L’interruption des livraisons de pétrole qui transitent par le
plus important oléoduc reliant la Russie à l’Europe a déclenché une vive
discussion sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe à l’avenir.
Dans la nuit du 6 au 7 janvier, Transneft, le monopole
d’oléoducs russe a fermé l’oléoduc Droujba, le plus important et qui relie les
champs pétrolifères de la Sibérie occidentale aux raffineries européennes.
L’Allemagne dépend de cet oléoduc qui a une capacité de 2 millions de barils
(318 millions de litres), pour un cinquième de son approvisionnement. La
Pologne dépend également fortement de ce pipe-line pour ses besoins en énergie.
Derrière la rupture des livraisons il y un conflit entre la
Russie et la Biélorussie par le territoire de laquelle transite le pétrole
russe.
Au début de l’année, la société énergétique Gazprom contrôlée
par le Kremlin avait augmenté le prix qu’elle fait payer à la Biélorussie pour
son gaz de 46 à 100 dollars par millier de mètres cubes. La Russie avait aussi
introduit une taxe de 180 dollars par tonne de pétrole exportée en Biélorussie.
Gazprom affirme que cette augmentation était destinée à empêcher la Biélorussie
de revendre, au prix du marché mondial, du pétrole importé à bas prix de
Russie.
Le régime de Minsk a pris sa revanche en imposant une taxe de
transit de 45 dollars par tonne de pétrole livrée par la Russie à l’Union
européenne. Selon des sources russes, la Biélorussie avait, après que Transneft
eut refusé de payer cette taxe, répliqué en essayant de siphonner du pétrole à
partir de l’oléoduc. La riposte de Transneft a été de fermer le robinet.
Une issue au conflit n’est pas en vue pour le moment.
Néanmoins on estime que l’Europe n’aura pas à subir une impasse énergétique.
D’une part, la plupart des pays européens ont des réserves de pétrole
suffisantes pour deux ou trois mois et, d’autre part, ils pourraient aussi
importer du pétrole via d’autres oléoducs ou par bateau.
Toutefois, on estime sérieuses les conséquences à long terme
de ce conflit. L’Union européenne importe 82 pour cent de son pétrole et 57
pour cent de son gaz à partir d’Etats tiers. Dans 25 ans ce pourcentage aura
atteint 93 pour cent pour le pétrole et 84 pour cent pour le gaz.
C’est en particulier l’ancien gouvernement de coalition (SPD
et Verts) en Allemagne dirigé par le chancelier Schröder qui avait misé sur un
partenariat à long terme avec la Russie, un fournisseur fiable au temps de
l’Union soviétique. Schröder lui-même a de bon rapports personnels avec le
président russe Poutine et il est actuellement président du conseil de
surveillance du Consortium du gazoduc de la Baltique, son salaire étant payé
par Gazprom.
Il y a un an, un conflit similaire entre la Russie et
l’Ukraine avait conduit à une interruption de courte durée des livraisons de
gaz russe à l’Europe. Depuis cette première interruption, l’importation de
produits énergétiques à partir de la Russie est de plus en plus considérée
comme comportant des risques.
L’actuelle chancelière allemande, Angela Merkel, (Union
démocrate chrétienne) a fait remarquer que le conflit énergétique entre la
Russie et la Biélorussie montrait que l’Allemagne ne pouvait pas se rendre
dépendante d’un seul fournisseur d’énergie en particulier. Elle a fait de la
sécurité énergétique un thème prioritaire de la présidence allemande de l’Union
européenne qui a commencé cette année.
Ernst Uhrlau, chef du BND, les services de renseignement
extérieurs allemands, s’est, lui aussi, mêlé à la discussion. L’interruption
des livraisons d’énergie à l’Allemagne montrait que la question de l’énergie
était une question de la plus haute importance pour l’Allemagne et ses services
secrets, a-t-il dit.
L’Association fédérale des consommateurs d’énergie (VEA) a
également mis en garde contre une dépendance accrue de l’Allemagne vis-à-vis de
la Russie en matière de gaz et de pétrole. A Hanovre, le président de la
VEA, Manfred Panitz, a déclaré : « Ce que la Russie fait aux anciens
Etats soviétiques pourrait nous arriver à nous… Dépendre de la Russie est
dommageable, je considère cela inquiétant. » Un déclin des ressources
énergétiques en provenance de la Mer du Nord ne devrait pas être compensé par
des importations russes ; sinon, le pourcentage des livraisons allemandes
d’énergie venant de Russie pourrait rapidement monter de 30 à 50 pour cent,
ajouta-t-il.
La recherche de sources d’énergie servant d’alternative a de
vastes conséquences politiques et met l’Europe en conflit avec les autres
grandes puissances : les Etats-Unis, le Japon et des pays en expansion
avides d’énergie comme la Chine et l’Inde ; tous s’efforçant d’avoir accès
à des réserves énergétiques qui sont de moins en moins abondantes. De plus, les
gouvernements européens, désireux chacun de couvrir leurs propres besoins, sont
très divisés lorsqu’il s’agit de développer une politique énergétique commune.
Un objectif central des guerres menées par les Etats-Unis en
Afghanistan et en Irak était de prendre le contrôle des importantes réserves de
pétrole et de gaz d’Asie centrale et de la région du golfe Persique. C’est
aussi ce qui sous-tendait le refus des gouvernements allemand, français et
d’autres gouvernements européens à participer à la guerre contre l’Irak. Ils
voyaient leurs propres intérêts impérialistes menacés et ont cherché par
conséquent à développer leur coopération avec la Russie.
L’assurance d’une Russie qui se sert délibérément du pétrole
et du gaz pour poursuivre ses objectifs de politique extérieure pousse à
présent les pays européens dans les bras des Etats-Unis. La première visite à
l’étranger de la chancelière allemande Merkel en tant que présidente de l’Union
européenne l’a conduite à Washington, où elle s’est efforcée avec ostentation
de renforcer la position d’un président américain politiquement affaibli.
Pendant sa visite elle n’a pas prononcé une seule parole critique vis-à-vis du
plan annoncé par Bush d’accroître le nombre de troupes américaines en Irak ou
de l’exécution précipitée de Saddam Hussein. Le président français Chirac
collabore lui aussi avec les Etats-Unis contre la Syrie au Liban.
Mais un rapprochement avec Bush n’entraîne pas pour autant une
diminution des intérêts qui opposent l’Europe et les Etats-Unis. Tout en
offrant son soutien à Bush, Merkel est aussi déterminée à faire valoir les
intérêts allemands et européens.
Le gouvernement allemand a prévu un programme ambitieux pour
les six mois de sa présidence de l’Union européenne. Il veut soumettre au
sommet européen prévu pour le printemps de cette année un plan d’action pour
l’énergie. Le but de ce plan est de garantir les livraisons d’énergie et de
matières premières à l’Europe. En même temps, le gouvernement allemand cherche
à faire avancer le processus de Lisbonne qui vise à faire de l’Union européenne
une économie plus concurrentielle au niveau mondial en y augmentant la
flexibilité du travail.
Il prévoit ainsi de présenter jusqu’en juin un plan pour
remettre sur les rails le processus de la Constitution européenne qui doit
permettre à l’Europe de parler d’une seule voix dans les questions de politique
extérieure, les partenaires les plus importants, comme l’Allemagne, jouant un
rôle dirigeant dans la détermination de cette politique.
Ces efforts s’accompagnent d’un réarmement militaire. L’Union
européenne ne peut pas s’opposer sérieusement aux Etats-Unis sans accroître
fortement ses capacités militaires. Les troupes allemandes ou celles de l’Union
européenne sont déjà déployées dans des foyers de crise importants du
Proche-Orient (Liban), en Afghanistan et dans la Corne de l’Afrique. La lutte
pour la « sécurité de l’énergie », c'est-à-dire pour l’accès aux
réserves de pétrole et de gaz naturel, devient une des forces motrices du
militarisme croissant.
Dans une interview parue mardi dans le quotidien londonien Times,
la chancelière allemande déclarait : « Pour nous l’énergie est ce
qu’était auparavant le charbon et l’acier. » Merkel faisait ici allusion à
l’origine de l’Union européenne, issue de la Communauté européenne du charbon
et de l’acier, mais sa remarque se rapportait plus encore à la période
précédant les deux guerres mondiales au siècle dernier, des guerres qu’une
lutte acerbe pour le minerai lorrain et le charbon de la Ruhr avait fortement
contribué à déclencher.
Les conflits actuels et les réactions internationales à propos
des livraisons de pétrole russe montrent l’impossibilité d’exploiter de façon
pacifique et raisonnable les ressources du globe dans le cadre d’un système
social dominé par des trusts puissants et leur course aux profits.