La semaine dernière, le Parti conservateur a publié « Breakdown
Britain—an interim report on the state of the nation » (La Grande-Bretagne
en panne — rapport intérimaire sur l’état de la nation). Ce document a été
produit par le Social Justice Policy Group (SJPG, Groupe pour une politique de
justice sociale) du parti, crée par le dirigeant conservateur David Cameron et
présidé par le précédent dirigeant du Parti, Iain Duncan Smith.
Le rapport du SJPG est censé présenter le côté « compatissant »
des conservateurs pour afficher la distance du parti d’avec l’époque de
Thatcher qui avait conduit à un déclin notoire du parti dans les urnes et dont
il ne s’est jamais remis depuis. Dans ce but, le document fait de très
nombreuses références au zèle réformateur du Parti conservateur, déclarant
« c’est le Parti de Shaftsbury, le défenseur des enfants pauvres des
usines, l’ami des sans domicile et le fondateur des Ragged Schools. [écoles
pour les pauvres] »
Les références à l’époque victorienne et aux institutions caritatives
telles que ces Ragged Schools sont significatives de l’approche politique face
aux questions sociales proposée par le Parti conservateur au vingt et unième
siècle.
Dans une de ses déclarations, Duncan Smith a mis chapeau bas
devant « One nation toryism » [le conservatisme social], montrant son
empathie avec les nombreuses familles pour lesquelles « la vie va de plus
en plus mal ». Sur quasiment tous les indices de privations sociales, la
Grande-Bretagne arrive en tête de liste de l’Europe de l’Ouest avec le taux le
plus élevé de pauvreté, d’endettement, de grossesse d’adolescentes, d’abus
d’alcool et de drogue, comme il est détaillé dans le rapport.
Cette prétendue inquiétude des conservateurs pour les
difficultés auxquelles sont confrontés des millions de personnes est
écoeurante. A maintes reprises, le rapport utilise des statistiques pour
montrer combien, entre les années 70 et aujourd’hui, le tissu social
britannique s’est désagrégé. Le rapport reconnaît par exemple que pendant cette
période la mobilité sociale était au point mort.
« Un enfant né de parents dans une tranche de revenus bas,
a moins de chance de se hisser à la tranche de revenus la plus élevée, en 2006 qu’en
1970 », dit le rapport. Il dit aussi ailleurs que la proportion de
l’endettement par rapport au revenu est passé de moins de 50 pour cent
« dans les années 70 à plus de 140 pour cent aujourd’hui ».
Nulle part il n’est fait mention du fait que pendant une bonne
partie de cette période, la Grande-Bretagne était dirigée par des gouvernements
conservateurs qui ont cherché à détruire les acquis sociaux de la classe
ouvrière. Déclarant que « cette chose qu’on appelle la société n’existe
pas », la première ministre Margaret Thatcher s’était mise à redistribuer
la richesse, l’enlevant des travailleurs pour la donner aux riches et à piller
les services publics pour créer des emplois mal payés, baisser les impôts des
entreprises transnationales et de la finance internationale.
Derrière les paroles équivoques sur la situation terrible des
pauvres de Grande-Bretagne, le Parti conservateur cherche en fait à justifier
la poursuite de mesures droitières similaires à celles qui ont produit le
désastre social exposé à grands traits dans le rapport.
Le rapport le fait en attribuant tous les maux de la société
non pas aux inégalités sociales qui se creusent, mais plutôt à l’éclatement de
la famille.
Duncan Smith déclare que son groupe a découvert que 50 pour
cent des parents vivant en concubinage divorçaient avant que leur enfant
atteigne cinq ans. « Nous savons clairement que les enfants de foyers
brisés, notamment dans les quartiers difficiles très pauvres, risquent à plus
de 75 pour cent d’être en échec scolaire, ce qui conduit à des problèmes de
drogue, d’échec et de dépendance. »
D’après le rapport « Breakdown Britain », les
parents qui vivent en concubinage et les parents par remariage sont autant une cause
certaine d’échec social (« ils sont un facteur négatif indéniable »)
que les parents isolés.
Faisant bon accueil à ce rapport, Cameron a insisté pour dire,
« il souligne mon sentiment que la famille est l’institution la plus
importante de Grande-Bretagne et si nous voulons sérieusement nous attaquer aux
causes de la pauvreté et de la dégradation sociale alors il nous faut trouver
des moyens de soutenir les familles et aussi de soutenir le mariage de façon à
encourager les couples à se former et à rester ensemble. »
Il ne fait aucun doute que ce rapport sera reçu
chaleureusement par les tories (conservateurs) qui se plaignent que dans ses
efforts pour reconquérir l’approbation du public, le Parti conservateur conduit
par Cameron, court le danger de faire des concessions impardonnables sur la
question du caractère sacré du mariage et de son hostilité envers les droits
des homosexuels.
Mais le rapport n’est pas seulement un retour aux « valeurs »
traditionnelles des tories. Il ne fait aucune proposition concrète sur la
manière d’encourager les gens à « rester ensemble », bien que
préserver la famille prend néanmoins la place prépondérante comme alternative
au financement public de l’aide sociale.
Le rapport se présente en fait comme argument pour
l’éradication complète de toute aide publique financée par l’Etat.
Le Parti travailliste s’est déjà très clairement distancé du
financement des prestations sociales en faveur d’un système de crédits d’impôts.
Ce système enlève aux gens les allocations chômage et les force à prendre des
emplois à bas salaire et subventionne les patrons qui proposent de tels emplois.
Cependant, les tories sont contre de telles mesures qu’ils qualifient de
« non durables », car ils sont contre toutes mesures qui soient, de
près ou de loin, basées sur la redistribution. Les crédits d’impôt, se lamente
le rapport, devront « augmenter avec les salaires moyens juste pour
conserver le taux de pauvreté à son niveau actuel ». (italiques ajoutés)
La politique actuelle du gouvernement est particulièrement
inadéquate dans une situation où « une crise énergétique, une récession
aux Etats-Unis, un attentat terroriste ou une chute substantielle des prix du
logement pourraient changer le climat économique », prévient le rapport.
Le rapport fait une distinction entre Etat providence, qu’il
attaque du fait qu’il facilite la désagrégation de la famille, et « société
providence ». Ce terme nouvellement crée est utilisé pour proposer que le
financement des gens dans le besoin soit du ressort d’associations caritatives
privées ou bien de la responsabilité « morale » de la famille.
« La société providence est la société qui dispense des
aides en dehors de l’Etat », dit le rapport. « Au commencement de la
société providence, il y a la famille… Une part intégrante et essentielle de la
société providence est le secteur associatif. »
Un chapitre entier est consacré à ce secteur qui est décrit
comme « Organisations du troisième secteur ».
« Dans tous les domaines de désagrégation discutés dans
cette étude, ce sont les groupes associatifs qui souvent transforment la vie de
façon la plus efficace grâce à leur travail innovant », déclare le
rapport.
Les oeuvres caritatives les plus appréciées par le rapport
sont celles mises en place par les grandes entreprises, celles qui ont une
morale religieuse ou celles qui emploient des bénévoles. Des associations comme
Tomorrow’s people (Gens de demain), œuvre caritative pour l’emploi crée par la
plus grande compagnie multinationale au monde de bière, vins et spiritueux,
Christians against poverty (Chrétiens contre la pauvreté) et Citizens advice
bureau (Bureau de conseil aux citoyens) doivent contribuer au financement de
l’aide publique, argumentent les tories.
Le rapport félicite les travaillistes pour être allés dans ce
sens et fait remarquer que le gouvernement est « à présent le plus grand
financier du troisième secteur, fournissant 38 pour cent de ses 26 milliards de
revenus », et que le gouvernement travailliste s’est fixé comme objectif annuel
de réussir à augmenter le transfert des services publics au secteur associatif.
Mais il insiste sur le fait qu’il est nécessaire que le gouvernement
« consacre au troisième secteur une proportion plus importante des fonds alloués
à combattre la pauvreté ». Bien trop souvent, se lamente le rapport, les
restrictions gouvernementales signifient que les organisations du troisième
secteur sont traitées comme des accessoires complémentaires du secteur public,
alors qu’il est essentiel de garantir que rien ne soit fait « pour réduire
l’indépendance de ce secteur ».
Le pedigree de ce rapport « Breakdown Britain » est
clair. Mis à part la présentation, il est fermement ancré dans la tradition
droitière thatchérienne et le darwinisme social raciste de Charles Murray dont
les écrits sur ce qu’il appelle « la sous-classe » ont fourni la
justification idéologique aux attaques du gouvernement conservateur sur l’Etat
providence dans les années 80 et 90. Le lancement du rapport grouillait de
références aux problèmes posés par la « sous-classe » britannique et
« Breakdown Britain » aussi désigne la classe ouvrière comme
particulièrement responsable des problèmes sociaux du pays, ayant été tentée
d’entrer dans des formations familiales inappropriées « encouragées en
grande partie par la création d’un Etat providence pour tous ».
On a une idée de la manière dont ces panacées droitières sont
à présent acceptées dans les cercles politiques officiels quand on voit que ce
rapport a été bien reçu par les médias de gauche. Le jour de sa publication, le
journal Independent a émis l’avertissement qu’il ne faudrait pas que le
préjugé anti conservateur conduise les gens à rejeter « Breakdown
Britain » « sans y prêter attention ».
Duncan Smith « a ratissé bien plus large que les bastions
ruraux des tories, examinant les privations dans toutes leurs formes », a
poursuivi le journal. « Et on peut l’en féliciter. Quelles que soient les
conclusions que l’on peut tirer de ce rapport, il a fait son travail. »
En fait, la plus grande partie de ce « témoignage personnel »
sollicité par le SJPG vient de « gens de terrain des associations
caritatives qui travaillent dans les zones les plus difficiles » qui, et
ce n’est pas une surprise, étant donné les recommandations du rapport sur les organisations
du troisième secteur, ont de manière écrasante bien accueilli ses découvertes.
La preuve restante est apportée par YouGov, sondeur public par Internet.
Martin Kettle, du journal The Guardian écrit « Le
rapport de justice sociale de Iain Duncan Smith est tout le contraire d’un
document thatchérien des années 80. »
Faisant l’éloge « de la riche tradition tory de
compassion et de justice sociale s’étendant du début de l’ère industrielle à
nos jours », Kettle conclut que Duncan Smith a « découvert quelque
chose ».
Kettle est un grand partisan du premier ministre Tony Blair ainsi
qu’un ami personnel. Et le Parti travailliste tout en cherchant à dénigrer le
rapport des conservateurs pilote déjà certaines des mesures avancées par Duncan
Smith.
Quelques jours seulement après la publication de « Breakdown
Britain », John Hutton le ministre du Travail et des Retraites annonçait
qu’une nouvelle structure, la Child Maintenance and Enforcement Commission (commission
pour la contribution obligatoire à l’entretien de l’enfant) sera mise en place et
aura le pouvoir de rogner les salaires et de retirer le passeport de parents
absents qui ne payent pas pour leurs enfants. Le gouvernement a aussi proposé
de « dénoncer et montrer du doigt » (naming and shaming) ceux qui
auront été condamnés pour non-paiement en publiant leurs nom et photo sur un
site web consacré à cet effet.
(Article original anglais publié le 23 décembre 2006)