Les efforts gênants du premier ministre
britannique Gordon Brown pour minimiser l’importance du fait qu’il avait signé
le nouveau traité de l’Union européenne étaient plus révélateurs que ne
voudraient bien l’admettre d’autres leaders européens, qui se sont
manifestement réjouis de ses déboires.
La cérémonie de signature de ce traité par les
chefs de gouvernement des pays de l’Union européenne dans la capitale
portugaise a duré une journée, a été une affaire fastueuse, pompeuse et donnant
dans le tape à l’œil. On avait, pour l’occasion, transformé le monastère
des Jeronimos, un monument historique, en quelque chose qui ressemblait à un
décor de film de Walt Disney et ce, à grand renfort de spots bleus et d’écrans
de télévision géants.
Seul le ministre des Affaires étrangères était
présent pour représenter la Grande-Bretagne. Brown qui a signé seul le traité
plus tard, ne voulait pas du tout venir, mais a finalement cédé à la pression
des autres dirigeants européens menés par la chancelière allemande, Angela
Merckel.
Brown avait cependant insisté sur le fait
qu’il devait tout d’abord respecter un autre engagement — une session du Comité
de liaison de la chambre des députés, qui en fait avait été planifiée après que
la date du meeting de Lisbonne fut connue. Le ministre des Affaires étrangères
du « cabinet fantôme » (le « gouvernement » de
l’opposition), William Hague, l’a couvert de ridicule disant qu’il avait réussi
à « transformer quelque chose d’aussi simple que la signature du traité de
l’Union européenne en un embarras national » et l’a accusé
d’« indécision, manque de courage et promesses électorales non
tenues ».
Brown s’est une fois de plus montré comme un
invertébré politique, arrivant en cachette à la dernière minute, le résultat
avant tout de sa peur de se faire critiquer par les journaux contrôlés par
Murdoch qui sont farouchement hostiles à toute extension des pouvoirs de l’UE
et qui sont aussi, et dans la même mesure, résolument atlantistes. Mais la
pièce jouée par ses homologues européens n’était en rien plus distinguée, juste
un peu plus effrontée. Leur joie venait du fait qu’ils avaient signé un traité
se distinguant à peine de la Constitution européenne résolument rejetée par des
référendums en France et en Hollande en 2005.
Par un simple stratagème consistant à
redéfinir la constitution et à en faire un traité et à abandonner les
références explicites au mot « constitution » et des symboles comme
le drapeau et l’hymne européens ornant le projet de constitution de 2004, les
divers gouvernements européens ont l’intention de rendre impossible tout autre
rejet populaire de mesures considérées comme vitales pour les intérêts du grand
patronat.
Le président français, Nicolas Sarkozy,
déclare maintenant qu’il escompte bien que le parlement français sera le
premier à ratifier le Traité de Lisbonne après avoir rejeté l’idée de tenir un
second référendum.
Un congrès extraordinaire de révision de la
constitution se tiendra dès le 4 février, ouvrant la voie à la ratification du
traité par le parlement le 8 février. Sarkozy affirme qu’il a le soutien des
trois cinquièmes requis de députés et de sénateurs. Sa seule exigence a été
qu’une référence à la concurrence « libre et inaltérée » soit retirée
des objectifs de l’Union européenne, permettant à son gouvernement de prendre
des mesures protectionnistes pour ce qu’il considère relever des intérêts
stratégiques français.
De telles exigences étaient pour beaucoup de
ceux qui avaient fait campagne pour le Non en 2005, y compris dans la gauche
officielle et la soi-disant « extrême gauche », d’une grande
importance. Ceux-ci opposaient en effet au libéralisme économique épousé par la
constitution des mesures de protection sociale basée sur une économie
capitaliste réglementée.
Sarkozy a endossé le protectionnisme en partie
pour essayer de neutraliser l’opposition politique à ses propres mesures de
libéralisation en faveur du patronat et en partie parce qu’il est, lui aussi,
opposé à des changements lorsqu’ils nuisent aux intérêts nationaux de la France
et du capital européen. Il a déclaré de façon fameuse, en parlant de la
campagne du Non, que la mondialisation était « la cause du vote de
contestation et du ralliement de parties de plus en plus importantes de la
population à des arguments protectionnistes » avant d’affirmer sa propre
croyance que l’Europe « avait besoin de protection », ajoutant
« Le mot protection ne m’effraie pas. » Sarkozy a critiqué la reprise
du trust de l’acier Arcelor par Mittal Steel en juin et l’a appelée un
« gâchis ».
Il n’y aura pas non plus de référendum sur le
nouveau traité au Danemark. Le premier ministre danois, Fogh Rasmussen a
déclaré, après une réunion du cabinet le 11 décembre, que le traité ne
représentait aucune menace pour la souveraineté du Danemark et qu’il serait par
conséquent ratifié par le parlement danois. Le parlement, y compris
l’opposition (sociaux-démocrates et sociaux-libéraux), a endossé sa position
dans la même journée. Selon la constitution, un référendum est obligatoire si
un examen juridique décide que la souveraineté est transférée du Danemark à
l’Union européenne. En 1992, les Danois avaient rejeté l’adoption du traité de
Maastricht lors d’un référendum, l’acceptant en 1993 après l’adoption d’une
suite de « clauses dérogatoires individuelles ». En 2000 un autre
référendum s’était prononcé contre l’adoption de l’Euro.
Les Pays-Bas ont dit en septembre qu’il n’y
aurait pas de référendum sur le nouveau traité européen et qu’il sera voté au
parlement. La Hollande n’est pas obligée, du point de vue de sa constitution,
de tenir un référendum.
L’Irlande elle, est tenue par sa constitution
d’organiser un référendum, mais le premier ministre, Bertie Ahern, n’en a pas
encore fixé la date. Le ministre de la justice irlandais a confirmé qu’un
référendum était requis et devrait être tenu à temps pour que le traité puisse
entrer en vigueur au premier janvier 2009. Si un état membre manque de ratifier
le traité il ne pourrait pas entrer en vigueur. Mais on s’attend à ce que
l’Irlande, qui a bénéficié massivement de son adhésion à l’Union européenne,
vote en faveur du traité.
Brown a éprouvé des difficultés considérables
dans sa propre campagne en faveur d’une adoption du traité, des problèmes qu’il
partage avec son prédécesseur Tony Blair. Mais à la différence de la France, où
la campagne du « Non » au référendum avait obtenu le soutien des
trois quart des travailleurs de l’industrie et des deux tiers des travailleurs
des services, l’opposition à la constitution en Grande-Bretagne est en général
restée parlementaire, de droite, et dominée par le Parti conservateur.
Brown a déclaré son soutien au traité en
octobre, après avoir insisté pour que soient gardées les « lignes rouges »,
une série de clauses dérogatoires inclues dans la précédente constitution et
négociées par Blair et Brown. Ces « lignes rouges » exemptent la
Grande-Bretagne d’approuver une politique commune européenne dans le domaine de
la justice et de l’intérieur, de la défense, de la politique extérieure, de la
protection sociale et de la Charte des droits fondamentaux. Sur cette base
Brown, comme Blair, a rejeté la tenue d’un référendum sur ce
traité-constitution.
Les conservateurs, eux, s’opposent au traité
qu’ils voient comme une menace à la souveraineté nationale. Brown a apporté son
propre soutien à cette position insistant pour dire que « L’intérêt
national britannique a été protégé. » Il y a des questions liées à la capacité
d’instances non élues de dicter la politique, mais une concentration exclusive
sur cet aspect sert à cacher les questions plus fondamentales soulevées par le
traité de Lisbonne.
Le traité, tout comme la constitution, ont été
conçus comme un moyen de renforcer l’Union européenne en tant que bloc
commercial et militaire suivant l’accession à l’Europe de dix nouveaux pays en
2004, pour la plupart des anciens Etats staliniens d’Europe de l’Est, afin de
concurrencer plus efficacement leurs rivaux sur la scène mondiale, en
particulier les Etats-Unis, dans le domaine économique et militaire. A cette
fin, le traité préconise des mesures économiques qui accéléreront la
destruction et la privatisation de ce qui reste du système étendu de protection
sociale et du travail en Europe et pour faciliter la recherche du profit des
plus grandes entreprises.
Les présidences de l’Union européenne seront
remplacées par un président du conseil européen qui restera en fonction pendant
deux ans et demi.
Un nouveau poste sera créé combinant les
fonctions du chef actuel de la politique extérieure européenne, Javier Solana
et celles de la commissaire des affaires extérieures Benita Ferrero-Waldner. Ce
poste n’aura cependant pas le titre de premier ministre. Une clause mutuelle
de défense entre les membres de l’UE a, elle aussi, été approuvée.
Le bureau exécutif de l’Union européenne sera
réduit de 27 membres actuellement à 17 en 2014 et le groupe européen des
ministres de finances qui ont adopté la monnaie unique européenne sera
formalisé.
Le parlement européen et la cour européenne de
justice recevront tous deux des pouvoirs supplémentaires.
Le système actuel de prise de décision de l’UE
continuera d’exister jusqu’en 2014, mais sera ensuite remplacé par un système
renforçant le contrôle des Etats les plus puissants, en particulier de
l’Allemagne, sur les petits pays nouvellement arrivés. Le processus de prise de
décision dans d’autres domaines politiques, y compris celui de la justice et de
l’intérieur, sera basé sur un vote majoritaire au lieu d’un vote à l’unanimité.
Les vetos nationaux ont été éliminés dans certains domaines.
On rendra légalement obligatoire une Charte
des droits démocratiques de 50 pages, mais son texte n’apparaît pas dans le
traité parce que ses mesures sur la protection du travail, telles que la
protection du droit de grève, sont contestées, entre autres, par la Grande-Bretagne.
C’est là une des fameuses « lignes rouges » de Brown. Une grande
partie du reste, comme la liberté de parole, le droit au logement, à
l’éducation, à la négociation collective et à des conditions de travail
décentes est en réalité attaqué systématiquement par les gouvernements de toute
l’Europe.
Sarkozy a peut-être réussi à faire enlever les
mots concurrence « libre et inaltérée » du traité de Lisbonne, mais
l’engagement en faveur du « libéralisme économique » que cela était
censé signifier reste un objectif clé de l’Union européenne. La directive sur
les services dans le marché intérieur européen (connue sous le nom de directive
Bolkestein) a l’intention de créer un marché unique européen des services,
préparant le terrain pour des privatisations en grand. La sous-traitance au
secteur privé et l’élimination de la protection du travail des anciens secteurs
publics ont déjà été adoptées en décembre de l’an dernier.
C’est cet ordre du jour économique, dirigé
contre la classe ouvrière au nom des entreprises transnationales, et
l’impératif politique du renforcement de l’influence militaire et politique de
l’Europe au niveau mondial qui a réuni Merckel, Brown, Sarkozy et compagnie à
Lisbonne.
Merckel a affirmé que le traité était
« le fondement d’une nouvelle Europe au 21e siècle », mais n’a rien
dit de ce que cette nouvelle construction allait être. Le premier ministre
portugais, Jose Socrates, a déclaré lors de la cérémonie d’ouverture que
« Le monde [avait] besoin d’une Europe plus forte », mais n’a pas dit
pourquoi. Le commissaire européen au commerce, Peter Mandelson a été plus
direct : « Il y a des puissances qui ont la grandeur de continents que
nous voulons soit engager soit rattraper, que ce soit la Chine, l’Inde ou les
Etats-Unis et pour le moment nous boxons en-dessous de notre catégorie. »