La semaine passée, les forces gouvernementales américaines et
irakiennes ont commencé à patrouiller régulièrement dans la banlieue ouvrière
densément peuplée et à forte concentration chiite de Sadr City. Plus de
1 200 soldats ont investi ce secteur de Bagdad depuis dimanche, fouillant
les habitations et établissant des points de contrôle pour les véhicules. À ce
jour, ils n’ont rencontré aucune résistance.
L’entrée des Etats-Unis dans Sadr City revêt une grande
importance. C’était un des principaux objectifs du déploiement de plus de
17 000 soldats américains supplémentaires à Bagdad. Ces renforts avaient
été annoncés par le président George Bush le 10 janvier. Après avoir fait
avancer ses troupes, l’intention du commandant américain en Irak, le général
David Petraeus, est d’établir des bases permanentes et d’imposer un contrôle
américain à plus de deux millions de personnes habitant ce district.
Une étape potentiellement explosive de l’« intensification militaire »
de Bush en Irak est ainsi commencée. Sadr City a dans les faits été une zone
interdite pour l’armée américaine, à cause de l’opposition de masse de la
classe ouvrière irakienne à l’occupation américaine. Sadr City est le bastion
du mouvement fondamentaliste chiite dirigé par l’imam Moqtada al-Sadr, qui a
établi sa popularité auprès des masses dans les années 1990 en s’opposant à la
fois au régime baasiste de Saddam Hussein et aux sanctions onusiennes contre
l’Irak. Après l’invasion américaine de 2003, les partisans d’al-Sadr ont
rapidement pris le contrôle des banlieues chiites de l’est de Bagdad et formé
une aile armée, la milice de l’Armée du Mahdi.
En avril 2004, en réponse aux provocations calculées des
autorités de l’occupation américaine, des milliers de combattants de l’Armée du
Madhi ont pris les armes et mené des batailles sanglantes contre l’armée
américaine dans Sadr City ainsi que dans les villes du Sud, Karbala et Najaf.
Les combats se sont conclus par un accord négocié dans lequel les dirigeants
sadristes ont accepté de participer au régime fantoche des Etats-Unis à Bagdad.
Le contrôle de Sadr City a été laissé à l’Armée du Mahdi et à la police
gouvernementale loyale à Sadr.
Des centaines de millions de dollars ont depuis été dépensés
dans la banlieue pour des projets économiques, en paiement aux sadristes pour
avoir mis fin à leur courte rébellion. Avec 30 députés, les sadristes sont
apparus en 2006 comme la plus grande faction au sein de la coalition chiite qui
domine le parlement irakien. Ils ont obtenu six ministères dans le gouvernement
du premier ministre Nouri al-Maliki.
L’Armée du Mahdi a été impliquée l’an dernier dans une guerre
civile avec les opposants musulmans sunnites de l’occupation américaine et du
gouvernement chiite. La milice serait à la tête des nombreux escadrons de la
mort chiites qui pratiquent des assassinats sectaires et des expulsions de la
population sunnite de la ville.
La hiérarchie sadriste a démontré qu’elle était prête à
s’accommoder de la transformation de l’Irak en un pays satellite des
Etats-Unis. Néanmoins, des appels à la destruction de son influence politique
et à l’élimination de l’Armée du Mahdi n’ont cessé de se faire entendre dans
les milieux politiques et militaires américains.
Les récriminations envers les sadristes découlent
principalement du caractère explosif de sa base sociale. Les travailleurs et
les pauvres de Sadr City sont violemment opposés à la présence de troupes
étrangères et aux plans visant à laisser l’industrie pétrolière nationalisée
être exploitée par les grandes corporations transnationales de l’énergie. Cette
hostilité de classe est attisée par le chômage, la malnutrition et
l’insuffisance chronique des services et infrastructures. Sadr et ses
lieutenants exprimentpériodiquement ces sentiments de masse par des
dénonciations de l’occupation américaine et des appels de pure forme à un
échéancier pour le retrait des troupes américaines.
Washington craint que, du fait des tensions si intenses dans
Sadr City, l’occupation américaine ne se trouve confrontée à une autre
rébellion de la classe ouvrière et des pauvres chiites, dans des conditions où
ses forces militaires se sont avérées incapables réprimer l’insurrection dans
les zones à prédominance sunnite. L’Armée du Mahdi, qui comprend entre
10 000 et 60 000 combattants potentiels, est perçue comme une menace
inacceptable.
Les demandes de répression contre les sadristes se sont
intensifiées au moment où l’administration Bush accélère ses préparatifs d’une
guerre contre l’Iran chiite. Une attaque américaine contre leurs
coreligionnaires pourrait très bien provoquer un soulèvement des chiites
irakiens. L’« intensification militaire » à Bagdad est, à bien
des égards, une frappe préventive visant à affaiblir l’Armée du Mahdi et
positionner l’armée américaine dans Sadr City pour toute confrontation avec la
milice.
Jeudi, le Pentagone a annoncé qu’il avait approuvé une demande
d’envoi de 2 200 policiers militaires américains en Irak afin d’aider à
gérer les milliers de futurs prisonniers résultant de l’intensification des
opérations dans Sadr City. En janvier, le gouvernement irakien avait soutenu
que plus de 400 miliciens sadristes étaient détenus. Il n’y a pas eu par la
suite d’autres rapports sur l’étendue des opérations contre la milice.
Depuis sa nomination au poste de premier ministre, Maliki a
subi d’immenses pressions pour donner son accord à une répression contre les
sadristes — qui étaient auparavant ses principaux alliés dans la coalition
chiite. Son refus persistant, durant toute la deuxième moitié de 2006,
d’accéder à ces demandes avait provoqué une série de fuites et de déclarations
indiquant que l’administration Bush et son ambassadeur en Irak, Zalmay Khalilzad,
planifiaient activement sa destitution. En novembre dernier, lorsque Maliki
avait ordonné aux troupes américaines de retirer les barrages routiers qu’elles
avaient installés sur les principales routes menant à Sadr City, l’éventualité
d’un coup d’Etat était alors plus que jamais sur toutes les lèvres.
Le premier ministre irakien a depuis reculé. Son gouvernement
a autorisé l’entrée des forces américaines dans le bastion sadriste et aussi
demandé que trois brigades kurdes du nord de l’Irak soient envoyées pour
prendre part aux opérations à Bagdad. De nombreuses unités de l’armée irakienne
sont composées de soldats chiites qui pourraient se mutiner si on leur
ordonnait de combattre dans Sadr City.
La direction du mouvement sadriste a aussi manœuvré pour
éviter une confrontation. En février, Sadr a ordonné à son mouvement de ne pas
s’opposer à l’entrée des troupes américaines et gouvernementales dans Sadr
City. L’Armée du Mahdi, selon des reportages en provenance de Sadr City, s’est
effectivement terrée. Les soldats américains qui sont entrés dans ce secteur de
la ville la semaine passée n’ont pas vu trace des miliciens qui occupaient il y
a peu des positions bien défendues aux intersections et dans les principaux
édifices. Le déploiement initial aurait été négocié avec le maire de Sadr City.
Des rumeurs circulent selon lesquelles de nombreux dirigeants sadristes
auraient quitté le pays pour l’Iran, le Liban ou d’autres pays du Moyen-Orient.
Toutefois, le calme actuel pourrait ne pas durer longtemps.
Sadr, qui n’avait pas fait d’apparition publique depuis plus de trois semaines,
a émis une déclaration jeudi de Najaf appelant ses partisans à utiliser
l’occasion offerte par la fête religieuse de vendredi pour « exiger que
l’occupant quitte notre cher Irak pour que nous puissions vivre en tout
indépendance et stabilité ».
Plusieurs rapports indiquent que le gouvernement Maliki se
prépare à agir contre les dirigeants du mouvement sadriste. Cette semaine, un
conseiller du premier ministre a informé Associated Press que Maliki
avait l’intention de congédier les ministres sadristes du gouvernement. Le site
Internet arabe KarbalaNews.net a rapporté que le gouvernement irakien
prépare des mandats d’arrêt contre plusieurs parlementaires sadristes, les
accusant de diriger la violence sectaire. La dernière fois que l’occupation
américaine avait tenté de marginaliser les sadristes remonte à mars 2004. Un
mandat d’arrêt avait alors été émis contre Moqtada al-Sadr et le journal du
mouvement avait été fermé. Il s’en était suivi un soulèvement armé à Bagdad et
dans des villes du sud du pays.
Il se peut qu’il y ait un motif supplémentaire à l’opération
américaine à Sadr City. Parmi les prétextes fabriqués par Washington pour une
guerre contre l’Iran, on trouve les allégations non prouvées du gouvernement
américain selon lesquelles Téhéran fournit les milices chiites en armes et en
explosifs utilisés dans des attaques contre les troupes américaines. Toute
cache d’armes trouvée dans Sadr City pourrait ainsi être utilisée pour
accroître les tensions avec l’Iran et justifier les demandes de riposte
militaire américaine.