Le lundi 18 juin, les forces d’occupation américaine
en Irak ont lancé une importante offensive où quelque 10 000 soldats ont
pris d’assaut des centres de résistance dans les environs de Bagdad. Le même
jour, une voiture piégée a explosé au centre de la capitale, tuant de
nombreuses personnes et blessant des centaines d’autres.
Mais ce qui faisait la manchette de la
plupart des médias de masse aux Etats-Unis, c’était l’histoire des troupes américaines
qui ont soi-disant sauvé environ 24 orphelins handicapés des conditions
sordides de l’orphelinat public al-Hanan situé au nord-ouest de la capitale.
Les photographies (publiées par le
Pentagone) accompagnant la nouvelle, diffusées tout d’abord par CBS News, sont
en effet horribles. On y voit les enfants, âgés de 3 à 15 ans, nus et couchés
sur le plancher, attachés à un lit qu’ils n’utilisaient pas et certains d’entre
eux dans leurs propres excréments. Les garçons étaient clairement décharnés et
plusieurs avaient des plaies ouvertes.
Une déclaration de l’armée américaine a
décrit les enfants comme étant « affamés » et a dit qu’après avoir
été détachés, ils étaient « trop faibles pour marcher ».
« On pouvait littéralement voir chacun
des os du corps de ces enfants. Ils étaient si amaigris qu’ils n’avaient pas l’énergie
nécessaire pour bouger, même un peu, ou pour mettre une expression sur leur
visage » a dit le lieutenant Stephen Duperre.
Les soldats ont aussi rapporté qu’ils
avaient trouvé une réserve de nourriture et de vêtements neufs encore dans leur
emballage de plastique.
Un capitaine s’est dit tellement en colère
par ce qu’il a vu qu’il a dû se retenir pour ne pas agresser un des gardiens de
l’orphelinat, alors que des soldats ont rapporté que les membres du conseil de
quartier local ont pleuré quand ils ont vu dans quelles conditions étaient les
enfants.
« J’étais entièrement dégoûté »,
a écrit un parachutiste dans un courriel au Fayetteville Observer. « Ça
m’a rendu vraiment malade de penser qu’on pouvait traiter un être humain, sans
parler d’un enfant, de cette façon. »
Une facette étrange de cette histoire qui a
été peu mentionnée dans la couverture de presse, c’est qu’elle n’était pas
exactement une nouvelle. La découverte de l’orphelinat avait eu lieu dix jours
auparavant, le 10 juin.
Clairement, le Pentagone, avec l’entière
collaboration de CBS News et d’autres médias, a décidé de présenter le « sauvetage »
comme une bonne nouvelle, décrivant les soldats américains sauvant des enfants
irakiens de conditions horribles. Que pourrait mieux symboliser l’idéal autoproclamé
de l’« opération liberté irakienne » ?
C’est ce qu’a clairement dit le
brigadier-général Vincent Brooks, un porte-parole senior de l’armée, qui a
déclaré, « Nous sommes très reconnaissants que cette histoire se soit
déroulé ainsi, qu’aucun des 24 garçons n’a perdu la vie. C’est une histoire de collaboration,
de courage et de compassion venant à bout d’une négligence déplorable ».
Comme toute histoire semblable de collaboration, courage
et compassion présentée par le Pentagone et consciencieusement diffusée par les
médias de la grande entreprise, celle du sauvetage de l’orphelinat irakien doit
être étudiée plus attentivement. De nombreuses questions sont soulevées.
Pourquoi, par exemple, l’armée américaine a-t-elle attendu
10 jours avant de publier les photos et rapporter les informations aux
médias ? Le choix judicieux du moment de la publication de l’histoire pour
la faire coïncider avec l’une des plus importantes offensives militaires des
forces d’occupation américaines depuis le début de la guerre suggère que le but
du Pentagone était de détourner l’opinion publique de l’inévitable augmentation
des morts, autant chez les civils irakiens que chez les soldats américains.
De plus, le « sauvetage » de 24 orphelins doit
être replacé dans son contexte. A n’en point douter, la dernière offensive,
baptisée Opération « Arrowhead Ripper », a déjà fait de nombreuses
fois plus d’orphelins que le nombre qui aurait été sauvé par les soldats
parachutistes américains à Bagdad.
Des milliers d’orphelins abandonnés dans les rues de Bagdad
En effet, le nombre d’orphelins en Irak a explosé depuis
que la guerre a débuté. Bien que personne n’ait fourni une estimation fiable du
nombre d’orphelins, ces derniers sont si nombreux qu’ils excèdent largement la
capacité des 23 orphelinats de l’Irak — dont huit se trouvent dans la
capitale — à leur venir en aide. Ainsi, les rues de Bagdad et d’autres grandes
villes sont devenues le seul refuge pour des milliers d’enfants qui doivent
demander la charité ou vendre de petits objets aux feux de circulation. Ils
sont la cible de violence, d’exploitation et d’agression sexuelle. Ce phénomène
n’existait pas avant l’invasion américaine.
« Depuis l’an dernier, nous avons observé une hausse
énorme du nombre d’enfants dans les rues, et le nombre d’orphelins résultant de
la violence sectaire a aussi augmenté », a déclaré Salah Faris, une
analyste de la société et de l’économie à l’Université de Bagdad, à l’agence de
presse des Nations unies, IRIN. « Cette situation est désastreuse pour l’avenir
de l’Irak, car ces enfants ne reçoivent aucune éducation et sont exposés à la
drogue, à la prostitution et au harcèlement sexuel. »
Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance, au moins
la moitié des 4 millions d’Irakiens qui ont dû quitter leur demeure —
soit forcés à l’exil ou déplacés ailleurs au pays — depuis que
la guerre a débuté sont des enfants.
« A chaque jour, la guerre fait des veuves et des
orphelins, dont beaucoup d’entre eux doivent lutter pour leur survie », a
déclaré récemment l’UNICEF. « Les enfants de l’Irak, déjà victimes d’un
quart de siècle de conflit et de privation, sont coincés au cœur d’une tragédie
humanitaire qui s’aggrave rapidement. »
Claire Hajaj de l’UNICEF, se basant sur une récente
estimation des pertes de vies humaines par l’ONU, a affirmé aux médias qu’« en
2006 seulement, des dizaines de milliers d’enfants auraient perdu un parent en
raison de la violence », et que le nombre d’orphelins augmentait encore
plus rapidement depuis le début de cette année.
Donc, bien que 24 orphelins furent sauvés le 10 juin, la
violence qui tourmente le pays et qui résulte de l’invasion et occupation
américaines a fait probablement plus d’un millier de nouveaux orphelins depuis.
Il y a ensuite l’assertion du général Brook que le
sauvetage de l’orphelinat était le résultat d’une « collaboration »
entre les forces d’occupation des Etats-Unis et le régime irakien. Cette
affirmation a rapidement été mise en doute mercredi lors de déclarations à la
presse par le ministre du Travail et des Affaires sociales Mahmoud Mohammed
al-Radhi, dont le ministère est responsable des orphelinats du pays.
« Le ministre du Travail et tous ses représentants et
employés ne sont redevables qu’au gouvernement irakien, et non aux forces
américaines », a-t-il dit lors d’une conférence de presse, ajoutant, « La
manière dont les forces américaines approchent cette question nécessite une
profonde analyse. »
Il a qualifié la décision du Pentagone de publier
l’incident et les photos aux médias « d’insultes à ces enfants » et a
accusé les militaires américains de faire usage d’« astuces… pour
manipuler et déformer les faits et présenter les Américains comme étant la partie
humanitaire. Ce qui ne peut être plus loin de la réalité. »
Le directeur de l’orphelinat, Dhiaa’ Abdul Amir, était aux
côtés du ministre à la conférence de presse, insistant qu’il avait fui par
crainte des troupes américaines. Il a également nié tout abus contre les
enfants et affirmé qu’ils étaient en santé.
Alors que le gouvernement du premier ministre Nouri
al-Maliki avait initialement donné l’ordre de faire enquête sur l’incident et
demandait l’arrestation des employés de l’orphelinat, la présence du directeur de
l’orphelinat à la conférence de presse suggère fortement qu’il n’y aura pas de représailles.
À la place, le ministre Radhi a demandé la tenue d’une enquête sur ce qu’il a
nommé les actions abusives des soldats américains.
Il a en particulier accusé les troupes américaines d’avoir
orchestré une photo, dans laquelle un groupe de garçons nus sont empilés sur un
lit. L’accusation, compte tenu des images provenant de l’infâme prison d’Abou Ghraib
où l’on voyait des prisonniers nus empilés les uns sur les autres, visait
clairement à provoquer l’outrage public contre les forces d’occupation, plutôt
que contre le gouvernement lui-même.
« Sont-ils réellement préoccupés par le bien-être des
enfants dans ce refuge, ou n’est-ce que de la propagande pour leur soi-disant gentillesse ? »
a dit Rahid aux journalistes.
Finalement, il n’y a aucune raison de mettre en doute la
sincérité du dégoût ressenti par les soldats américains en découvrant 24
enfants sans défense, mal nourris et confinés dans des conditions déplorables à
l’orphelinat d’al-Hanan.
Pas plus que nous ne pouvons douter de l’impact d’une telle
expérience sur des soldats qui ont combattu en Irak, dont plusieurs sont
profondément traumatisés par la vue d’enfants tués et mutilés par les
opérations militaires américaines ou résultant de l’explosion de violence
causée par l’invasion américaine et l’occupation.
Les excuses données par le ministre du gouvernement pour
les conditions à l’orphelinat ne sont pas très convaincantes. Ces conditions,
une combinaison de négligence grave, de corruption, d’impuissance et de brutalité,
sont un reflet du régime que Washington a contribué à installer derrière les
murs fortifiés de la zone verte.
Cependant, quelque soit les sentiments des soldats, ou le
caractère du régime, les accusations du ministre irakien, au moins dans
certains de ces aspects les plus cruciaux, sonnent vraies.
La décision de rendre public l’incident de l’orphelinat
était en effet un exercice de propagande. Motivé non pas par des préoccupations
pour le sort des 24 orphelins, encore moins pour les dizaines de milliers
d’autres comme eux laissées à eux-mêmes. L’objectif était plutôt de redorer
l’image d’une occupation criminelle et entièrement discréditée, tout en soutenant
les tentatives faites par les démocrates et les républicains de placer le blâme
pour la catastrophe en Irak sur le régime fantoche de Bagdad plutôt que sur les
États-Unis eux-mêmes.