Une étude publiée en mars dernier intitulée The
rich and the rest of us—The changing face of Canada’s growing gap
(Les riches et nous — le visage changeant de l’écart grandissant au
Canada) montre que la société canadienne devient beaucoup plus inégale,
l’écart entre les revenus des Canadiens les plus riches et le reste de la
population, ceux qui sont réputés avoir un revenu moyen et les pauvres,
s’agrandit.
L’étude, qui analyse les revenus des familles
canadiennes avec enfants, montre un agrandissement constant de l’écart
entre les riches et les pauvres de 1976 à 2004, l’écart
s’agrandissant plus rapidement à partir des années 1990. L’étude a
été réalisée par le Canadian Centre for Policy Alternatives (CCPA,
Centre canadien pour une politique différente), un institut de recherche
indépendant et non partisan qui a des liens étroits avec la bureaucratie
syndicale.
L’étude du CCPA a trouvé qu’en 2004, le
revenu moyen du plus riche 10 pour cent des familles canadiennes avec enfants
était 82 fois plus grand que celui du plus pauvre 10 pour cent. Par revenu, le
CCPA entend les sommes provenant du marché du travail et des investissements et
exclut l’aide sociale et les programmes de crédits d’impôts. Bien
qu’une telle aide est insuffisante et qu’elle a été beaucoup diminuée
depuis 20 ans, le rapport souligne que, sans cette aide, une section
considérable de la population canadienne serait réduite à la pauvreté absolue.
En considérant les résultats de cette recherche, il
est important de ne pas confondre le revenu annuel avec la richesse.
L’écart de richesse entre les riches et les pauvres au Canada est aussi
important, sinon plus, que l’écart de revenu. Selon une étude de
Statistiques Canada parue l’an dernier, 50 pour cent des Canadiens ne possédaient
en 2005 que 3,2 pour cent de la richesse totale, alors que les 10 pour cent les
plus riches en possédaient 58,2 pour cent.
Le rapport du CCPA établit que l’écart entre les
revenus des 10 pour cent les plus riches et des 10 pour cent les plus pauvres
des familles canadiennes avait presque triplé dans les trente années qui se
sont écoulées depuis 1976, le rapport des revenus passant de 31 à 1 en 1976 à
82 à 1 en 2004.
Il y est aussi montré que seuls les 10 pour cent les
plus riches des familles canadiennes ont vu une augmentation significative de
leur part des revenus et des revenus après impôt entre la fin des années 1970
et le début du 21e siècle. Dans la période allant de 1976 à 1979, les dix pour
cent les plus riches des familles canadiennes obtenaient 23,2 pour cent des
revenus familiaux totaux. Entre 2001 et 2004, ils en obtenaient 29,5 pour cent.
Dans le même temps, leur part du revenu après impôt augmentait de 15 pour cent,
passant de 21,2 pour cent du total à 24,5 pour cent.
A la fin des années 1970, les 20 pour cent les plus
pauvres des familles canadiennes gagnaient 4,5 pour cent du total des revenus
familiaux. Dans les années 2000, leur part est tombée à 2,6 pour cent.
Alors que la moitié la plus pauvre des familles
canadiennes se partageait 27 pour cent des revenus totaux entre 1976 et 1979,
elle n’en avait plus que 20,5 pour cent entre 2001 et 2004. La part des revenus
après impôt allant à la moitié la plus pauvre des Canadiens a perdu 3 points de
pourcentage au cours de la même période passant de 31 pour cent à 28,1 pour
cent, ce qui fait 10 pour cent en moins.
Le rapport démontre que malgré le fait que
l’économie du Canada ait connu une croissance significative durant le
dernier quart de siècle — le
rendement ayant presque doublé entre 1981 et 2005 — la moitié la plus
pauvre des familles canadiennes « gagnent moins », en considérant
l’inflation, « ou la même chose que leurs prédécesseurs presque 30
ans auparavant ».
Les gains en salaire réel sont allés uniquement à la
moitié supérieure des familles canadiennes et, depuis la fin des années 1990,
exclusivement aux 20 pour cent des Canadiens les plus riches, particulièrement
aux 10 pour cent supérieurs.
Le travailleur canadien moyen faisait à peine plus de
38 000 $ en 2005, soit une augmentation de 15 pour cent sur le
salaire moyen de 1998 d’un peu plus de 33 000 $. Mais durant la
même période, l’indice des prix à la consommation (IPC) s’est accru
de 17,85 pour cent, ce qui signifie qu’après avoir pris l’inflation
en compte, le travailleur moyen a en fait vu son pouvoir d’achat
diminuer. Au cours de la même période, les revenus des 10 pour cent des
familles avec enfants les plus riches ont augmenté d’environ
25 000 $ en considérant l’inflation.
L’un des inconvénients du rapport du CCPA est
que les données utilisées ne lui ont permis que de mesurer les revenus par
tranches de 10 pour cent. Cette méthode masque les concentrations de richesse
et de revenu les plus extrêmes parmi les très riches, soit ceux qui font partie
du 1 et même du 0,1 pour cent supérieur des salariés.
Néanmoins, le rapport fait remarquer que les
rémunérations financières offertes à l’élite patronale ont augmenté de
façon spectaculaire. Entre 1998 et 2005, les 100 directeurs généraux les mieux
payés du Canada ont vu leurs revenus s’accroître de 262 pour cent,
empochant ainsi en moyenne 9,1 millions $ en 2005 comparativement à 3,5
millions $ en 1998. En 1998, les cadres les mieux payés du pays recevaient
en moyenne 106 fois le revenu d’un travailleur moyen. En 2005, seulement
sept ans plus tard, ils gagnaient 240 fois plus.
Une récente étude conduite par l’économiste
Emmanuel Saez de l’Université de Californie et Michael Veall de
l’Université McMaster lève le voile sur la montée fulgurante des revenus
des personnes extrêmement riches au Canada. L’étude Saez-Veall montre que
la part du revenu avant impôt allant aux 5 pour cent des salariés les plus
riches s’est accrue de 25 à 29 pour cent de 1995 à 2000. Durant la même
période, la part revenant au 1 pour cent supérieur des salariés augmenta de 10
à 13,5 pour cent et celle allant au 0,1 pour cent supérieur (les 20 527
Canadiens dont les revenus dépassent 920.000 $) augmenta d’environ 3
pour cent à plus de 4 pour cent.
En résumant les conclusions de leur étude, Saez et
Veall notent que les tendances reliées aux salaires au Canada sont quasiment
identiques à celles aux Etats-Unis : « Au cours des 20 dernières
années, les parts de revenu des plus riches au Canada ont augmenté de façon
spectaculaire, et presque autant qu’aux Etats-Unis. Ce changement
n’a essentiellement pas été remarqué, car il est concentré dans le pour
cent supérieur de la répartition des revenus au Canada et ne peut ainsi être
détecté qu’à l’aide de données sur les déclarations à l’impôt
comprenant les revenus très élevés. »
Faisant un retour sur l’étude du CCPA, le
rapport conclut que les inégalités s’accroissent au niveau des heures
travaillées par les individus de différents niveaux de salaires. Alors que les
salaires réels de la majorité des Canadiens sont demeurés les mêmes ou ont même
diminué au cours des dernières années, ces derniers travaillent en fait un plus
grand nombre d’heures.
Le ménage canadien moyen avec enfants travaille près
de 200 heures de plus par année qu’il y a neuf ans seulement. Le seul
groupe qui n’a pas vu ses heures de travail augmenter entre 1996 et 2004
est celui qui a monopolisé les gains de revenus réels, la tranche de 10 pour
cent des familles les plus riches.
A cet égard, il est important de prendre note
d’un récent sondage de Statistiques Canada, qui a retenu
l’attention des médias après qu’un employé de la Banque impériale
de commerce (CIBC) ait introduit un recours collectif contre son employeur pour
du temps supplémentaire impayé. Selon Statistiques Canada, 1,6 million de Canadiens
ont fait du temps supplémentaire impayé au mois d’avril.
Deux autres points du rapport du CCPA méritent un
commentaire.
Il note que les gouvernements provinciaux et fédéraux
ont réduit le rôle de l’Etat dans la redistribution des revenus au moyen
de programmes de soutien et la taxation progressive. Les programmes de soutien
dont bénéficient principalement les moins bien nantis ont été sabrés, alors que
les gouvernements ont coupé les taxes et réduit l’écart entre le niveau
de taxation des revenus les plus bas et celui des plus élevés. Néanmoins,
affirme le rapport du CCPA, ce qui reste du « système de taxation et de
transfert » a stoppé « une chute libre des revenus pour presque la
moitié de la population ayant des enfants à charge ».
Sur la base de ces résultats, les auteurs du rapport
« sonnent le clairon » à l’élite canadienne pour valoriser le
« rôle que le gouvernement fédéral doit jouer pour unir nos nombreuses
diversités ». Ils disent que la croissance de l’inégalité sociale
menace de provoquer des turbulences sociales qui rendront le capitalisme
canadien insoutenable : « Nous ignorons ces tendances au péril de
notre collectivité. »
Mais en réalité toutes les sections de l’élite
politique canadienne, incluant les syndicats soutenant le Nouveau Parti
démocrate (NPD), ont participé durant le dernier quart de siècle au
démantèlement de l’Etat-providence et cherché à maintenir « la compétitivité
internationale » du capital canadien en attaquant de plus ne plus
agressivement les droits des travailleurs, coupant les taxes corporatives, et
poursuivant une politique axée sur la maximisation des profits des entreprises
et la redistribution des richesses au profit des sections les plus privilégiées
de la société.
Un autre élément important est la référence que fait
le CCAP dans son rapport à une étude antérieure qu’il a publiée en 2006.
Cette étude révélait que 76 pour cent des Canadiens croyaient que le gouffre
entre les riches et les pauvres croissait et que 67 pour cent de la population
ne croyaient pas qu’une majorité bénéficiait de la croissance économique
du pays.
Un éditorial publié le 7 mai dans le Globe and Mail,
le journal au Canada qui « rapporte les faits », soulignait autant la
nervosité de l’élite canadienne à l’égard du ressentiment populaire
causé par la monté de l’inégalité sociale et l’insécurité
économique et sa ferme intention de poursuivre dans la même voie.
Intitulé « Grâce à la prospérité, presque tous
nos bateaux sont à l’eau », l’éditorial célébrait un
rapport de Statistiques Canada qui indiquait que le revenu médian après impôt
des familles canadiennes avait augmenté de 1,6 pour cent entre 2004 et 2005. Tout
en concédant qu’il y avait des personnes dont les revenus avaient
« stagné » et que « le fossé entre les familles ayant les
revenus les plus élevés et les familles ayant les revenus les plus faibles
avait augmenté », le Globe encourageait ses lecteurs à
« prendre note du fait qu’il n’y pas de sous-prolétariat
croupissant dans la misère, glissant toujours vers le bas…Le système
fonctionne. »
Fonctionne pour qui ? Pas pour la vaste majorité
de la population dont le revenu réel, comme le démontre le rapport du CCAP, a
stagné ou reculé même si elle travaille de plus longues heures. Mais il fonctionne
certainement pour les propriétaires du Globe, la famille Thomson. En
1998, la fortune de la famille Thomson était estimée à 14,4 milliards de
dollars américains, un montant qui surpasse la richesse combinée de
l’ensemble des familles canadiennes composant le tiers le plus pauvre.
Aujourd’hui, il est mentionné que Ken Thomson vaut la somme astronomique
de 24,4 milliards de dollars américains, ce qui en fait, selon le magazine Forbes,
l’un des dix plus riches au monde.