Au moins 60 personnes sont décédées dans
les deux premiers jours de violents combats qui ont eu lieu entre l’armée
libanaise et la milice extrémiste sunnite, Fatah al-Islam, basée dans le camp
de réfugiés palestiniens Nahr al-Bared près de la ville de Tripoli, au nord du Liban.
Des responsables gouvernementaux de la sécurité ont dit que 27 soldats, 15
militants et 24 civils étaient morts. Le nombre réel pourrait être beaucoup
plus élevé étant donné qu’il n’y a pas au moment d’écrire cet
article de données précises sur les victimes dans le camp densément peuplé.
Selon des responsables libanais, les
combats ont commencé tôt dimanche après que la police ait effectué des
descentes dans des lieux soupçonnés d’être des caches du Fatah al-Islam à
Tripoli, à la recherche d’individus impliqués dans un vol de banque le
jour précédent. Fatah al-Islam a répondu en s’emparant de postes de
l’armée hors du camp Nahr al-Bared, ce qui a provoqué de violents
échanges de tirs lorsque les troupes libanaises ont tenté de reprendre leurs
positions. Les combats ont continué lundi, sauf pour un court cessez-le-feu.
L’armée libanaise a appelé des
centaines de soldats en renforts, appuyés par des tanks, des véhicules blindés
et de l’artillerie, et a ouvert le feu sur des bâtiments dans le camp. Un
article du Deutsche Welle a rapporté que des navires de guerre
patrouillent les eaux côtières environnantes pour complètement boucler le
secteur. « C’est une véritable zone de guerre, il y a beaucoup de tirs
de tank et ils viennent juste de détruire un bâtiment en entier avec des obus
de 50 mm », a dit un passant au journal britannique, Guardian.
Les troupes libanaises n’avaient pas
lundi entrepris de pénétrer dans le camp de réfugiés dont l’entrée est
interdite selon un accord intervenu en 1969 entre pays arabes. Mais un réfugié,
Sana Abou, a dit au réseau de télévision Al Jazeera : « Il y a
beaucoup de blessés. Nous sommes assiégés. Il manque de pain, de médicaments et
d’électricité. Il y a des enfants sous les ruines. » Un autre
résident a déclaré à la BBC par téléphone : « En réalité, la
situation est si grave parce le camp ne fait qu’un kilomètre carré et
environ 40 000 personnes vivent dans ce kilomètre. Beaucoup ont été tués
ou blessés. »
Les combats furent les plus sanglants
depuis qu’Israël, dans une guerre menée l’an dernier contre la
milice chiite du Hezbollah avec le soutien des États-Unis, a rasé une bonne
partie du Sud-Liban ainsi que des parties de Beyrouth et d’autres villes.
Les combats sont les plus durs au Nord-Liban depuis la guerre civile
confessionnelle de 1975-90.
Le gouvernement du premier ministre Fouad
Siniora a immédiatement mis la violence sur le compte de la Syrie, déclarant
que Damas créait délibérément l’instabilité au Liban pour miner les
tentatives de l’ONU visant à établir une cour internationale pour juger
les suspects de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafik
al-Hariri. Siniora a déclaré dimanche : « Les coups qu’a
portés Fatah al-Islam à l’armée libanaise sont un crime prémédité et une
tentative dangereuse de déstabiliser [le Liban]. »
La Syrie a nié tout lien avec Fatah
al-Islam et a fermé deux de ses frontières avec le Liban en réponse aux
combats. Le dirigeant du groupe Shaker al-Abssi aurait été emprisonné par Damas
en 2003 pour avoir comploté contre le gouvernement syrien. Il a fui au Liban
l’an dernier après avoir obtenu sa libération et est actuellement
recherché en Syrie pour d’autres accusations. Le ministre syrien des
Affaires étrangères Walid Moualem a dit aux médias : « Nos
forces sont à leur recherche, même en collaboration avec l’Interpol. Nous
rejetons cette organisation. Elle ne sert pas la cause palestinienne et ne
cherche pas à libérer la Palestine. »
Fatah al-Islam embrasse l’extrémisme islamique et ne
cache pas sa sympathie pour al-Qaïda, mais il nie publiquement entretenir des
liens avec cette organisation. Abssi a été condamné en Jordanie, en même temps
que l’ancien dirigeant irakien d’al-Qaïda Abou Moussab al-Zarqaoui,
pour le meurtre du diplomate américain Lawrence Foley en 2002. Les deux furent
condamnés à mort. En mars, Abssi a déclaré au New York Times :
« C’est Oussama Ben Laden qui déclare les fatwas [avis juridiques].
Si ses fatwas respectent la Sunna [loi islamique], nous allons les mettre en
oeuvre. » Le groupe serait constitué d’environ 150 à 200
combattants.
Le gouvernement libanais a blâmé Fatah al-Islam pour avoir
perpétré deux attentats contre des autobus en février, dans une zone chrétienne
à l’extérieur de Beyrouth. En réaction, l’armée avait renforcé sa
présence autour du camp Nahr al-Bared et avait déclenché, le mois dernier, une
opération de répression contre les extrémistes islamiques, exacerbant ainsi les
tensions. Selon le magazine Time, jusqu’à 200 personnes de Tripoli
et du nord du Liban auraient été détenues par les forces de sécurité, sous
l’accusation d’être liées à al-Qaïda, de construire des armes et de
planifier des attaques.
Il est tout à fait possible que certaines sections du
gouvernement Siniora aient délibérément provoqué la présente confrontation et
accusé la Syrie afin de rediriger l’attention internationale sur le
Liban. La semaine dernière, Siniora a demandé à l’ONU de préparer le
procès Hariri, malgré le fait que le parlement libanais n’ait pas accepté
cette mesure. Au même moment, les affrontements permettent à l’armée
d’affaiblir davantage Fatah al-Islam et d’accentuer la sécurité
autour des camps palestiniens à travers le pays.
Le Christian Science Monitor a cité le ministre antisyrien
des Télécommunications, Marwan Hamade : « Nous les avons enfermés à
l’intérieur de Nahr al-Bared et nous allons utiliser des moyens
populaires et politiques ainsi que l’armée pour nous débarrasser de Fatah
al-Islam. »
Selon le Times de Londres, des dizaines de partisans de
droite du Mouvement de l’avenirdirigé par Saad Hariri, le fils et
héritier politique de Rafik Hariri, sont rassemblés à l’extérieur du camp
de réfugiés. Walid Hussein a déclaré au journal : « Nous sommes ici
pour aider l’armée. Nous leur avons apporté des munitions et de
l’eau. » D’autres ont incité l’armée à démolir le camp.
« Nous aimerions que le gouvernement détruise ce camp au complet et tous
les autres. Les Palestiniens ne créent que des ennuis », a déclaré Ahmad
al-Marooq au New York Times.
Il existe douze camps de réfugiés palestiniens au Liban, dans
lesquels sont entassées environ 350 000 personnes. Les réfugiés, qui
furent chassés d’Israël à la fin des années 1940, ainsi que leurs
descendants, vivent dans une misère terrible, n’ayant pas les pleins
droits pour travailler et manquant de services de base. L’ancien
ambassadeur à l’ONU du Liban, Khalil Makkawi, a déclaré à CNN :
« La situation parle d’elle-même. Ces camps sont devenus des
terreaux fertiles pour les fondamentalistes et les extrémistes. » Bien que
certaines sections du gouvernement Siniora aimeraient assurément prendre
directement contrôle des camps, un geste aussi provocateur replongerait
probablement le pays dans la guerre civile.
Le lien américain
L’administration Bush a immédiatement soutenu le
gouvernement Siniora. Le porte-parole du département d’Etat américain,
Sean McCormack, a déclaré que l’armée libanaise réagissait de
« manière légitime » contre « des provocations de violents
extrémistes ». Il s’est toutefois empêché de blâmer directement la Syrie.
Tony Fratto, porte-parole à la Maison-Blanche, a appelé à l’arrêt des
affrontements, affirmant : « Nous croyons que toutes les parties
devraient adopter une position moins violente. »
À première vue, la déclaration des Etats-Unis semble inhabituellement
modérée. Washington avait antérieurement accusé la Syrie et l’Iran
d’appuyer le Hezbollah et d’autres groupes
« terroristes » au Liban. L’administration a justifié son
occupation néocoloniale de l’Irak et de l’Afghanistan au nom de sa
« guerre contre le terrorisme » globale contre Oussama ben Laden et al-Qaïda.
On ne peut pas, bien sûr, en faire dire beaucoup à une brève déclaration officielle,
qui peut être motivée par bien des considérations politiques. Mais dans tout le
débat médiatique pour établir qui soutient le Fatah al-Islam, il n’est
fait aucune mention des liens avec les Etats-Unis soulevés par le vétéran
journaliste Seymour Hersh dans son long article intitulé « The
Redirection » publié dans le New Yorker en février.
Hersh a donné un compte rendu détaillé du virage dans la stratégie
de l’administration Bush au Moyen-Orient suite aux élections de mi-mandat
au congrès en novembre dernier. Dans un geste visant à intensifier la
pression sur l’Iran, Washington s’est engagé dans une rafale de
gestes diplomatiques visant à forger une alliance entre les soi-disant Etats
Sunnites, incluant l’Arabie Saoudite, l’Egypte, la Jordanie, pour
isoler le régime chiite à Téhéran. L’appui au gouvernement de Siniora au
Liban, qui a été sérieusement affaibli par l’invasion ratée
d’Israël et l’appui massif pour le Hezbollah, était un élément
important de la stratégie américaine.
Cependant, comme le soulignait Hersh, la nouvelle stratégie
américaine n’était pas limitée à la diplomatie, mais incluait un appui
secret aux groupes sunnites extrémistes opposés au Hezbollah chiite. La
monarchie saoudienne était également étroitement impliquée en fournissant des
fonds en passant par ses alliés sunnites au Liban. Hesrh expliquait :
« Les officiels américains, européens et arabes à qui j’ai parlé,
m’ont dit que le gouvernement de Siniora et ses alliés permettaient à une
partie de l’aide de se retrouver entre les mains de groupes radicaux
sunnites qui font apparition dans le nord du Liban, dans la vallée de Bekaa, et
autour des camps palestiniens dans le sud. Ces groupes, bien que petits, sont
vus comme des contrepoids au Hezbollah; au même moment, ils sont liés
idéologiquement avec al-Qaïda. »
L’ancien officier du renseignement britannique, Alastair
Crooke, soulignait en particulier l’apparition du Fatha al-Islam au camp
de Nahr al-Bared l’an dernier. « Le gouvernement libanais donne de
l’espace pour permettre à ces gens d’y venir. Ça pourrait être très
dangereux… On a rapporté que dans les 24 heures [de leur formation], des
gens qui disaient représenter les intérêts du gouvernement libanais leur ont
offert des armes et de l’argent – pour s’en prendre au
Hezbollah, peut-on supposer », a t-il expliqué à Hersh.
Il n’est pas possible de vérifier si une telle offre a
été faite. Mais on ne peut pas exclure que l’administration Bush, en
collaboration avec le gouvernement Siniora et la monarchie saoudienne, ait
cherché à manipuler une milice liée à al-Qaïda pour ses propres fins
politiques. Après tout, l’origine d’al-Qaïda se trouve dans la grande
guerre sainte de la CIA contre le régime pro-soviétique d’Afghanistan
dans les années 1980. Il n’est également pas impossible que l’un
des joueurs impliqués ait décidé que le danger d’un autre « revirement »
était trop élevé et se soit finalement retourné contre le groupe.
Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis et leurs alliés au
Moyen-Orient sont responsables de la déstabilisation du Liban et ont directement
ou indirectement contribué à la dernière flambée de violence sanglante au camp
de réfugiés de Nahr al-Bared.