Le 19 janvier Hrant Dink, le célèbre journaliste turc d’origine
arménienne, a été tué en plein jour dans les rues
d’Istanbul par un assassin de droite. Le meurtre de Dink est la
conséquence tragique d’une vague de nationalisme et de chauvinisme
dont l’armée turque est le fer de lance, qui est soutenue par ses
« partisans civils » et qui terrorise le pays depuis
quelques années.
Dink a été abattu à Istanbul devant les bureaux
d’Agos, l’hebdomadaire bilingue turc- arménien
qu’il dirigeait. Il a été atteint à la tête et
dans le cou par trois balles qui auraient été tirées par
l’assassin présumé Ögün Samast, jeune
chômeur de 17 ans ayant des liens avec des organisations fascistes et
originaire de la ville de Trabzon, au nord-est.
Dink qui est décédé à l’âge de 51
ans, laissant derrière lui une femme, deux filles et un fils,
était l’adversaire le plus courageux et franc de la politique
nationaliste officielle turque consistant à nier le génocide
arménien qui s’était produit en 1915 vers la fin de
l’Empire ottoman. Dink prônait aussi en même temps
très clairement le respect mutuel entre la population majoritaire turque
et la minorité arménienne.
Sa position a fait de lui un personnage détesté des
nationalistes turcs de « gauche » comme de droite. Quant
aux hommes d’affaires arméniens et aux dirigeants de
l’église arménienne en Turquie, ils avaient tendance
à le considérer comme un fauteur de troubles. Dink était
aussi en désaccord avec les nationalistes arméniens qu’il
accusait de ne pas réellement s’intéresser aux droits des
Arméniens, mais d’utiliser plutôt le génocide pour
poursuivre une politique identitaire nationaliste. Il défendait une
position de principe contre les manœuvres impérialistes visant
à aggraver les relations entre Turcs et Arméniens.
Lorsque l’Assemblée nationale française avait
organisé une provocation réactionnaire, avec le soutien actif du
Parti communiste stalinien, et voté une loi pénalisant la
négation du génocide arménien, Dink avait fait le
commentaire suivant, « Comment pourrons-nous à l’avenir
argumenter contre des lois qui nous interdisent de parler de génocide si
la France de son côté se met à présent à
faire la même chose ? C’est complètement
irrationnel. » Il avait même menacé d’aller en
France et de nier l’existence du génocide, ce qui est contraire
à ses propres idées, pour défier cette nouvelle loi.
Dink avait plusieurs fois fait l’objet de poursuites au titre de
l’article 301 du Code pénal turc, article qui criminalise
l’insulte envers l’Etat, envers Mustafa Kemal Atatürk (le
premier président de la République turque), envers le pouvoir
judiciaire, l’armée et « l’identité
nationale turque ». En 2005, il avait été
condamné à une peine de prison de six mois pour
« insulte à l’identité nationale
turque ». Ce jugement avait par la suite été suspendu.
En septembre 2006, il avait été confronté à un
nouveau procès au titre de l’article 301.
Dink avait répondu à l’accusation
« d’insulte à l’identité nationale
turque » par ces mots : « A mon avis,
dénigrer les personnes avec lesquelles on vit pour des raisons ethniques
ou religieuses relève du racisme pur et ne peut être
excusé… Si je ne suis pas acquitté de ces accusations, je
vais quitter mon pays parce que toute personne condamnée pour un tel
délit ne mérite pas d’avoir le droit de vivre avec les gens
qu’il tourne en ridicule. » Sur la base de cette
déclaration, il avait, à nouveau, été poursuivi,
cette fois pour avoir « tenté d’influencer
l’opinion publique ».
Dink était considéré comme un traître minant
l’Etat turc, par les fascistes et par toutes sortes de tendances
d’extrême-droite ainsi que par toutes les variantes du
kémalisme (de droite comme de « gauche ») et
divers autres cercles conservateurs. Après son premier procès,
Dink avait reçu de nombreuses menaces de mort et lors des audiences, il
avait été intimidé et attaqué par des fascistes,
ainsi que par des membres du Parti des travailleurs kémaliste
maoïste (Isci Partisi), devant la salle d’audience et même
parfois à l’intérieur.
Tous les principaux partis politiques et médias en Turquie ont
contribué à cette campagne chauvine contre Hrant Dink, le
qualifiant d’ennemi des Turcs et le désignant comme cible. Le
célèbre journaliste Mehmet Ali Birand a écrit,
« C’est nous les vrais assassins de Hrant. Nous avons
élevé nos assassins dans un climat et une mentalité
crées par l’article 301 »
Sa mort a aussi démontré que bien qu’il ait
alerté les autorités turques sur les menaces de mort qui pesaient
sur lui, ses demandes de protection n’ont jamais été prises
au sérieux.
Dans son dernier article publié dans Agos le 19 janvier, Dink
expliquait qu’on le « torturait psychologiquement »
et écrivait, « Les fascistes m’ont attaqué
physiquement dans les couloirs de la salle d’audience et m’ont
lancé des injures racistes… Ils m’ont bombardé
d’insultes. Des centaines de menaces me parviennent depuis des mois par
coups de fil anonymes, par courriels et par courrier – et ils sont chaque
fois plus nombreux. »
Il poursuivait, « Ceux qui ont essayé de me montrer du
doigt et de m’affaiblir ont réussi. Avec des informations fausses
qu’ils ont fait suinter dans la société, ils ont
réussi à influencer une section non négligeable de la
population qui considère Hrant Dink comme quelqu’un qui
“insulte l’identité nationale turque”… A
quel point ces menaces sont-elles réelles ? Pour tout dire, il
m’est impossible de le savoir vraiment. »
En fait, les menaces étaient bien réelles et il a
été assassiné, apparemment par un jeune fasciste, avant
même que l’encre n’ait séché sur son article.
L’article
301
Hrant Dink n’était pas l’unique cible de cette escalade
de violence et d’oppression chauvines. Ces dernières
années, plus de 100 écrivains, artistes, journalistes,
traducteurs, éditeurs, etc. se sont vus infliger des procès pour
ce qu’ils avaient dit, écrit ou créé. Tous ces
procès concernaient des commentaires sur le génocide arménien,
le conflit kurde ou la domination de la société turque par
l’armée.
Les actes d’accusation de ces nombreux procès émanent
principalement d’un groupe d’avocats d’extrême-droite
(portant le nom d’Unité des juristes et dirigé par Kemal
Kerincsiz) entretenant des liens étroits avec le mouvement fasciste turc
« Les loups gris ». Il n’a pas été
très difficile de persuader les procureurs d’accepter de tels
procès dans une situation où le pouvoir judiciaire turc est
dominé par des gens de droite, des islamistes et des ultranationalistes.
Comme Dink, nombreux parmi ceux qui ont été condamnés
ont été systématiquement harcelés et exposés
à des intimidations verbales et physiques émanant de ces
mêmes cercles.
Des procès d’intellectuels connus, tels le lauréat du
prix Nobel de littérature, Orhan Pamuk, ou le célèbre
auteur et journaliste Elif Safak, ont été plus ou moins couverts
par les médias bourgeois dominants, mais il y a bien plus de
procès moins connus qui passent inaperçus.
L’article 301 a été introduit le 1er juin 2005 en
remplacement de l’article 159 de l’ancien Code pénal, avec
introduction d’une amnistie pour les délits passés. Le
nouveau paragraphe avait soi-disant pour objectif de garantir une plus grande
liberté d’opinion et faisait partie des réformes
adoptées par l’Etat turc comme préalable en vue de
l’entrée future du pays dans l’Union européenne. En
fait, il est vite clairement apparu que les pratiques répressives
antérieures ne faisaient que se poursuivre sous ce nouveau statut.
L’Union européenne (UE) a émis quelques critiques de cet
article 301, mais uniquement lors de procès très en vue. De plus,
les politiciens et médias européens conservateurs utilisent la
question des violations des droits de l’Homme pour mobiliser le
ressentiment contre la Turquie et ses efforts pour entrer dans l’UE. Le
gouvernement des Etats-Unis a gardé le silence sur les procès
concernant l’article 301.
Le gouvernement islamiste modéré AKP (Parti de la justice et
du développement) a pris une position hésitante, disant
qu’il pourrait envisager d’amender l’article si
l’application de ce dernier rendait une telle mesure nécessaire.
Cependant, le gouvernement se garde bien de prendre des mesures
concrètes du fait du danger sérieux d’une offensive de
l’armée et de ses partisans « civils », qui
cherchent des excuses pour défier le gouvernement au motif que
l’AKP est en train de miner l’unité nationale.
L’année dernière, le ministre de la Justice Cemil Cicek
a exprimé les inquiétudes de l’AKP en ces termes :
« Si l’article 301 est supprimé, alors nous devrons
faire face à un débat de régime. Il y a des propositions
pour retirer de la loi la notion “d’identité nationale
turque”. Mais certaines personnes ne nous demanderaient-elles pas alors
si nous avons honte d’être Turcs ?»
Deniz Baykal, dirigeant du parti laïc de
« gauche » Parti républicain du peuple (CHP),
groupe d’opposition le plus important au parlement turc, se faisant le
porte-parole de l’armée contre le gouvernement AKP, a joué
un rôle méprisable et s’est montré ouvertement
hostile aux changements de l’article 301 : « On nous
demande presque de nous excuser parce que nous sommes Turcs. Nous ne nous
excuserons pas, nous en sommes fiers. » Actuellement, les dirigeants
du CHP essaient de prouver qu’il n’existe aucun lien entre
l’assassinat de Dink et l’article 301.
Le Parti de la mère patrie (ANAVATAN), conservateur, le Parti de la
juste voie (DYP) et cela va sans dire le Parti d’action nationale (MHP),
fasciste, sont opposés à la révision de l’article
301. Il y a de cela juste quelques mois, le député ANAVATAN
d’Erzurum Ibrahim Ozdogan a déclaré avec cynisme
qu’insulter « l’identité nationale
turque » était devenue la voie conduisant au succès
pour certains. Il a déclaré que c’était ce qui avait
permis aux romanciers Pamuk et Safak et au journaliste Dink d’être
reconnus. Il a dit que c’était l’unique raison pour laquelle
Dink avait reçu un prix au Danemark. « A chaque fois que
quelqu’un insulte l’identité nationale turque, le monde
entier se précipite pour lui donner un prix. »
Le chroniqueur Dogu Ergil a écrit : « La goutte
d’eau qui a fait déborder le vase a été un
éditorial d’Agos daté du 6 février 2004.
D’après cet éditorial, la célèbre fille
adoptive (ou filleule) de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur et héros
de la Turquie, Sabiha Gokcen, était d’origine arménienne.
En effet, Hrant avait trouvé et interviewé la famille de feu
Gokcen qui vit aujourd’hui en Arménie. D’après les
informations obtenues, elle avait été tirée d’un
orphelinat arménien et élevée par Atatürk pour devenir
pilote de bombardier accomplie dans l’armée. C’était
une icône nationale et symbole de la femme turque moderne, en plus
d’être la fille d’Atatürk. »
La nouvelle avait secoué la Turquie officielle. Les protestations les
plus virulentes provenaient des militaires. La déclaration de presse
émanant du bureau du chef de l’état major
déclarait : « Quelle qu’en soit la raison, ouvrir
au débat public un tel symbole est un crime contre l’unité
nationale et la paix sociale. »
Il est évident que l’éditorial d’Agos
cherchait à montrer que des Arméniens pouvaient être les
meilleurs et les plus loyaux défenseurs de l’Etat turc. Mais
d’après le haut commandement militaire turc, la simple suggestion
qu’une icône nationale ait pu être d’origine
arménienne représentait une insulte de proportion criminelle,
frôlant la trahison.
On ne peut exclure le fait que des sections de l’armée sont
directement impliquées dans la mort de Dink. Son avocat Erdal Dogan a
déclaré que le journaliste avait reçu des menaces de mort
d’un général de brigade à la retraite, Veli
Kücük. Kücük était un des principaux personnages de
« l’affaire Susurluk » de 1996 qui avait
révélé les liens étroits existant entre les forces de
sécurité, les gangs mafieux et des escadrons de la mort
fascistes. Son nom a été mentionné plus récemment
en rapport avec l’assassinat du principal juge du tribunal administratif
l’an dernier. On avait appris que Kücük connaissait
l’auteur du crime, l’avocat Alparslan Aslan, qui avait des liens
avec le même milieu de groupes mafieux et fascistes de Trabzon que le
tueur présumé de Dink, Ögün Samast.
Vague de
répression
Pendant cette vague de chauvinisme en cours, plus de 20 assassinats ou
tentatives d’assassinat de gauchistes et de nationalistes kurdes se sont
produits dans diverses régions de Turquie ces deux dernières
années. A chaque fois, les auteurs n’ont pas été
punis du fait de la clémence des gouverneurs, des chefs de police et
autres administrateurs locaux. Ainsi le 2 novembre 2005, des membres de
l’association de gauche, Association d’entraide avec les familles
de détenus (TAYAD) avaient été bombardés de pierres
à Rize.
La réponse du gouverneur local Enver Salihoglu avait
été d’excuser les auteurs de ce crime. « Les
citoyens avaient été provoqués », avait-il
déclaré. Le député Abdulkadir Kart avait dit que
les citoyens de la région avaient reçu une leçon nécessaire.
Le maire Halil Bakirci avait déclaré, « les membres de
TAYAD ont essayé de dérouler des banderoles. Si j’avais su
que c’était eux, j’y serais allé et je les aurais
moi-même frappés. »
En avril 2005, le journaliste Birand avait exprimé son
inquiétude devant la recrudescence des tentatives de persécution
et d’assassinats : «Des incidents sous l’apparence du
nationalisme se produisent sous nos yeux mêmes, avec des groupes de
lyncheurs qui rôdent dans les rues, mais les autorités perdent du
temps à dire des choses comme “s’il vous plaît, n’intervenez
pas. Laissez les choses se calmer, les gens sont très en
colère.” Il semble que la force brutale utilisée pour
essayer de réduire au silence toutes les autres opinions est bien
protégée. »
Il avait exprimé sa désillusion à l’égard
de la classe politique, « comme le gouvernement continue de se taire,
l’opposition ne dit rien. Cela nous semblait naturel d’attendre du
Parti républicain du peuple (CHP) qu’il monte au créneau et
défende la liberté d’expression. »
Réponse
officielle
Après l’assassinat de Dink, le premier ministre turc Recep
Tayyip Erdogan a tenu une conférence de presse et déclaré,
« les balles qui visaient Dink ont atteint la Turquie ».
Son commentaire s’est seulement fait l’écho de la
réponse hypocrite générale des principaux partis bourgeois
face au meurtre de Hrant Dink. Dans les faits, les balles qui ont tué
Dink visaient un journaliste turc d’origine arménienne qui
défiait ouvertement la version officielle d’Ankara sur le
génocide arménien.
Si on lit entre les lignes, le sens réel de la déclaration
d’Erdogan peut se résumer ainsi : « Ce meurtre
nous met dans une situation difficile. Notre politique consistait à
rendre la vie difficile pour Dink et d’autres comme lui, afin
d’intimider la population toute entière. Sa mort est cependant une
manœuvre stupide qui ne sert pas nos intérêts. »
La vague de nationalisme et de chauvinisme en Turquie est la réponse
de cercles politiques spécifiques de l’establishment, en
particulier aux implications de la guerre en Irak. Suite à la guerre
désastreuse conduite par les Etats-Unis et à l’occupation
du pays, l’Irak est sur le point de se désagréger et
l’élite turque est extrêmement inquiète des
conséquences possibles d’un tel développement. Une
indépendance plus grande de la région kurde au nord de
l’Irak, accompagnée de revenus des réserves de pétrole
qui tomberaient dans les mains kurdes ont intensifié les craintes des
milieux nationalistes d’une résurgence du nationalisme kurde
à l’intérieur même de la Turquie.
La réaction hystérique de l’establishment à toute
question concernant le nationalisme turc, y compris le mythe officiel entourant
les « évènements » de 1915, qui
prétend qu’un soulèvement séparatiste violent et
traître des Arméniens avait dû être écrasé,
provient du fait que sous le capitalisme, l’unité de l’Etat
turc est incompatible avec les droits démocratiques basiques.
L’évaluation faite par le sous-secrétaire de
l’Organisation nationale du renseignement (MIT) Emre Taner au
quatre-vingtième anniversaire de l’organisation met l’accent
sur ces inquiétudes. Dans sa déclaration Tanner dit,
« Dans cette période nous allons voir le processus par lequel
de nombreuses nations perdent le marathon de l’histoire. » Il
a poursuivi : « Toutes les valeurs, structures, relations,
systèmes et ordre social, qu’ils soient socioéconomiques ou
politiques, religieux ou moraux, sont en train d’être
remodelés et redéfinis. Ce processus est représentatif de
la période actuelle où de nouveaux acteurs clés, des
acteurs secondaires et les règles du système international sont
redéfinis, voire même renaissent. » Taner a ensuite
fortement encouragé le gouvernement à prendre une position
beaucoup plus agressive.
Le fait que Yasar Büyükanit, l’homme impliqué dans
« l’affaire Semdinli » il y a de cela juste deux
ans (au cours de laquelle des forces armées avaient commis des attentats
terroristes dans le sud-est de la Turquie et dont la responsabilité fut
ensuite rejetée sur le PKK – Parti des travailleurs kurdes), est
à présent chef des armées, montre qu’une faction
influente de l’appareil d’Etat est prête à prendre une
telle position agressive. Edogan, qui est venu au pouvoir prônant une
libéralisation politique dans la ligne des réformes de l’UE
pour briser le pouvoir des vieilles élites kémalistes,
s’adapte de plus en plus à cette faction droitière.
L’hostilité maintenant grandissante à
l’égard de l’entrée de la Turquie dans l’UE a
aussi servi à renforcer la main des nationalistes turcs.
(Article original anglais paru le 27 janvier 2007)