Le président Bush a
annoncé mardi que son administration imposera de nouvelles sanctions
économiques contre le Soudan, déclarant que les mesures ont pour but de faire
pression sur le gouvernement de Khartoum pour que le sang cesse de couler dans
la province occidentale du pays, le Darfour.
Les sanctions ciblent
trente compagnies détenues par le gouvernement soudanais ainsi qu’une
compagnie que Washington accuse de trafic d’armes au Soudan, les
empêchant d’établir toute relation financière avec les Etats-Unis et criminalisant
toutes compagnies et personnes américaines qui feraient affaire avec elles.
Trois personnes (deux
hauts responsables soudanais et un dirigeant des rebelles) sont soumises à des
sanctions économiques semblables selon l’édit présidentiel.
Bush a aussi promis de
chercher à obtenir une nouvelle résolution du Conseil de sécurité des Nations
unies pour imposer un embargo plus sévère sur les armes vers le Soudan et créer
les conditions pour d’autres interventions militaires.
Quatre années de lutte
dans la région du Darfour entre les rebelles séparatistes armés, les forces
gouvernementales et Janjaweed, une milice arabe pro-gouvernementale, ont divisé
les tribus indigènes arabes et non arabes. Il est estimé que les combats ont
fait plus d’un quart de million de morts, la plupart causées par la faim
et la maladie, et ont créé plus de deux millions de réfugiés.
Alors que Washington a constamment
cherché à placer tout le blâme de la prolongation du conflit sur le
gouvernement de Khartoum, les faits semblent plutôt démontrer que les rebelles
séparatistes sont peu motivés à en arriver à une entente, croyant que la
continuation de la violence augmentera la pression pour une intervention de
l’Occident et ira dans le sens de la réalisation de leurs objectifs
d’autonomie régionale et de partage des pouvoirs.
Dans son discours mardi,
Bush a justifié les nouvelles sanctions en accusant le président soudanais Omar
Hassan al-Bashir de bloquer le déploiement d’une force de maintien de la
paix de l’ONU.
Le gouvernement
soudanais s’est opposé au déploiement des troupes onusiennes, craignant
que cela ne fasse du pays un protectorat de facto de l’Occident. Plutôt,
il a appelé pour une force élargie de l’Union africaine bénéficiant du
soutien de l’ONU.
Encore une fois, Bush a
donné le nom de « génocide » à la crise humanitaire au Darfour. Cette
affirmation a été rejetée par les Nations unies et plusieurs organisations
d’aide humanitaire actives dans cette région, qui reconnaissent que le
Darfour est le théâtre de l’un des plus grands désastres humanitaires au
monde, mais s’opposent à ce que l’on en infère que la répression
violente du gouvernement de Khartoum constitue une tentative d’exterminer
tout un peuple.
L’utilisation de
ce terme a un but qui ne trompe pas. Selon la charte des Nations unies, la
détermination d’un génocide dans un pays donné exige une intervention
armée. Les accusations de génocide que lance Washington vont main dans la main
avec la tentative de présenter le conflit comme une lutte raciale liguant
tribus arabes contre tribus africaines noires, une simplification et une
distorsion grossière du conflit visant à enflammer les sentiments de la
population.
Le terme « génocide » est aussi utilisé à des
fins politiques aux Etats-Unis. Mentionné d’abord à la veille de
l’élection de 2004 par le secrétaire d’Etat de l’époque,
Colin Powell, l’accusation était populaire parmi la droite chrétienne et
les organisations sionistes, qui ont adopté la cause du Darfour pour leurs
propres raisons.
L’administration Bush avait, jusqu’à récemment,
cessé d’employer le mot génocide, mais elle a recommencé cette pratique
dans les derniers mois.
« Le peuple du Darfour souffre depuis trop longtemps
aux mains d’un gouvernement qui est complice d’attentats, de
meurtres et de viols de civils innocents », a déclaré Bush lors de son
discours mardi à la Maison-Blanche. « Mon administration a qualifié ces
actes, à juste titre, de génocide. Le monde a la responsabilité d’y mettre
fin. »
Si l’on remplaçait le mot « Darfour » par
« Irak », ces paroles constitueraient un juste réquisitoire contre
l’administration Bush elle-même. Le nombre d’Irakiens ayant perdu
la vie à cause de quatre ans de guerre et d’occupation par les Etats-Unis
est au moins trois fois plus élevé que le nombre de morts au Darfour, et
l’action militaire est directement responsable d’un pourcentage
beaucoup plus élevé de ces décès. Deux fois plus d’Irakiens ont dû
quitter leurs demeures, forcés de se déplacer ailleurs au pays ou à
l’étranger, et chaque institution sociale essentielle et infrastructure
de base ont été détruites.
Washington ne cherche pas à perpétrer un génocide en
Irak ; son objectif n’est pas d’éradiquer le peuple irakien ni
d’exterminer sa population sunnite. Son but est plutôt de réprimer toute
opposition à son contrôle semi-colonial du pays et de sa richesse pétrolière
stratégique, un but qui a déchaîné la violence et la mort à un niveau quasi
génocidaire.
Et le gouvernement d’al-Bashir ne souhaite pas plus
exterminer le peuple non arabe du Darfour; il tente plutôt de réprimer toute
opposition à son contrôle centralisé, une tâche qui a aussi causé énormément de
morts et de souffrance.
Il y a bien sûr une différence notable entre ces deux
processus tragiques. George Bush dirige la plus puissante nation du monde,
militairement et économiquement, alors qu’al-Bashir est le président de
l’une des plus pauvres — une nation qui arbore les blessures
d’une longue domination coloniale et qui fut vers la fin du vingtième
siècle le théâtre de guerres sanglantes fomentées par l’impérialisme
américain dans le but de contrer l’influence soviétique dans la région.
La tentative invraisemblable de George W. Bush de se
présenter comme le défenseur des droits de l’homme est motivée par de
tels intérêts géostratégiques. Le Soudan est un important producteur de
pétrole, avec des réserves évaluées jusqu’à 1,2 milliard de barils. De
plus, étant le pays avec la plus grande superficie en Afrique, il s’étend
de la stratégique mer Rouge, au Maghreb, à l’Afrique centrale et à la
Corne de l’Afrique.
Enfin, et ce qui est loin d’être négligeable, il est
devenu le centre d’intérêt de la Chine qui tente de satisfaire sa demande
croissante en pétrole en consolidant d’étroits liens économiques et
politiques avec le continent africain.
La Chine a investi environ 15 milliards $ au Soudan
depuis 1999, et elle détient 40 pour cent des parts de la Greater Nile
Petroleum Operating Co., qui exploite les ressources pétrolifères du Soudan.
Ses importations de pétrole soudanais ont été multipliées quasiment par six au
cours de la dernière année, atteignant 220 000 barils par jour, selon les
statistiques des douanes publiées par Pékin plus tôt ce mois-ci.
C’est sans surprise que l’imposition unilatérale de
sanctions par Bush et sa demande à l’ONU de faire de même ont soulevé de vives
critiques de la part de Pékin, qui n’a pas l’intention de céder ses
intérêts dans la région. Selon l’Associated Press, Liu Guijin,
l’envoyé spécial de la Chine au
Soudan, a commenté, « imposer obstinément des sanctions et faire pression
ne mènera pas à la résolution du problème et va compliquer les choses. »
Revenant tout juste d’un voyage des camps de réfugiés au
Darfour, Liu a dit qu’il croyait que les factions soudanaises et les
négociateurs internationaux travaillaient ensemble pour résoudre la crise
humanitaire dans la région.
« Je n’ai pas vu de scénario désespéré de gens mourant
de faim », a dit l’envoyé chinois à la presse. Il a ajouté,
« La question du Darfour et les questions de l’est et du sud
soudanais sont causées par la pauvreté et le sous-développement. Ce n’est
que lorsque l’on s’attaquera aux problèmes de la pauvreté et du
sous-développement qu’il y aura la paix au Soudan. »
L’opposition aux sanctions américaines a été reprise par
la Russie et l’Afrique du Sud.
L’ambassadeur russe à l’ONU, Vitaly Churkin, questionnait le choix
de Washington du moment de l’adoption des mesures, en disant à
l’agence de nouvelle Reuters que l’ONU avait travaillé avec le
Soudan et qu’il y « avait eu quelques développements positifs »
L’ambassadeur sud-africain à l’ONU, Dumisani
Kumalo, a également démontré du scepticisme à l’égard des sanctions
américaines. « En ce moment la chose surprenante c’est que nous
pensions que le gouvernement soudanais commençait à aller dans la bonne
direction et acceptait ce que nous allions faire, a t-il dit. On ne sait pas
vraiment où l’on va. »
Washington n’a pas d’intérêt à stabiliser le
Soudan ou d’y résoudre la crise humanitaire. Sa politique, comme pour en
Irak, bien avant la crise du Darfour, est celle du changement de régime, avec
pour couverture ses préoccupations humanitaires. Comme la Chine – perçue par Washington comme
étant son principal rival mondial – a étendu son influence dans le pays,
le désir pour un changement de régime n’a fait que se renforcer.
Il y a aussi sans aucun doute dans cette nouvelle campagne sur
le Darfour, une tentative de détourner l’attention publique de la
catastrophe que l’impérialisme américain a créée en Irak.
L’administration Bush bénéficie du fort appui pour cette
diversion des rangs même de sa soi-disant opposition, le Parti démocrate, dont
les principaux dirigeants politiques ont cherché à présenter l’intervention
américaine comme une sorte de croisade morale. Le mois dernier, le sénateur Joseph
Biden, le démocrate du Delaware qui dirige le comité des relations étrangères
et candidat pour la course à la nomination du parti pour les élections de 2008, a appelé à une intervention militaire
américaine directe.
« J’utiliserais la force américaine maintenant,
a-t-il dit lors d’une audience de son comité. Je crois non seulement
qu’il est temps de ne pas écarter la question de l’utilisation de la
force. Je pense même qu’il est temps de la considérer et de
l’utiliser. »
Dans la même veine, en février, la démocrate de New York,
Hillary Clinton, en tête de la course pour la candidature présidentielle du
Parti démocrate, demandait que les États-Unis « stoppent le génocide au
Darfour ». Durant le témoignage du secrétaire à la défense, Robert Gates,
et de celui du Général Peter Pace, elle demandait au chef du Pentagone si
l’administration Bush allait envoyer des avions de guerre pour faire
respecter la zone d’interdiction de vol au dessus du Soudan.