Alors que la politique des renforts en Irak tant
vantée ne montre pas de signes de succès et que le nombre des victimes américaines
continue à croître, l’armée américaine a commencé à armer et à équiper
des sections des insurgés sunnites, prétendument pour lutter contre des couches
plus intransigeantes comme les groupes liés à al-Qaïda. Armes, munitions,
argent, essence et approvisionnements ont été fournis à certaines milices
sunnites. Ce dernier virage brusque de la stratégie du Pentagone pour
l’Irak ne peut être compris que comme un autre signe du désespoir et de
la crise de l’administration Bush.
Un article important du New York Times de lundi
passé a révélé l’ampleur de la nouvelle collaboration, qui avait été
testée dans la province occidentale d’Anbar et a été élargie dans quatre
autres bastions des insurgés sunnites (des quartiers de Bagdad comme Amiraya et
les provinces du centre et du centre-nord de Babil, Diyal et Salahuddin). Le
« modèle d’Anbar », qui a été salué pour avoir réduit de façon
significative les attaques contre les troupes américaines dans la région de
Ramadi où l’insurrection est très active, implique un accord des
Américains avec les cheiks tribaux locaux pour armer leurs partisans, les
incorporer aux forces de sécurité irakiennes et les appuyer dans une campagne
pour trouver et éliminer les extrémistes islamistes.
Il n’y a, bien entendu, pas de garantie que
l’argent et les armes fournies à ces groupes seront utilisées pour
réaliser ce sur quoi on s’est entendu et qu’ils ne seront pas
utilisés contre les troupes américaines ou du gouvernement irakien. Selon le New
York Times, l’exigence officielle que le soutien américain ne soit
donné qu’aux groupes d’insurgés qui n’ont pas attaqué de
troupes américaines n’est pas strictement suivie. Les tentatives de
suivre les armes et les combattants en enregistrant numéros de série et données
biométriques ne sont rien de plus que des mesures superficielles dans le
maelstrom de la guerre en Irak où une opposition armée à l’occupation
américaine déterminée se combine avec un conflit confessionnel allant
s’agrandissant entre les milices chiites et sunnites.
Un article du Washington Post publié lundi
dernier donne une idée de la complexité qu’il y a à manœuvrer entre
les rivalités et les loyautés changeantes entre les tribus. Cet article révélait
les divisions acerbes au sein du Conseil du salut d’Anbar, soutenu par
les Américains. Ali Hatem Ali Suleiman, un dirigeant de la confédération de
Dulaim, la plus grande organisation tribale d’Anbar, a accusé la plus
importante personnalité du Conseil, Abdul Sattar Abu Risha, d’être un
« traître » qui « vend ses croyances, sa religion et son peuple
pour de l’argent ». Comme Anthony Cordesman, un analyste du Centre
for Strategic Studies, a écrit : « La question avec un tel
groupe est toujours : pour combien de temps l’avons-nous
acheté ? »
Peu importe l’efficacité de la nouvelle tactique
du Pentagone, elle porte ombrage aux affirmations de l’administration
Bush selon qui on désarme les milices et on construit un Irak stable, souverain
et démocratique. En ouvrant les négociations et en concluant des alliances avec
les tribus et les milices arabes sunnites, l’armée américaine mine en
réalité le gouvernement dominé par les chiites du premier ministre Nouri
al-Maliki à Bagdad. Plusieurs des groupes recevant actuellement des armes
américaines étaient liés au régime baasiste basé sur les sunnites de Saddam
Hussein et sont profondément hostiles au gouvernement de Maliki.
Comme l’a noté le New York Times, « Les commandants
américains ont dit que les groupes sunnites avec lesquels ils négocient
n’indiquent pas vouloir travailler avec le gouvernement sous direction
des chiites… Quant à eux, les dirigeants chiites sont profondément
suspicieux de tout geste américain pour coopter des groupes sunnites qui
désirent le retour de la domination politique sunnite. » Et pourtant, si
le « modèle d’Anbar » est une indication, les négociations
américaines n’impliquent pas seulement une alliance militaire, mais une
perspective politique pour les cheiks tribaux impliquant le contrôle de l’administration
provinciale et plus d’écoute à Bagdad.
L’armement de la milice sunnite arabe survient à
l’intérieur d’un contexte plus large. Confrontée à une écrasante
opposition à la guerre et à une profonde crise politique au pays,
l’administration Bush semble vouloir apporter des changements, mais non
mettre fin à l’occupation américaine. Dimanche, le Washington Post
rapporta que les commandants militaires américains sont à établir les premiers
plans d’un retrait de deux tiers des troupes américaines d’ici fin
2008 ou début 2009. Les soldats demeurant sur place seraient en garnison pour
défendre les intérêts économiques et stratégiques des Etats-Unis en Irak durant
des années, sinon des décennies.
Cependant, de telles propositions posent immédiatement
un dilemme politique à Washington : que faire avec le gouvernement
Maliki ? Dans son invasion insouciante et criminelle de l’Irak en
2003, l’administration Bush dépendait beaucoup des opposants chiites et
kurdes au régime Hussein pour former ses divers gouvernements fantoches.
L’occupation américaine a non seulement déstabilisé l’Irak et
alimenté une guerre civile sectaire, elle a aussi profondément altéré les
relations à travers la région. Alors qu’elle intensifie la pression sur
l’Iran, la Maison-Blanche est dépendante d’un gouvernement à Bagdad
dominé par les partis chiites qui entretiennent des liens religieux et
politiques de longue date avec la théocratie iranienne.
Toute réduction des forces américaines en Irak
augmenterait inévitablement l’influence du gouvernement Maliki, auquel
l’administration Bush ne fait clairement pas confiance pour défendre les
intérêts américains, et particulièrement dans le cas d’un conflit
militaire entre les Etats-Unis et l’Iran. Quelques mois après que Maliki
eut été porté au pouvoir en mai 2006, de premières sombres indications
suggérant que le nouveau gouvernement pouvait être destitué par un coup
d’Etat soutenu par les Etats-Unis surgirent dans la presse américaine.
Bien que cette option semble avoir été mise en veille, l’administration
Bush, dans le cadre de sa stratégie d’« escalade », a insisté à
maintes reprises que le gouvernement Maliki devait respecter une série de
« critères » américains.
Dépouillés de leur vernis diplomatique, ces critères
correspondent essentiellement à deux demandes fondamentales :
premièrement, passer une loi sur le pétrole afin de rendre disponibles aux
sociétés américaines les vastes réserves de l’Irak, et deuxièmement,
modifier le gouvernement irakien et la bureaucratie d’Etat afin d’y
intégrer des sections de l’élite sunnite qui était au pouvoir dans le
précédent régime baasiste. Aucun de ces critères n’a été respecté. Le
premier est enlisé dans une dispute acrimonieuse entre les élites chiites,
sunnites et kurdes à propos de la division des revenus du pétrole. Le second
est embourbé dans la méfiance des dirigeants chiites envers les anciens baasistes
et les violences engendrées par une guerre sectaire sanglante qui a coûté la
vie à des dizaines de milliers de personnes.
Les « critères » de Washington prennent de
plus en plus la forme d’ultimatums. Dimanche, le nouveau chef du
commandement central des Etats-Unis, l’amiral William Fallon, a rencontré
Maliki à Bagdad pour insister sur le message que l’on s’attendait à
des progrès avant que le rapport de l’administration Bush ne soit
présenté au Congrès en septembre. Comme l’a expliqué un journaliste du New
York Times qui avait été autorisé à assister à la rencontre, Fallon fit
pression sur Maliki pour qu’il « tende la main à ses opposants
[sunnites] » et insista sur le vote de la loi sur le pétrole d’ici
juillet. Deux jours plus tard, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en
Irak et actuellement secrétaire d’Etat adjoint, John Negroponte, fit une
visite en Irak et rencontra Maliki pour lui répéter les mêmes exigences.
Mis à part toute motivation militaire immédiate,
l’armement de milices sunnites et l’établissement de
« Conseils du salut » dans des provinces sunnites clés est un moyen
pour éroder l’influence du gouvernement chiite à Bagdad. L’appui
militaire américain pour ces milices et groupes tribaux établit des centres de
pouvoir alternatifs au niveau régional, en opposition au régime Maliki.
Dans ses commentaires samedi, le major général Rick
Lynch était ouvertement critique à l’égard du gouvernement Maliki, disant
qu’il se demandait « si oui ou non le gouvernement était vraiment un
gouvernement représentatif ». Il s’objectait à l’interférence
des représentants nationaux qui libèrent, sur une base politique ou sectaire
prétend-il, des détenus arrêtés par les troupes américaines. Il a mentionné que
les militaires américains essayaient de persuader le gouvernement Maliki
d’établir une « force de police provisoire » issue de la milice
sunnite, ajoutant que le plan irait de l’avant même sans l’appui du
gouvernement.
Lynch a clairement indiqué, dans un commentaire publié
dans le New York Times de lundi, comment les Etats-Unis recrutaient.
Après avoir déclaré que les commandants américains avaient des choix difficiles
à faire, il indiquait que certains des groupes sunnites ne cachaient pas leur
hostilité à l’égard de l’occupation américaine. « Ils
disent : "nous vous haïssons parce que vous êtes les occupants, mais
nous haïssons al-Qaïda encore plus, et nous haïssons les Perses encore
plus" », expliquait Lynch.
Cette dernière remarque visait le gouvernement Maliki,
dominé par les chiites, que les extrémistes sunnites considèrent n’être
rien de moins qu’une marionnette de l’Iran, ou de la Perse. Les
partis sunnites et la milice en Irak ne sont pas seuls. Les alliés régionaux les
plus proches des Etats-Unis, incluant les régimes autocratiques de
l’Arabie Saoudite, de la Jordanie et de l’Egypte, sont amèrement déçus
par le fait que l’invasion américaine de l’Irak ait délogé le
régime baasiste à base sunnite, qu’ils voyaient comme un rempart à
l’influence iranienne et chiite au Moyen-Orient. Lors d’un
entretien avec le vice-président Dick Cheney en novembre dernier, le roi
Abdullahh d’Arabie Saoudite, aurait menacé de soutenir activement les
milices sunnites dans la guerre sectaire contre le gouvernement Maliki si les Américains
se retiraient de l’Irak.
A part les considérations militaires à court terme,
les plans plus larges de l’administration Bush dans l’entreprise
risquée d’armer les insurgés sunnites ne sont pas encore clairs, et même
si elle a une stratégie tout simplement. Cela peut être un moyen de faire de
la pression sur Maliki pour qu’il se plie aux demandes de Washington, ou
de jeter les bases pour une division de l’Irak sur une base sectaire en
régions kurde, sunnite et chiite. Il est également possible que les
planificateurs américains aient le « modèle afghan » en tête, un pays
divisé entre une myriade de chefs de guerre locaux et régionaux, de commandants
miliciens et chefs tribaux, présidé par un gouvernement national en grande
partie impuissant dont les décrets ne dépassent pas les environs de Kaboul.
Quels que soient ses calculs politiques exacts,
l’administration Bush joue avec le feu. En armant et en soutenant
activement les extrémistes sunnites qui considèrent les « Perses » à
Bagdad comme leurs ennemis mortels, les militaires américains préparent le
terrain pour une intensification du conflit sectaire au pays. Peut-être que
cela fait partie d’un plan américain. Forcée de choisir entre un régime
pro-iranien à Bagdad et une descente vers la guerre civile au pays, la Maison-Blanche
penche peut être vers la seconde option.
En réponse à la demande pour le retrait immédiat et
inconditionnel des troupes étrangères d’Irak, les objecteurs soulèvent
parfois qu’il en résulterait le chaos, les conflits civils et une
catastrophe pour le peuple irakien. La dernière tactique du Pentagone confirme
simplement que le plus important accélérateur de la violence sectaire en Irak
est l’occupation américaine elle-même. Le désastre social, économique et
politique que l’invasion criminelle américaine a créé pour la population
en Irak est la dernière des considérations l’administration Bush dans ses
manœuvres.