Islamabad et d’autres villes
pakistanaises ont connu ces derniers jours des confrontations violentes entre
les forces de sécurité d’un côté et de l’autre, des avocats, des
militants politiques de l’opposition et des Pakistanais ordinaires. Ils
s’opposaient à la tentative par l’homme fort de l’armée pakistanaise
bénéficiant du soutien américain, le général Pervez Musharraf, de limoger le président
de la Cour suprême du Pakistan, le juge Iftikhar Mohammad Chaudhry.
Pour empêcher la tenue des manifestations
vendredi dernier, jour de la comparution du juge Chaudhry devant le Conseil
judiciaire suprême, la police a mis de nombreux dirigeants politiques sous les
verrous. Ensuite, tentant d’empêcher la diffusion en direct des
manifestations, qui ont quand même eu lieu, la police a effectué une descente dans
les locaux de la télévision privée GEO, saccagé les lieux et brutalisé
plusieurs membres du personnel.
Plus tard dans la journée, Musharraf, qui avait
pris le pouvoir par un coup d’Etat en octobre 1999 et qui est vanté par
l’administration Bush comme un de ses principaux alliés dans la guerre
contre le terrorisme, a considéré qu’il serait plus sage politiquement de
faire une apparition télévisée pour condamner la descente de la police. Alors
que quelques policiers subalternes ont été par la suite suspendus, selon des
témoins, la descente était conduite par de hauts responsables de la police.
Le 9 mars, Musharraf a suspendu le juge Chaudhry,
président de la cour suprême, l’accusant d’« inconduite et abus de pouvoir »,
il a ordonné au Conseil judiciaire supérieur d’enquêter sur des
allégations de corruption, nommé un président de cour suprême intérimaire et a,
dans les faits, assigné Chaudhry à résidence.
Les accusations de corruption sont clairement
un stratagème. Il est bien connu que le conseil des ministres et les bancs
gouvernementaux du parlement pakistanais actuels sont largement composés de
politiciens originellement élus sous la bannière du Parti populaire du Pakistan
(PPP) de Benazir Bhutto et de la Ligue islamique pakistanaise Nawaz Sharif que
Musharraf a forcés à changer de parti en récoltant, puis en supprimant, la
preuve de leurs pratiques corrompues.
Si Chaudhry a été ciblé par Musharraf,
c’est parce le président, qui est aussi à la tête de
l’état-major des services de l’armée (COAS), le considère comme politiquement
peu fiable. Musharraf a actuellement besoin d’une Cour suprême docile puisqu’il
planifie de mettre en scène sa réélectionpour un autre mandat de cinq
ans et de rester à la tête du COAS indéfiniment, tous deux en violation
flagrante de la constitution du pays.
Selon la constitution pakistanaise, les parlements
de provinces et national constituent le collège électoral qui choisit le
président du pays. La tradition demande que le président soit choisi peu de
temps après que l’électorat ait choisi les députésprovinciaux et
nationaux du Pakistan.
Toutefois, des adjoints de Musharraf ont
laissé entendre que le président-général se prépare à faire en sorte que les parlements
de provinces et national — élus en 2002 — le « réélisent »
président dans le courant de cette année. Non seulement, ces parlements sont au
pouvoir depuis plus de cinq ans, mais les élections avaient été un simulacre de
démocratie.
Ni Benazir Bhutto ni Nawaz Sharif
n’avaient eu le droit de se présenter et le régime militaire avait imposé
toute une batterie de contraintes sur les campagnes électorales du PPP et des
autres partis d’opposition. Pendant ce temps, la machine de l’Etat
était mobilisée en appui aux partis pro-gouvernementaux et le MMA, une alliance
de partis islamistes fondamentalistes qui ont traditionnellement bénéficié de
l’aide de l’armée et qui sont souvent venus à l’aide de
Musharraf, avait été autorisé à faire campagne librement.
Musharraf sait très bien que sa tentative de
truquer sa réélection et de s’accrocher au poste de président des forces
armées pakistanaises fera l’objet d’une plainte devant les
tribunaux. La seule occasion qui lui reste pour affronter
l’intensification de l’opposition que va provoquer sa tentative
flagrante de perpétuer sa dictature et de voler le peuple pakistanais de ses
droits démocratiques fondamentaux, est d’obtenir l’approbation de
la Cour suprême.
Les partis d’opposition pakistanais, les
organisations de défense des droits de l’Homme et pratiquement toutes les
organisations d’avocats du pays ont dénoncé comme inconstitutionnel le
geste de Musharraf contre le président de la cour suprême, le juge Chaudhry. Le
président peut, disent-ils, faire comparaître le juge Chaudry devant les
tribunaux pour mauvaise conduite, mais il ne peut empêcher un juge
d’accomplir ses fonctions, et encore moins l’empêcher de se
déplacer dans le pays.
Même des éléments pro-Musharraf comme la Ligue
musulmane du Pakistan (Quaid-e-Azam) (LMP-Q) ont cherché à se distancier de la
façon dont le président est intervenu dans l’affaire Chaudhry. Le
président de la LMP-Q, Chaudhry Shujaat Hussain, a dit la semaine passée, lors
d’une visite à New York, que la suspension du juge était « une affaire
interne entre l’armée et le système judiciaire ».
Le régime Musharraf fait face à de multiples crises. Alors
que l’administration Bush exige davantage de la part d’Islamabad
dans la destruction des talibans et s’attend à ce que le Pakistan soit du
côté des Etats-Unis dans toute action militaire contre son voisin de
l’ouest, l’Iran, l’opposition populaire s’intensifie contre
la complicité de Musharraf dans l’agression américaine. Selon un récent
sondage mené par Gallup Pakistan, 83 pour cent des Pakistanais affirment leur
soutien aux talibans et 75 pour cent sont opposés à l’utilisation des
bases aériennes pakistanaises par les Etats-Unis dans le conflit qui oppose les
Etats-Unis aux talibans.
Une insurrection nationaliste secoue depuis deux ans la
province du Baluchistan, riche en ressources. Et l’armée a été forcée
d’accepter une trêve humiliante avec des groupes tribaux, après avoir
perdu 800 soldats lors d’une tentative visant à étendre le contrôle du
gouvernement jusque dans les zones tribales voisines de l’Afghanistan,
traditionnellement autonomes.
De plus, l’insécurité économique et la pauvreté
croissantes résultant de la politique économique néo-libérale du régime de
Musharraf ont attisé la colère populaire. Le prix des denrées essentielles a
augmenté en moyenne d’environ 50 pour cent au cours des cinq dernières
années.
Si Musharraf a survécu, c’est grâce au fort soutien
de Washington et parce que l’opposition bourgeoise est terrifiée par tout
mouvement populaire qui viendrait menacer l’unité de l’armée et la
puissance de l’Etat pakistanais qui défend ses propres privilèges.
Les tribunaux pakistanais se sont traditionnellement rangés
derrière l’armée et les chefs militaires.
Chaudhry a lui-même participé à de nombreuses décisions de
justice ayant offert une justification légale à la dictature de Musharraf, dont
la décision de la Cour suprême qui a légitimé son coup d’Etat en 1999 et
une autre faisant respecter le référendum de 2002 qui le fit président.
Mais depuis qu’il est devenu le dirigeant de
l’appareil judiciaire en 2005, il a rendu de nombreuses décisions
interférant avec les plans du gouvernement. Cela a soulevé de sérieux doutes
chez Musharraf qui se demande s’il peut compter sur Chaudhry pour légitimer
la « réélection » du général et, au besoin, la violente répression à
toute opposition à son régime.
Selon la BBC, Chaudhry aurait dit en février à des
officiers militaires en stage que, selon lui, « Le général Musharraf ne
pourrait pas demeurer chef de l’armée au-delà de son actuel mandat
présidentiel. »
Un jour seulement avant son limogeage, le premier magistrat
avait entendu un cas de « disparitions forcées » de personnes
suspectées par les autorités d’entretenir des liens avec des groupes
terroristes islamiques et il s’était montré extrêmement déçu de
l’incapacité du gouvernement à trouver l’endroit où les disparus
pouvaient se trouver. Des centaines de personnes auraient été illégalement
enlevées, séquestrées et torturées par de mystérieusesforces de
sécurité.
Chaudhry a aussi été le principal auteur de la décision du
8 août 2006 qui annulait un accord concernant la vente, par le gouvernement, de
Pakistan Steel Mills, la plus grande entreprise industrielle du pays, à des
investisseurs russes, saoudiens et pakistanais, pour un prix que la plupart des
observateurs qualifiaient de dérisoire. Dans sa décision, le premier magistrat
avait déclaré que toute la transaction « était en violation de la
loi » et était remplie de « flagrants vices de forme », faisant
grandir les doutes de la population quant à la possibilité que des membres du
gouvernement et leurs amis du patronat profitent généreusement de l’accord
de privatisation.
Lors d’une décision rendue plus tôt cette année, Chaudhry
a une fois de plus agacé l’armée et le gouvernement en ordonnant au
gouvernement du Balochistan de soumettre un rapport détaillé sur la
distribution illégale de 98 000 hectares de terres à des ministres, des
politiciens et d’autres bureaucrates à Gwadar, où de nouvelles
installations portuaires importantes ont été construites.
La tentative de Musharraf de destituer le premier magistrat
a visiblement mal tourné. Selon Stratfor, une agence privée de renseignements
entretenant des liens étroits avec les agences de sécurité américaines,
« Musharraf pourrait ne pas être la seule victime de cette crise ;
l’emprise sur le pouvoir de l’armée pourrait être affaiblie une
fois que les choses se seront calmées. »
Cependant, l’administration Bush demeure déterminée à
soutenir le régime dictatorial du Pakistan.
Après avoir lancé un appel de pure forme à la police
pakistanaise lui demandant d’« autoriser la liberté de manifester »,
le porte-parole du département d’Etat américain Sean McCormack a loué
vendredi dernier l’homme fort de l’armée pakistanaise :
« Le président Musharraf est un bon ami et un allié dans la guerre contre
le terrorisme. Il a une vision pour le Pakistan en termes de réformes
politiques, économiques et sociales, et il poursuit sur cette voie.
« Y a-t-il davantage à faire ? Oui, absolument.
« Mais le président Musharraf agit dans l’intérêt
du Pakistan et du peuple pakistanais. »