Des reportages sur une incursion militaire turque
effectuée au nord de l’Irak le mercredi 6 juin soulignent les tensions
grandissantes entre les deux pays le long de la frontière. Ces dernières
semaines, les dirigeants turcs ont averti à plusieurs reprises que
l’armée turque entreprendra des actions contre les camps du Parti des
travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak si les forces américaines et irakiennes
ne le faisaient pas elles-mêmes. Le PKK mène une guérilla en Turquie depuis
plus de vingt ans.
Voulant minimiser l’importance de
l’incident du 6 juin, des officiels turcs, irakiens et américains ont
rapidement émis des démentis officiels que des troupes turques avaient traversé
la frontière. Le ministre irakien des Affaires étrangères, Hoshiyar Zebari, a
dit à la presse de Bagdad qu’il n’y avait aucune preuve de
l’incursion. A Washington, le porte-parole américain du Conseil de
sécurité nationale Gordon Johndroe a déclaré qu’il n’y avait eu
« aucune activité » au nord de l’Irak.
A Ankara, le ministre turc des Affaires étrangères,
Abdullah Gul, a aussi nié les faits rapportés, mais n’a pas voulu démentir
que la Turquie pourrait entreprendre des actions militaires dans le futur.
« Il n’y a rien de tel, il n’y a pas eu d’incursion dans
un autre pays », a-t-il dit à la chaîne de télévision NTV. « Si une
telle chose devait arriver, alors nous l’annoncerions. Nous sommes en
guerre contre le terrorisme, nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour
lutter contre le terrorisme. »
Néanmoins, trois officiels turcs anonymes ont confirmé
à Associated Press que plusieurs centaines de soldats turcs avaient été
impliqués dans un raid dans la région montagneuse profonde au nord de
l’Irak hier. Une source basée dans la région frontalière a dit que 600
commandos, appuyés par plusieurs milliers de soldats à la frontière, sont
entrés en Irak avant l’aube et sont retournés en Turquie plus tard le
même jour. Il a affirmé que le raid à partir de la ville frontalière turque de
Cukurca avait été mené en réponse à une attaque des rebelles du PKK basés sur
le territoire irakien. Selon Associated Press, les trois officiels ont
maintenu leur version des faits malgré les dénis gouvernementaux.
Jabar Yawir, adjoint ministériel du Gouvernement
régional du Kurdistan (KRG) au nord de l’Irak, a dit le même jour à
Reuters : « Cet après-midi, dix hélicoptères turcs ont atterri dans
un village de Mazouri…, trois kilomètres à l’intérieur des
frontières irakiennes. Ils ont déposé environ 150 soldats des forces spéciales
turques. Ils ont quitté deux heures plus tard et il n’y a pas eu
d’affrontements avec le PKK. » Il a confirmé que le village était
dans une région sous contrôle du PKK.
Peu importe sa nature précise, l’opération
turque de mercredi passé faisait partie d’une série d’affrontements
qui menacent de se développer en une invasion militaire de grande envergure.
Selon des reportages publiés la semaine précédant les événements, l’armée
turque a envoyé du renfort à sa frontière avec l’Irak, y expédiant
d’importants contingents de soldats, de tanks et de véhicules blindés.
Dimanche et lundi de la semaine passée, les troupes turques auraient bombardé
des positions du PKK au nord de l’Irak.
Dans une interview qu’il donnait au réseau
d’information télévisé NTV le 29 mai, le premier ministre turc, Recep
Tayyip Ergodan, a renforcé le message que l’existence de camps du PKK au
sein de l’Irak ne sera pas tolérée. « Nous voulons que toutes les
actions de l’organisation terroriste cessent. Nous nous attendons à ce
que les Etats-Unis et l’Irak éradiquent les camps de l’organisation
terroriste au nord de l’Irak. Nous les avons déjà informés de nos attentes »,
a-t-il déclaré. Le premier ministre n’a pas exclu la possibilité
d’une intervention unilatérale turque. Il est estimé que le PKK compte 4.000
combattants dans ses camps au nord de l’Irak.
Le chef d’état-major turc, le général Yasar
Buyakanit, a été plus direct le 31 mai, disant aux journalistes qu’il
favorisait une incursion militaire contre les bases du PKK. Il a dit que
l’armée était prête, mais que les ordres devaient venir du gouvernement.
« Les autorités politiques doivent déterminer si, une fois que nous sommes
passés en Irak, nous n’agirons que contre le PKK ou bien si nous
entreprendrons aussi quelque chose contre [le président du KRG, Massoud]
Barzani… J’ai déjà dit le 12 avril que la Turquie et le monde
avaient besoin d’un tel geste… En tant que militaires, nous sommes
prêts, mais les militaires ont besoin d’ordres. »
L’intense crise politique qui sévit à Ankara
constitue sans aucun doute un facteur dans ces menaces. De nouvelles élections
sont prévues le 22 juillet afin de mettre un terme à la crise constitutionnelle
reliée à l’échec du Parti de la justice et du développement (AKP,
islamiste), qui n’a pas réussi à obtenir un appui parlementaire pour son
choix présidentiel, à savoir Gul, le ministre des Affaires étrangères. Au cours
de l’impasse politique, où l’on a pu observer d’importantes
manifestations d’opposition, l’armée turque a lancé un
avertissement à peine voilé comme quoi elle interviendrait directement pour
défendre la laïcité du pays. Juste avant les élections, les chefs de
l’AKP, déterminés à ne pas se faire déjouer politiquement, avaient
proclamé leur opposition au « terrorisme » et offert un appui prudent
à une attaque militaire au nord de l’Irak.
Bien que les tensions sur la frontière entre
l’Irak et la Turquie comprennent une part importante de bluff provenant
du gouvernement et de l’armée, il est clair que tout
l’establishment turc est hostile, non seulement aux multiples attaques du
PKK en Turquie, mais à l’émergence d’un Etat kurde
quasi-indépendant au nord de l’Irak. Pour offrir leur soutien à
l’invasion américaine de 2003, les deux principaux partis nationalistes
kurdes en Irak, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union
patriotique du Kurdistan (UPK), ont exigé l’établissement d’une
région kurde autonome avec d’importants pouvoirs et ses propres forces de
sécurité.
Opposition au référendum de Kirkouk
La référence provocante du général Buyukanit au
président Barzani du KRG n’était pas une erreur. Les deux hommes étaient
à couteaux tirés en avril après que Barzani eut accusé la Turquie
d’interférer dans les préparatifs d’un référendum plus tard dans
l’année sur l’inclusion de la ville de Kirkouk du nord de
l’Irak, riche en pétrole, à la région kurde, et après qu’il eut
menacé de répliquer. Il serait facile, a-t-il averti, pour les Kurdes irakiens
de provoquer de l’agitation chez leurs 30 millions de camarades ethniques
au sud-est de la Turquie. Buyukanit a réagi en déclarant qu’une attaque
par-delà la frontière était nécessaire et que l’armée turque était prête
à la mener. Le gouvernement turc a exigé que les Etats-Unis disciplinent
Barzani.
Ankara s’oppose ardemment à l’extension de
la région kurde jusqu’à Kirkouk, qui est constituée d’une
importante population turkmène et arabe. Plus fondamentalement, les leaders
turcs craignent que l’ajout de la richesse pétrolière de Kirkouk à la
région kurde n’établisse la base économique pour que le KRG ne déclare sa
pleine indépendance, geste qui encouragerait politiquement les séparatistes
kurdes en Turquie, ainsi qu’en Syrie et en Iran. Dans la ville de Kirkouk
même, la violence sectaire est en hausse depuis que les dirigeants font
pression pour la tenue d’un référendum malgré l’opposition de la
population arabe et turkmène.
La possibilité d’une invasion turque du nord de
l’Irak démontre encore une fois que l’occupation néocoloniale
américaine est non seulement une catastrophe pour le peuple irakien, mais
qu’elle a aussi profondément déstabilisé les relations à travers le
Moyen-Orient. Tout comme l’évincement de Saddam Hussein et de
l’establishment sunnite à Bagdad a alimenté les tensions sectaires entre
sunnites et chiites en Irak et dans toute la région, les encouragements des
Etats-Unis envers les nationalistes kurdes du nord de l’Irak ont fait
ressurgir des problèmes non résolus datant de l’effondrement de
l’empire ottoman à la suite de la Première Guerre mondiale. L’Etat
turc émergeant voulut prendre possession du nord de l’Irak, mais fut
repoussé par la Grande-Bretagne, qui dominait l’Irak nouvellement formé
et qui était déterminée à maintenir le contrôle sur les champs pétrolifères du
nord.
L’affrontement entre la Turquie et le
gouvernement régional kurde met en évidence le caractère incohérent et
insouciant de la politique étrangère de l’administration Bush. Comme le
fait caustiquement remarquer le magazine The Economist dans un article
du 5 juin, « Les Kurdes sont les meilleurs amis des Etats-Unis en Irak et
démontrent plutôt bien qu’il y a au moins quelque chose qui s’est
bien déroulé dans ce pays ensanglanté. De nombreux plans considérant un retrait
américain de l’Irak suggèrent de laisser certaines forces dans cette
région relativement pacifique. Alors une invasion turque serait un désastre,
faisant pénétrer la deuxième plus importante armée de l’OTAN au beau milieu
d’un territoire que les Etats-Unis souhaitent désespérément maintenir
tranquille. »
L’administration américaine a à maintes reprises
mis en garde la Turquie contre toute incursion militaire. Lors d’un
rappel bien senti de la force américaine, deux avions de guerre américains ont,
le 24 mai, brièvement pénétré la zone aérienne turque près de la frontière
irakienne, provoquant une rapide protestation d’Ankara qui déclara que de
telles violations « ne devaient plus se reproduire ». Le week-end
dernier, le secrétaire à la défense, Robert Gates, a répété que les Etats-Unis
« espéraient qu’il n’y ait pas d’action militaire
unilatérale d’entreprise contre l’Irak ».
Au même moment, les Etats-Unis ne veulent pas
s’aliéner la Turquie, qui est un allié important au sein de l’OTAN
et un partenaire économique. Tout en insistant auprès de la Turquie de pas
intervenir unilatéralement dans le nord de l’Irak, Washington a continué
d’accuser le PKK de « terrorisme » et cherché à apaiser Ankara.
Depuis 2003, les Etats-Unis ont permis à la Turquie de maintenir une force de quelque
1.300 soldats, officiellement à titre d’observateurs, dans le nord de
l’Irak, causant des frictions avec les leaders kurdes. L’année
dernière, Washington a nommé le général à la retraite, Joseph Ralston, envoyé
spécial à Ankara pour coordonner une approche conjointe envers le PKK.
Cependant, la capacité de l’administration Bush
à maintenir ce délicat équilibre entre les diverses forces, se complique encore
plus du fait qu’elle cache à peine son appui à la guérilla kurde qui
opère en Iran à partir de ses bases dans le nord de l’Irak. Comme
l’expliquait The Economist : « Selon plusieurs rapports,
l’Amérique stimule les ambitions kurdes en Iran, là où le plus important
groupe apatride au monde a une présence significative. L’aide américaine
aux Kurdes iraniens comprend peut-être un soutien militaire, et ces Kurdes
pourraient opérer à partir de bases en Irak. En d’autres termes, les Turcs
vont peut-être se retrouver à tirer sur des Kurdes qui vont riposter avec des
armes fournies par les Américains. »
En fait, les liens entre les séparatistes kurdes
luttant en Iran et la Turquie sont encore plus étroits que ce que TheEconomist
a prudemment suggéré. Plusieurs rapports tendent à montrer que le Parti pour la
liberté du Kurdistan (PEJAK), qui semble, à tout le moins, être encouragé par
les Etats-Unis, et probablement Israël, à faire de la surveillance et à mener
des attaques en Iran, soit une branche du PKK. Les deux organisations ont des
bases dans le nord de l’Irak et en toute probabilité, maintiennent encore
des relations. Donc, bien que les Etats-Unis unissent leur voix à celle de la
Turquie pour dénoncer le PKK comme étant une organisation
« terroriste », ils font tacitement la promotion de son organisation
sœur, le PEJAK, en tant qu’organisation qui lutte pour la libération
des Kurdes dans le pays voisin de l’Iran.
Le caractère cynique de la « guerre au
terrorisme » des Etats-Unis ne disparaît pas en Turquie, où le sentiment
antiaméricain augmente, non seulement à cause de la perception d’un appui
américain au séparatisme kurde, mais à cause de l’occupation criminelle
de l’Irak et des menaces contre l’Iran. En 2003, l’opposition
à l’invasion américaine était tellement répandue que le parlement dominé
par l’AKP s’est senti obligé d’interdire l’utilisation
des bases militaires turques aux Américains, obligeant le Pentagone à modifier
ses plans. Selon le Washington Post, un récent sondage en Turquie
indique que seulement douze pour cent des répondants ont une opinion favorable
des Etats-Unis.
Dans la période pré-électorale qui s’en vient,
les politiciens turcs alimentent le sentiment anti-kurde et vont sans doute
faire appel au sentiment anti-américain en critiquant les Etats-Unis pour avoir
été incapable de mettre un terme aux attaques du PKK. Près de 30.000 personnes
ont perdu la vie dans des affrontements entre le PKK et l’armée turque
depuis 1984, y compris 600 l’an dernier. Pour l’administration
Bush, il existe le danger politique que son allié de l’OTAN soit poussé à
collaborer plus étroitement avec l’Iran, son ennemi juré, contre les
rebelles kurdes au moment précis où Washington intensifie sa confrontation avec
Téhéran.
En soutenant les ambitions des dirigeants kurdes en
Irak pour l’établissement d’un mini-Etat kurde, les Etats-Unis ont
ouvert une boîte de Pandore, suscitant une série de problèmes pour lesquels ils
n’ont pas de réponse et qui risquent d’entraîner la région dans un
autre conflit sanglant. Bien que le gouvernement et les militaires turcs se
retiennent pour lancer une invasion tous azimuts dans le nord de l’Irak
et pour rompre ses relations avec les Etats-Unis, aucune des parties dans cette
dispute n’a le contrôle de ce qui est une situation hautement volatile.