Le marché boursier chinois, déjà survolté, a
atteint de nouveaux sommets la semaine dernière. Le 9 mai, il a enregistré un
volume d'échange journalier supérieur à tous les autres marchés asiatiques pris
ensemble, y compris celui du Japon, la deuxième économie mondiale.
Selon le Financial Times, la valeur des
actions traitées quotidiennement sur les marchés de Shanghai et de Shenzhen
était de 5 milliards de dollars il y 6 mois. Le 30 mars, il est arrivé à
hauteur de 16,4 milliards de dollars. Mercredi dernier, il a atteint 49
milliards de dollars – soit le double de celui du Japon et le triple des
marchés combinés d'Australie, Hong Kong, Thaïlande, Singapour, Malaysie, Corée,
Inde, Taiwan, Indonésie, Nouvelle-Zélande et Vietnam.
Même si cela ne correspondait qu'à moins de la
moitié des 122 milliards d'actions traitées aux USA le 8 mai, le marché chinois
des actions a éclipsé le volume échangé en Grande-Bretagne qui était de 29,4
milliards. En même temps, la capitalisation totale des bourses de Shanghai et
Shenzhen, à 2200 milliards de dollars, est encore bien inférieure à celle du
Japon qui est au niveau de 4700 milliards, et huit fois moins importante que
celle des USA, qui est de 16 500 milliards.
Mais la montée rapide de la bourse chinoise
n'est pas sans conséquence. En moins de deux mois, l'index agrégé de Shanghai
est passé de 3000 à 4000 points. A ces hauteurs vertigineuses, on craint qu'une
« correction » soudaine, violente, ait de profondes
conséquences non seulement en Chine, mais au niveau international.
Fin février, une chute de 9 pour cent de la
bourse de Shanghai avait déclenché une réaction en chaîne dans le monde entier,
touchant même Wall street, qui avait subi sa plus grande baisse en un jour
depuis les attentats du 11 septembre. Deux mois plus tard, un effondrement
boursier en Chine pourrait provoquer une onde de choc internationale bien plus
importante.
Même si la bulle spéculative actuelle concerne
surtout des actions de classe A, réservées aux investisseurs locaux, presque
tous les économistes ont fait état de risques pour toute l'économie chinoise.
Pendant que le PIB chinois a augmenté de 10 pour cent l’an dernier, le
principal marché actionnaire de Shanghai a crû lui, de 130 pour cent. Il a
encore monté de 50 pour cent cette année.
Le ratio de rentabilité des actions chinoises
est actuellement d'environ 50, comparé à 14-18 en moyenne pour le reste de
l'Asie. Autrement dit, les prix payés pour les actions chinoises sont
totalement hors de proportion avec les bénéfices des entreprises concernées.
Malgré les avertissements répétés de la banque centrale, de membres du
gouvernement et des économistes, la valeur des actions a continué de grimper.
Parmi ceux qui participent à cette frénésie
d’achat boursier, il y a les classes moyennes des centres urbains, mais aussi
des armées de travailleurs ordinaires ; ainsi quelque 300 000 à 500 000
comptes boursiers sont ouverts tous les jours. Fin mars, les investisseurs
institutionnels comme les banques ne comptaient que pour 23,3 pour cent dans
la capitalisation boursière totale, le reste n'étant que des petits
investisseurs.
A la date du 10 mai, le nombre d'investisseurs
boursiers inscrits en Chine dépassait les 95 millions. Parmi eux des étudiants,
des femmes au foyer, des chauffeurs de taxi, et même des moines bouddhistes,
sans parler des hommes d'affaires et des membres de professions libérales. La
bourse est vue comme la baguette magique qui permet de s'enrichir du jour au
lendemain. On rapporte que certains vendent leur maison, retirent leur retraite
ou empruntent lourdement par carte bancaire pour pouvoir jouer à la bourse.
Un article de l'édition chinoise du site d'Asia
Times du 9 mai, signale que presque un Chinois sur quatorze est désormais
investisseur en bourse. Un fonctionnaire de Guangzhou affirme que 90 pour cent
de ses collègues achètent des actions. Il dit : « Moi aussi, j'ai acheté pour 20 000 yuan de parts. Quand elles
grimperont, je gagnerai en un jour plus que mon salaire mensuel.»
Ma Chunhui, professeur de communication à
l'université de Shenzhen a réalisé une étude montrant que 10 pour cent des
étudiants de première année de son université avaient investi en bourse. En
quatrième année, le pourcentage est de 80 pour cent. Selon lui, « de plus en plus, la première chose que les
gens font quand ils arrivent au travail, c'est d’allumer l'ordinateur et
d’interroger la bourse.»
Un certain nombre d'analystes ont qualifié les
petits investisseurs en bourse de « fous » . Mais leur
conduite est la manifestation de processus déclenchés par les contradictions
économiques que le Parti communiste chinois, malnommé, a favorisé en
développant son programme d’économie de marché à tout va. Avec de maigres
salaires et les prix toujours croissants des marchandises et des services tels
que ceux de l'éducation ou de la santé, beaucoup de gens se tournent vers la
bourse en espérant que celle-ci leur fournira une échappatoire.
La bourse avait été abolie après la révolution
de 1949 et n'avait été rétablie qu'à la fin des années 80 pour correspondre à
la nouvelle politique d'ouverture au capitalisme de Beijing. Dans les années
90, pourtant, même en pleine bulle spéculative immobilière, la bourse n'avait
joué qu'un rôle économique mineur. Les hauts et les bas de la bourse chinoise
n'influençaient pas fortement le marché financier mondial.
La tendance de ces dernières années est
totalement différente. Pour garder la valeur de change du yuan au plus bas,
afin d'assister les exportations, la banque centrale chinoise achète désormais
dans l'année jusqu'à 500 milliards de dollars de devises étrangères, créant
ainsi une énorme réserve de liquidités en Chine. Afin de maîtriser un excès de
liquidités, la banque centrale a, en un an, relevé à sept reprises le taux de
réserves obligatoire des banques et augmenté trois fois les taux de base. Mais
ces mesures n’ont que peu affecté la bulle des investissements, le gouvernement
craignant qu'une forte augmentation des taux d'intérêt ne provoque des
faillites d'entreprises, une augmentation du chômage et des mouvements sociaux
plus importants.
Les taux d’intérêts réels sont très bas : 2,79
pour cent seulement sur des dépôts à un an, soit moins que le taux d'inflation
courant de 3 pour cent. Les revenus des obligations d'Etat sont aussi limités.
Il n'est pas question d'investissements à l’étranger puisque le gouvernement
limite les transactions en devises étrangères et l'exportation de fonds. En
conséquence, des montants énormes se sont reportés sur l'immobilier et
désormais, sur la bourse. Beaucoup de salariés voient dans la bourse leur seul
moyen d’accroître leurs économies.
Un éditorial du Financial Times
prévient : « un marché qui croît de 200 pour cent en moins de 18
mois, et des échanges avec un ratio de rentabilité d'environ 50, cela ne constitue
pas nécessairement une bulle. Mais si ça ressemble à un crocodile et sourit
comme un crocodile, il vaut mieux le traiter comme un crocodile, au cas où...
La bourse chinoise s'est gonflée à un niveau préoccupant et, à cause de la
politique chinoise et de l'état de son économie, elle pourrait s'enfler plus
encore avant de chuter. »
Le dernier plongeon de la bourse chinoise en
2001 n'a affecté qu'une petite classe d'investisseurs aisés. Mais cette fois,
les conséquences d'ordre social pourraient être bien plus sérieuses, puisque le
nombre des investisseurs approche désormais les 100 millions. Beaucoup
pourraient tout perdre — leur maison, leurs économies, leur retraite — dans une
cruelle leçon d'économie capitaliste. Les conséquences sociales et politiques
pourraient se révéler explosives.