Le déclenchement le 23 février dernier d'élections générales
au Québec annonce un autre tournant à droite de l’élite dirigeante, les
premiers ministres québécois et canadien travaillant main dans la main pour
manipuler l’opinion publique afin de lui imposer leur programme commun axé
sur l’érosion des services publics et la promotion du militarisme le plus
débridé.
Élu pour un mandat de cinq ans en avril 2003, le gouvernement
libéral de Jean Charest avait jusqu'en avril 2008 pour appeler à de nouvelles
élections. Si Charest a décidé de fixer celles-ci au 26 mars prochain, c'est en
partie parce que les sondages lui sont favorables, lui dont la cote de popularité
était au plus bas il n’y a pas si longtemps suite aux mesures de réaction
sociale qu’il a fait passer.
Son programme gouvernemental reposait en effet sur des baisses
massives de taxes au profit des riches, le démantèlement et la privatisation de
pans entiers des programmes sociaux, et l'élimination des normes de protection du
travail. Bien que Charest, face à une importante opposition
populaire, n’ait pas atteint la cible promise de $15 milliards en baisses
d’impôt sur cinq ans, son gouvernement a quand même réussi à imposer une
série de mesures de droite.
L’une des plus réactionnaires a été de permettre au
secteur privé d’assurer et de fournir aux frais de l'État des soins
hospitaliers pour les opérations de la hanche, du genou et de la cataracte, la
liste devant ensuite être étendue, notamment aux soins cardiaques spécialisés
et aux chirurgies liées au cancer.
Cette mesure a marqué une étape décisive dans l'assaut sur le
réseau public de la santé que réclame l'élite dirigeante et dont le terrain
légal a été préparé par le jugement de juin 2005 de la Cour suprême du Canada
dans l'affaire Chaoulli. Les délais pour des soins médicaux nécessaires et
l'interdiction de souscrire à une assurance privée violaient la Charte québécoise
des droits et libertés, a statué le plus haut tribunal du pays dans ce jugement.
Une autre mesure du gouvernement Charest qui a visé de front
le monde du travail a été l'adoption en décembre 2005 d'une loi spéciale fixant
jusqu'en mars 2010 la convention collective des 500.000 employés du secteur
public de la province, avec une hausse salariale se situant en deçà du taux
d'inflation et des clauses punissant sévèrement tout mouvement de grève.
Le programme anti-social de Charest a suscité une immense
opposition populaire qui a éclaté au grand jour avec les manifestations
anti-gouvernementales de masse de décembre 2003, puis lors de la grève étudiante
du printemps 2005.
Ce mouvement d’opposition a été torpillé par la bureaucratie
syndicale pro-capitaliste, qui craignait qu’il ne devienne une menace non
seulement pour le gouvernement québécois mais pour l’élite dirigeante
canadienne en son ensemble. Comme l’a souligné la présidente de la CSN,
Claudette Carbonneau, au plus fort des manifestations anti-Charest de décembre
2003, « je ne souhaite pas qu'il [Charest] renonce à légiférer et à gouverner ».
L’étouffement de la colère populaire à l’endroit
de son gouvernement constitue la première raison de la remontée politique de
Charest. La seconde réside dans le fait que l’autre grand parti de la
grande entreprise au Québec, le Parti québécois, est de moins en moins capable
de se différencier des libéraux, préoccupé qu’il est par son désir de « soulager
le capital », selon l’expression de son chef, André Boisclair.
Les appels ouverts de Boisclair à la grande entreprise font
suite au plus récent passage au pouvoir du PQ, de 1994 à 2003, période qui a vu
les premiers ministres péquistes Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard
Landry réduire drastiquement les dépenses sociales et invoquer des lois
anti-syndicales pour museler les travailleurs.
Ni le bilan de droite d’une décennie de gouvernements
péquistes, ni l’orientation pro-patronale affichée par son chef,
n’ont toutefois dissuadé les chefs syndicaux de maintenir et de réaffirmer
leur soutien politique pour ce parti de la grande entreprise. Un congrès
extraordinaire de la FTQ, la plus grande centrale syndicale québécoise avec
plus d’un demi-million de membres, a voté ce week-end en faveur
d’un appui au PQ dans l’actuelle campagne électorale.
Le second souffle politique dont bénéficie Charest exprime
avant tout l’impossibilité pour les besoins de la majorité – des
emplois décents et des services publics de qualité – de trouver la
moindre expression dans le cadre politique existant.
Charest bénéficie également du soutien des sections les plus
importantes de la grande entreprise. Celles-ci avaient initialement critiqué la
lenteur du gouvernement libéral à réduire les taxes sur les riches et sa
réticence à utiliser le « modèle québécois » consistant à utiliser la
bureaucratie syndicale pour museler politiquement les travailleurs. Elles en
sont venues, depuis, à apprécier sa capacité à prendre pour cible des acquis
sociaux majeurs, tels que le système de santé public, tout en se faisant passer
pour un modéré.
Cette opération camouflage de Charest a été facilitée par
l’apparition de l’ADQ, un parti qui dénonce les programmes sociaux
universels au nom de la liberté individuelle et prône les formes les plus
vulgaires de nationalisme et de chauvinisme anti-immigrants. Ce parti est
utilisé par l’élite dirigeante pour pousser le débat public encore plus à
droite. Et les partis bourgeois établis, comme les libéraux de Charest,
s’en servent comme épouvantail pour dissimuler leurs propres mesures
réactionnaires et se présenter aux yeux des électeurs comme un moindre mal.
Si la classe dirigeante canadienne souhaite la réélection de
Charest, comme en atteste par exemple un éditorial du Globe and Mail
qualifiant ce dernier de « politicien raisonnable
et mature qui a donné un bon gouvernement à sa province », ce n’est
pas seulement question de maintenir un cap de droite dans la politique
québécoise.
L’enjeu plus large de l’élection au Québec est
son impact sur la situation politique dans l’ensemble du Canada, et en
l’occurrence dans le monde.
Charest, lui-même un ancien chef du parti
progressiste-conservateur fédéral, est un allié politique de longue date de
l’actuel chef conservateur Stephen Harper, qui dirige depuis un an un
gouvernement minoritaire à Ottawa. La réélection du premier est vue par de
nombreux analystes comme un facteur essentiel dans les efforts du second pour
obtenir une majorité lors d’une élection fédérale, qui pourrait être
déclenchée pas plus tard que ce printemps.
Un des points forts de la campagne électorale au Québec sera
le dépôt du budget fédéral prévu le 19 mars, soit une semaine à peine avant le
scrutin. Le gouvernement Harper, qui prône une décentralisation de la
fédération canadienne en tant que mécanisme pour saper les programmes sociaux
nationaux, pourrait annoncer un transfert important de pouvoirs et de fonds
d’Ottawa vers les provinces. Cela permettrait à Charest de vanter les
vertus du fédéralisme canadien et de dénoncer l’option de la souveraineté
du Québec défendue par le PQ.
Une éventuelle victoire électorale de Charest serait utilisée à
son tour par Harper comme preuve que sa supposée « ouverture » au
Québec, c’est-à-dire aux demandes de la classe dirigeante québécoise pour
plus de pouvoirs, est payante pour le Canada. Il pourrait alors être tenté de
provoquer des élections fédérales dans l’espoir qu’un vote accru en
provenance du Québec serait suffisant pour lui donner le gouvernement
majoritaire qu’il convoite pour pousser plus de l’avant sa
politique radicale de droite.
Pour Harper et les conservateurs, autrement dit, l’espoir
de former un gouvernement majoritaire ne repose pas sur la perspective de
convaincre l’opinion publique du bien-fondé de leurs positions. Il
s’agit là d’une tâche quasi-insurmontable, étant donné le très
faible appui populaire pour leur programme visant à démanteler ce qui reste de
l’État-providence, à fouler aux pieds les droits démocratiques sous
le prétexte de la « guerre au terrorisme », et à mener une politique
étrangère agressive pour faire valoir les intérêts géostratégiques de la classe
dirigeante canadienne.
Par contre, tout comme il a pu prendre le pouvoir en menant
une campagne démagogique autour de la corruption du gouvernement libéral
précédent, Harper, qui a pu et peut encore compter sur le soutien des sections les
plus puissantes de la classe dirigeante, espère consolider ce pouvoir en
manipulant le processus électoral et les rivalités régionales au sein de
l’élite.
Le recours à de telles méthodes, basées sur le mépris de
l’opinion publique, est inséparable du contenu de la politique poursuivie
par les conservateurs, qui consiste à sacrifier les besoins sociaux de la
majorité à la chasse aux profits d’une minorité au nom du libre-marché et
à faire renaître les traditions militaristes du Canada afin de participer
activement au nouveau dépeçage colonial du monde.
Une de ses manifestations les plus aiguës est
l’opération de contre-insurrection menée par les forces armées
canadiennes dans le sud de l’Afghanistan dans le cadre d’une guerre
d’occupation lancée par les États-Unis, opération que Harper ne cesse de
promouvoir avec le plein appui de l’establishment politique et médiatique
du Canada.
En arrimant ainsi la politique étrangère du Canada à celle de
Washington – comme en été dernier lorsqu’Ottawa a endossé
l’assaut israélo-américain sur le Liban — le gouvernement Harper se
trouve à prendre appui sur l’élément le plus déstabilisateur dans le
monde. Après son fiasco en Irak, l’administration Bush s’apprête à
lancer une autre guerre de conquête, cette fois contre l’Iran, tout en
attisant les conflits ethniques dans la région.
Pour une administration politiquement affaiblie par son échec
catastrophique en Irak et sa débâcle aux élections législatives de 2006, et qui
se prépare à lancer une autre aventure militaire aux conséquences
incalculables, le soutien d’un pays comme le Canada, qui a longtemps maintenu
pour ses propres raisons la façade d’une politique étrangère indépendante
de Washington, peut jouer un rôle non négligeable.
L’élection au Québec pourrait devenir, dans le cadre des
manœuvres électorales de Harper pour consolider son pouvoir et renforcer
sa collaboration avec Washington, un maillon dans une chaîne internationale d’événements
menant à une conflagration majeure dans une région critique du monde.
Il est d’autant plus nécessaire pour les travailleurs au
Québec et partout au Canada de soulever les questions vitales qui seront
écartées du débat électoral québécois – les guerres néo-coloniales en
Irak et en Afghanistan et, autre expression de la crise insoluble du
capitalisme mondial, l’assaut répété sur les
droits démocratiques et le niveau de vie des travailleurs d’ici.
La tâche incontournable de l’heure est la construction
d’un mouvement mondial de masse de la classe
ouvrière contre les guerres menées et planifiées par les États-Unis et leurs
alliés, dont le Canada. Aux appels nationalistes que lancent tous les partis
impliqués dans l’élection québécoise, il faut opposer l’unité
internationale des travailleurs dans une lutte commune contre la source objective
de la guerre et des inégalités sociales montantes, à savoir le système de
profit.