe et des
aspirations de grande puissance.
Après qu’Eltsine ait recouru aux tanks
pour bombarder le parlement en automne 1993, le PCFR a soutenu les nouvelles
élections de la Douma et le référendum sur la constitution autoritaire qui est
restée en vigueur à ce jour, légitimant ainsi les deux du fait de sa
participation. En été 1996, Ziouganov avait accepté l’annonce officielle
qu’Eltsine avait gagné les élections présidentielles en dépit du fait que
des rumeurs circulent en permanence parmi les experts disant qu’Eltsine
avait perdu au premier tour.
Le PCFR a joué un rôle non moins honteux et
traître au début de 2005 lorsque le pays était la proie d’une vague de
protestations spontanées contre la monétarisation des allocations sociales à un
moment où la politique avait commencé à toucher d’autres couches de la
population que les personnes âgées et les retraités. Le PCFR avait pris la
« tête » de ses manifestations dans le but de les étouffer.
Malgré ses critiques occasionnelles sévères
des autorités, le PCFR de Ziouganov a toujours docilement voté pour des lois
promues par le Kremlin. Ce parti n’a jamais placé l’intérêt social
de ses électeurs au-dessus de ses propres positions dans la structure du
pouvoir. Au contraire, ce vestige du stalinisme en état de décrépitude
s’est toujours très bien accommodé du nouveau régime et de sa défense du
profit privé.
Le PLDR de Zhirinovsky qui est le plus ancien
des partis officiels de la « nouvelle Russie » (il avait été créé
avec la bénédiction de la direction de Gorbatchev) joue le rôle d’inciter
et d’attiser systématiquement les préjugés et les instincts arriérés. Le
PLDR considère les électeurs comme étant exclusivement des gens à manipuler en
disant une chose un jour et une autre le lendemain sans jamais essayer de
justifier les contradictions de ses positions ou d’expliquer sa servilité
devant le Kremlin.
Le parti de Zhirinovsky joue également le rôle
d’un des principaux canaux permettant à des éléments criminels et à des
personnes de réputation douteuse d’entrer au parlement. Dans
l’actuelle campagne électorale, le candidat numéro deux inscrit sur la
liste électorale du PLDR est Andreï Lugovoï, ancien membre du KGB et homme
d’affaires accusé par les autorités britanniques d’avoir à
l’automne de l’année dernière à Londres empoisonné au polonium
Alexandre Litvinenko, un autre ancien officier du KBG.
Le parti « Russie juste » est une
structure de l’appareil d’Etat créée l’année dernière avec le
soutien du Kremlin en alliant le Parti de la Vie (l’instrument initial de
Mironov, président du Conseil de la Fédération de Russie) au Parti russe des retraités
et au parti ultra nationaliste Rodina (Patrie). Ce dernier avait été dirigé à
l’origine par Dmitriy Rogozin, qui fut nommé dernièrement au poste de
Représentant permanent de la Russie dans l’OTAN.
Russie juste critique les autorités et propose
l’application de mesures sociales.
Tout ceci reste toutefois strictement du
domaine des exercices rhétoriques. Mironov, le dirigeant du parti est
l’un des défenseurs les plus actifs de l’idée d’un troisième
mandat pour Poutine. En tant que troisième personne de l’Etat, Mironov
affiche un talent extraordinaire pour imaginer de nouveaux prétextes judiciaires
pour une telle démarche anticonstitutionnelle.
Selon l’appréciation de sociologues, les
deux partis libéraux dirigeants et partisans de la libre concurrence
n’ont aucune chance d’être élus à la Douma : l’Union des
Forces de droite, politiquement liée aux architectes de la « thérapie de
choc » et de la privatisation des années 1990, Yegor Gaidar et Anatoly Chubais ;
et le Parti Yabloko (La pomme) dirigé par Grigory Yavlinsky. Les deux partis,
en dépit de leurs désaccords et des différentes nuances d’orientation ont
perdu la confiance de masses d’électeurs suite à leur dépendance des
oligarques et de leurs appels continus à l’occident comme étant le
prétendu garant de la « démocratisation » de la Russie.
Dans le contexte de l’occupation
américaine de l’Irak et d’autres manifestations de la lutte interimpérialiste
pour un nouveau partage du monde, leur condamnation des mesures autoritaires du
gouvernement Poutine, justifiée en soi, semble totalement hypocrite. Ceci
facilite au Kremlin l’application de mesures répressives à leur encontre.
De telles démarches sont justifiées dans la propagande officielle par des
références à ces organisations comme étant des instruments au service de
l’intervention étrangère dans les affaires russes.
La
confrontation croissante avec l’occident
La situation est identique en ce qui concerne
le parti L’Autre Russie, le mouvement d’opposition bourgeois dirigé
par l’ancien champion d’échecs, Garry Kasparov. L’Autre
Russie est restée à l’écart des élections parlementaires, mais a organisé
des marches de protestation contre l’autoritarisme de Poutine. Lors de la
plus récente manifestation, le week-end dernier, Kasparov et plusieurs
douzaines de partisans ont été arrêtés à Moscou.
Peu de temps auparavant, le Bureau des
Institutions démocratiques et des Droits humains (ODIHR) de
l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avait
déclaré renoncer à envoyer des observateurs aux élections parlementaires
russes, en faisant référence aux nombreux obstacles que les autorités russes
avaient posés sur son chemin.
Se sentant obligé de réagir à ces événements,
Poutine a déclaré le 26 novembre que la décision de l’ODIHR avait été
prise sur ordre du département d’Etat américain et que la Russie
s’en souviendrait lorsqu’elle considérerait ses relations avec les
Etats-Unis. La décision de ne pas envoyer d’observateurs a pour but,
selon le président russe, de délégitimer les élections parlementaires.
Dans le même temps, Poutine avait conseillé
aux puissances étrangères de ne pas fourrer leur « nez morveux » dans
les affaires russes.
En réponse, le président américain George Bush
a appelé le lendemain à la libération des manifestants interpellés lors des
« marches dissidentes » en Russie. Il a déclaré : « Je suis
profondément préoccupé par l’emprisonnement de nombreux défenseurs des
droits de l’homme et de dirigeants politiques qui ont participé ce
week-end à des rassemblements pacifiques à Moscou, Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod
et Mazran.
« Je suis particulièrement inquiet, a
poursuivi Bush, par le recours à la force dans l’application de la loi
pour mettre fin à ces activités pacifiques et pour empêcher certains
journalistes et défenseurs des droits de l’homme d’en faire des
reportages. »
Poutine à son tour a pris la parole le 28
novembre devant des diplomates étrangers et des dirigeants
d’organisations internationales. Il a une fois de plus souligné
qu’il était inadmissible que des événements en Russie « soient
corrigés de l’extérieur. »
Cet échange de propos rudes souligne la dureté
du conflit qui s’accentue entre la Russie et les pays occidentaux,
d’abord et avant tout les Etats-Unis. A commencer par le discours tenu
par Poutine à Munich en février dernier, lorsqu’il a accusé les pays de
l’OTAN de faire preuve « d’un dédain de plus en plus grand
pour les principes de base du droit international », le Kremlin avait
accusé l’occident d’ignorer les intérêts de la Russie.
Le thème de la résistance aux manigances
occidentales a occupé une place centrale dans les discours préélectoraux de
Poutine cet automne. Le point culminant fut le discours prononcé le 21 novembre
à Luzhniki devant 5.000 partisans. Il y attaquait ceux qui « ont besoin
d’un Etat affaibli et débilité, une société désorientée et divisée afin
de faire des affaires derrière son dos et recevoir des récompenses à nos
dépens. » Poutine faisait allusion aux oligarques russes bannis, aux
opposants libéraux et à leurs promoteurs occidentaux.
La culture du culte de la personnalité de Poutine
Le conflit croissant avec l’occident et
la menace d’une « Révolution orange » au sein de la Russie,
soutenue par l’occident, sert à créer un culte de la personnalité autour
de Poutine. Quasiment l’ensemble de la propagande du Kremlin déclare que
l’ensemble de l’édifice de l’Etat russe repose exclusivement
sur un homme. S’il part, le pays peut s’attendre à tomber dans le
chaos, la discorde et le déclin.
Russie unie a même annoncé que les élections
parlementaires sont « un référendum de confiance à Poutine ».
La nature contradictoire de telles
déclarations est évidente même à des commentateurs relativement loyaux. Le
journal Nezavisimaia Gazeta daté du 19 novembre a remarqué: « Dans
leurs efforts de justifier la nécessité de garder au pouvoir Poutine, les représentants
de l’idéologie officielle ont reconnu qu’une déviation même
d’un "micron" provoquerait immédiatement l’effondrement
de la structure entière et conduirait à un retour au chaos des années 1990. Ils
n’ont pas fait remarquer que tout cela renie l’accomplissement des
huit années du régime de Poutine. De quel genre de stabilité d’agit-il si
elle disparaît en un instant en cas de changement de pouvoir d’un micron ? »
Ce qui sous-tend la promotion du culte de la
personnalité de Poutine est l’antagonisme grandissant entre la nouvelle
élite dirigeante en Russie et la classe ouvrière. Le niveau considérable des
inégalités sociales qui se sont développées en Russie ces dernières vingt
années, rendent impossible de gouverner la société à l’aide même
d’un semblant de procédures démocratiques.
Les élections parlementaires sont un exemple de
cette situation. Selon les lois adoptées dernièrement, un parti doit compter
50.000 membres et collecter non moins de 20.000 signatures de par les
différentes régions de Russie, pour pouvoir participer aux élections. Pour
pouvoir entrer au parlement, un parti doit recueillir non moins de 7 pour cent
des voix de ceux qui ont participé aux élections. De plus, les régions à un mandat
ont été annulées (dans ces régions les électeurs étaient en droit de choisir
des candidats indépendants, différents de la liste du parti) et le bulletin de vote
n’offre plus la possibilité de voter « contre tous ».
Comme l’a remarqué le correspondant du Financial
Times à Moscou, Neal Buckley, un parti peut recueillir 3,5 millions de voix
sans pour autant entrer à la Douma.
En conséquence, le niveau de confiance dans
les élections est très bas. Selon les instituts de sondages influents, entre 39
(Centre national d’étude de l’opinion publique russe, VTsIOM) et 16
pour cent (Centre Levada) de personnes ont confiance dans ces élections.
De plus, peu d’électeurs savent ce que
signifie le soi-disant « plan Poutine » dont on fait le battage jour et
nuit dans les mass médias contrôlées par le Kremlin. Selon des données émanant
du Centre Levada mentionné ci-dessus, 65 pour cent des personnes interrogées
ont exprimé la certitude que « Poutine dispose d’un plan », mais
6 pour cent seulement croient savoir ce qu’il est.
Dans ces conditions, des appels incessants
sont faits pour que Poutine fasse un troisième mandat ou qu’un mécanisme
quelconque soit créé lui permettant de rester le dirigeant suprême sans occuper
de poste officiel.
L’un de ces plans avait été avancé par
les idéologues de Russie unie. Il projette d’établir une nouvelle
institution, le « dirigeant national ». Ce nouveau centre
inconstitutionnel du pouvoir personnel serait créé par une conférence pan-russe
de représentants de l’industrie et de l’Etat organisée entre la
date des élections du nouveau président et son inauguration au printemps
prochain. Ce plan, publié mi novembre sur le site Internet de Russie unie fut
ensuite retiré. Toutefois, il est clair que des projets identiques continuent
d’être développés et d’être secrètement préparés.
Politiquement ceci signifie que l’élite
dirigeante prépare plusieurs variantes de coups d’Etat qui permettraient
aux groupes dominants du Kremlin de rester au pouvoir.
On pourrait dire en parlant de l’impasse
dans laquelle le régime post-soviétique se trouve en Russie que le « film
du développement historique » (pour employer l’expression de
Trotsky) a été rembobiné à l’époque qui a précédé la Révolution
d’Octobre de 1917.
L’effondrement de l’Union
soviétique et la restauration du capitalisme ont donné une fois de plus une expression
concentrée de l’échec de toutes les tentatives visant à surmonter
l’arriération sociale et économique du pays par le biais des moyens
bourgeois libéraux. A présent, à l’époque de la mondialisation qui a
aiguisé la crise du système capitaliste mondial, le libéralisme russe, dans
toutes ses formes, est encore moins à même de faire avancer le pays qu’en
1917.
Quelle que soit l’issue des élections
parlementaires du 2 décembre, il est sûr qu’elles annonceront un nouveau
stade du pourrissement de la « démocratie » bourgeoise en Russie et
intensifieront la crise de la nouvelle élite dirigeante. Tant que la classe
ouvrière ne construira pas un mouvement politique indépendant, ravivant
l’héritage et la perspective internationale de la Révolution
d’octobre 1917, l’autoritarisme « démocratique » russe
sera déchiré entre les menaces d’une « Révolution orange » et de
coups d’Etat nationalistes à caractère ultra droitier.