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WSWS : Nouvelles et analyses : Europe

Le philosophe français Jean Baudrillard s’éteint à Paris

Par Stefan Steinberg
27 mars 2007

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Le philosophe et sociologue français Jean Baudrillard s’est éteint à Paris le 6 mars 2007 à l’âge de 77 ans. Baudrillard était une des figures de proue de la pensée postmoderniste et a exercé une influence considérable sur la vie intellectuelle française et internationale. Dans de nombreuses universités des pays de l’Ouest, ses livres figurent en bonne place dans les bibliographies des étudiants en sociologie et en lettres. Sa mort a provoqué une profusion d’articles nécrologiques dans la presse occidentale qui ont présenté sa vie et son œuvre sous un angle entièrement positif. Nous avons affaire ici, disent ces articles, à un homme qui avait quelque chose d’intéressant à dire.

Le journal allemand Die Zeit publie sans surprise une nécrologie très démonstrative qui relève sa « haine de l’égalitarisme français » et décrit Baudrillard d’un ton approbateur comme un « prophète réactionnaire » et un « apocalypticien de la contre-Lumière », autrement dit quelqu’un qui prêche la fin du monde, qui s’élève contre tout ce qui est progressiste dans la pensée humaine et la science modernes. En fait, la réception en grande partie non-critique de l’œuvre de Baudrillard en dit long sur la détérioration actuelle du débat public dans la bourgeoisie et en particulier la dégénérescence totale, ces trente dernières années, des couches formant l’ancienne intelligentsia de gauche.

D’autres, du moins dans le passé, étaient plus critiques. Dans leur ouvrage sur les absurdités des postmodernistes, Alan Sokal et Jean Bricmont avaient fait le commentaire suivant sur un texte de Baudrillard qui était une imposture scientifique : « La dernière phrase, bien que construite suivant la terminologie scientifique n’a pas de sens d’un point de vue scientifique. Le texte continue en un crescendo général vide de sens… » Ils concluent : « En fin de compte, on peut se demander ce qui resterait de la pensée de Baudrillard si l’on retirait tout le vernis qui la recouvre. »

Toute étude sérieuse de l’oeuvre de Baudrillard conduit à la conclusion qu’une grande partie  de ses écrits sont égocentriques, souvent contradictoires et parfois complètement obscurs. Néanmoins, il y a un noyau logique à son argumentaire, ce qui fournit aussi la base de son attrait.

Comme la plupart des postmodernistes français, Baudrillard fut radicalisé par les mouvements populaires des étudiants et travailleurs qui balayèrent la France en 1968. Par la suite, son développement intellectuel fut marqué par une campagne virulente visant à mettre la plus grande distance possible entre lui et le marxisme. Dans ses écrits plus récents, sur la base de sa soi-disant critique de la société capitaliste moderne, il s’est opposé à tous les aspects de la recherche rationnelle et scientifique associée à l’héritage des Lumières.

Baudrillard naquit en 1929 dans la ville de Reims, fils d’un fonctionnaire et petit-fils de paysans. Après des études universitaires, il enseigna l’allemand dans un lycée avant de terminer sa thèse de doctorat en sociologie sous la direction d’Henri Lefebvre, spécialiste de la Nouvelle gauche française et qui avait été expulsé du Parti communiste en 1958.

Baudrillard devint assistant de sociologie en septembre 1966 à l’université de Nanterre en région parisienne. Tandis que la révolte étudiante balayait Paris en 1968, Baudrillard sympathisa avec les étudiants d’extrême-gauche de la faculté et coopéra à la revue Utopie qui épousait les théories anarchistes parsemées de phraséologie quasi marxiste.

Suite à la trahison par le Parti communiste des ouvriers et de la révolte des étudiants, et le déclin de la vague de radicalisation à travers l’Europe, Baudrillard rejoignit un nombre grandissant d’intellectuels français qui s’empressaient de se défaire de leur passé radical.

Se servant des crimes du stalinisme pour attaquer le marxisme par la droite, des anciens gauchistes, tels André Glucksman et Bernard-Henry Lévy se lancèrent dans la sphère politique et se mirent au service des forces de droite dans leur campagne contre le « totalitarisme. »

L’attaque de Baudrillard contre le marxisme

D’autres comme Baudrillard restèrent à l’université et cherchèrent à élaborer une base théorique pour miner le marxisme. Dans une série d’ouvrages écrits dans les années 1970, Baudrillard chercha à attaquer systématiquement les principes de base du marxisme et la méthode du matérialisme historique.

Dans ses livres La société de consommation (1970) et surtout Le miroir de la production (1975), Baudrillard soutient que l’accent mis par les marxistes sur le rôle premier des facteurs économiques et de la production dans le développement social était incapable d’expliquer de façon adéquate à la fois les sociétés précapitalistes et le capitalisme moderne. D’après Baudrillard, le socialisme et le capitalisme restent tous deux liés au concept de production marchande et aux concepts marxistes de valeur d’usage et d’échange, qui ne suffisent plus à rendre compte de la société moderne. Baudrillard promet une alternative bien plus radicale.

Au lieu du processus de production et de l’analyse de la marchandise qu’on trouve au coeur de l’analyse du capitalisme par Marx, Baudrillard donne un plus grand rôle à la consommation et au consommateur dans la société moderne. Il aborde ce thème pour la première fois dans ses premiers travaux des années 1970 et celui-ci devient par la suite le fil d’Ariane de toute son œuvre.

Dans son livre La société de consommation, par exemple, Baudrillard pose la primauté de la consommation. Il écrit : « Le problème fondamental du capitalisme contemporain n’est plus » la production, mais plutôt « la contradiction entre une productivité quasiment illimitée et le besoin de disposer de ce produit. Il devient vital au système à ce stade de contrôler non seulement le mécanisme de production, mais aussi la demande du consommateur. » [traduit de l’anglais]

L’élévation par Baudrillard du rôle de la consommation et du consommateur dans le capitalisme représente une attaque directe de la conception de Marx. Marx soutenait un point de vue opposé. Tout en reconnaissant le lien fondamental entre production et consommation, Marx mettait l’accent sur le rôle décisif de la production.

Dans « Introduction à une contribution à la critique de l’économie politique », premier chapitre de Grundisse, Marx écrit : « Le résultat auquel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution, l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont tous des éléments d'une totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité. La production déborde aussi bien son propre cadre dans sa détermination antithétique d'elle-même que les autres moments. C'est à partir d'elle que recommence sans cesse le processus. Il va de soi qu'échange et consommation ne peuvent être ce qui l'emporte. Il en est de même de la distribution en tant que distribution des produits. »

 

En plus de l’accent mis sur le rôle premier de la consommation et du consommateur, Baudrillard a aussi contesté l’analyse de Marx sur le rôle de l’échange dans la société capitaliste. Dans le premier chapitre du Capital, Marx révèle la contradiction fondamentale de la marchandise comme unité des valeurs d’usage et d’échange. Se basant sur son analyse de la nature de l’échange, qu’il révèle être une « forme-apparence », Marx élabore ensuite le rôle crucial joué par la force de travail humain comme élément déterminant de la valeur. L’exploration par Marx du rôle de l’échange révèle, à son tour, les contradictions fondamentales existant au cœur du système capitaliste de production.  

Une fois de plus Baudrillard déclare qu’il peut faire mieux et introduit une troisième forme d’échange, échange symbolique sous la forme du signe. Baudrillard soutient qu’en plus de la satisfaction des besoins humains, les marchandises peuvent aussi conférer un statut social, chose dont la valeur ne cesse d’augmenter dans la société moderne. Cette valeur s’exprime sous la forme du signe.

En élevant la notion de signe et signification, Baudrillard s’est approprié le travail d’autres théoriciens français comme Roland Barthes, Jacques Lacan et Michel Foucault qui à leur tour se basaient sur les recherches du linguiste français Ferdinand de Saussure. Structuralistes et post-structuralistes, tels Lacan et Foucault, déclaraient que la réalité était contenue dans le langage. La réalité ne signifie plus le monde naturel et social, bien au contraire c’est le langage qui constitue le monde réel, qui peut se réduire à langage-signes-symboles.

Tout le travail récent de Baudrillard tourne en fait autour de sa conception de la société de consommation et du rôle du signe. Au cours des années 1980 et 1990, Baudrillard s’est inspiré des théoriciens de la communication moderne tels Marshall McLuhan pour étendre sa théorie du signe et de la signification (plus tard appelée « simulacre ») au « code », synonyme du monde de la publicité.

Dans sa conférence « du nihilisme » (1980), Baudrillard fait le bilan du développement social et explique sa théorie selon laquelle le nihilisme est l’unique position durable à adopter par l’intellectuel de la société moderne. Ce faisant, il exprime sa parenté avec le courant dominant de la pensée postmoderniste. Baudrillard décrit la modernité comme l’époque de Marx et Freud, une époque dominée par « l’herméneutique de la suspicion », pour reprendre l’expression de Baudrillard décrivant toute tentative de développer une compréhension du monde basée sur l’histoire et la science.

D’après Baudrillard en 1980, nous sommes à présent les victimes (« consentantes ») d’un monde postmoderne dominé par des expériences et des sentiments simulés et avons complètement perdu la capacité d’appréhender et de comprendre la réalité.

L’univers « hyperréel » de Baudrillard est conditionné par les besoins de la consommation et dominé par les campagnes de publicité et les offensives de propagande d’hommes d’affaires et d’entreprises qui cherchent à vendre leurs produits et services. Dans Stratégies fatales, il écrit : « Toute la publicité et l’information, toute la classe politique dans son ensemble sont là pour nous dire ce que nous voulons, pour dire aux masses ce qu’elles veulent et nous assumons en fait ce transfert massif de responsabilité avec joie, car il n’est tout simplement ni évident ni de grand intérêt de savoir, de vouloir, d’avoir des facultés ou des désirs. »

Se basant sur son interprétation de l’omnipotence des médias bourgeois, Baudrillard avait prédit que la première guerre du Golfe (1991) n’aurait pas lieu. Durant le déroulement de cette guerre, il maintenait qu’elle n’était pas vraiment en train de se produire. Une fois la guerre finie, il annonçait qu’elle n’avait pas eu lieu. Les souffrances épouvantables endurées par des centaines de milliers de personnes du fait de la brutale offensive militaire américaine contre l’Irak, étaient balayées d’un revers de main par Baudrillard.

Dans un autre texte, Baudrillard décrit Disneyland comme la vraie Amérique. A son avis, la société américaine s’empresse de s’adapter et de s’aligner à la vision utopique de Disneyland. Les divisions d’une société dévastée par une polarisation sociale énorme n’existe plus. Pour un Baudrillard complaisant et calfeutré, il n’existe pas de pauvres ou de chômeurs aux Etats-Unis. Sous le vernis verbal de la critique « ultra-radicale » (comme il le proclamait lui-même) du capitalisme, on trouve la vision d’une société omnipotente, en grande partie sans divisions de classes, capable d’accroître inlassablement la production et d’apaiser les grandes masses de la population par la combinaison de produits de consommation et de propagande médiatique et publicitaire.

En fait, il n’y a rien de bien original dans de telles théories. Une attaque semblable des fondements du marxisme avait déjà été entreprise au vingtième siècle par les dirigeants de l’Ecole de Francfort, en Allemagne, tels Theodor Adorno qui écrivait sur l’avènement d’une société « d’intégration totale », et Herbert Marcuse qui parlait de « société unidimensionnelle. »

Baudrillard, cependant, est plus explicite que les membres de l’Ecole de Francfort dans son rejet des grandes masses de la population. Dans son livre Stratégies fatales (1985), Baudrillard se moque avec mépris des masses qui, déclare-t-il, à leur façon brute et animale sont complices de la stratégie de l’élite dirigeante : « Elles [les masses] ne sont nullement objet d’oppression et de manipulation… amorphes atones, épouvantables, elles exercent une souveraineté passive et opaque, elles ne disent rien, mais de façon subtile, peut-être comme les animaux dans une indifférence brute… les masses savent qu’elles ne sont rien et n’ont aucun désir de savoir. Les masses savent qu’elles sont impuissantes, et elles ne veulent pas le pouvoir. » [traduit de l’anglais]

Libéré par sa propre approche de toute obligation d’intégrité envers l’analyse sociale ou la réflexion historique, Baudrillard ignore volontairement le rôle des partis, tendances et directions politiques préférant dans ces passages donner libre cours à son idiosyncrasie « espiègle ». Si les masses exercent la « souveraineté », elles ne peuvent pas en même temps être « impuissantes », mais Baudrillard ne se soucie pas de telles contradictions dans ses propres écrits dans une situation où si peu de ses contemporains sont prêts à faire remarquer que « l’empereur est tout nu. »

Ce qui reste vraiment de ces passages c’est le mépris, le dégoût et la peur de Baudrillard devant les masses, sentiments partagés par de larges couches d’anciens gauchistes qui ont réussi à faire carrière à des postes hautement rémunérés ces dernières décennies.

Cette vision du monde entièrement cynique de Baudrillard, basée sur son rejet du marxisme et des principes de la pensée des Lumières, a été bien accueillie par les forces de droite qui se l’ont appropriée. Bon nombre d’ouvrages de Baudrillard ont été publiés par la maison d’édition appartenant au nouveau philosophe de droite Bernard-Henri Lévy et à la fin des années 1980, Baudrillard avait contribué au journal Krisis de la Nouvelle droite française.

Néanmoins l’élévation de Baudrillard à la position de « gourou » du capitalisme moderne aurait été impossible sans la promotion incessante de son oeuvre par des journaux et magazines soi-disant de « gauche » tels la revue stalinienne britannique Marxism Today, le quotidien français Libération et New Left Review.

Postmodernisme et stalinisme

En fait, le développement intellectuel de Baudrillard et de ses co-penseurs postmodernistes ne peut se comprendre que comme le produit d’une longue et lente dégénérescence du stalinisme d’après-guerre. Quasiment toute personnalité majeure associée soit aux courants de pensée postmoderniste français soit aux nouveaux philosophes de droite a fait un passage, ou du moins a été proche d’organisations staliniennes maoïstes ou d’organisations « d’extrême-gauche »dans les années 1960.

Bien que de nombreux intellectuels (tel le mentor de Baudrillard, Henri Lefebvre) aient été écoeurés par les trahisons des partis communistes dirigés par le Comintern dans les années 1950 (la crise algérienne, l’invasion de la Hongrie par l’Union soviétique) et les années 1960 (la répression soviétique sanglante en Tchécoslovaquie et la trahison du mouvement de masse en France en 1968), le stalinisme français constituait le cadre idéologique des activités de nombreux intellectuels en vue de la période d’après-guerre et accrut son influence dans les universités françaises dans les années 1950 et 1960.

Dans les années 1960, une attaque idéologique concertée du marxisme était lancée de l’intérieur du Parti communiste par un membre du comité central du PC et intellectuel en vue, Louis Althusser. Sa révision du matérialisme historique joua un rôle important dans l’émergence de théories structuralistes qui maintenaient que d’autres facteurs, tels la psychologie ou la distribution du pouvoir, étaient plus importants pour comprendre la société capitaliste que les facteurs économiques.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’homme considéré par beaucoup comme le grand-père ou « pape » du postmodernisme, Jean-François Lyotard, rejoignit tout d’abord l’organisation « d’extrême-gauche » Socialisme ou Barbarie avant de rompre avec elle en 1964 pour former sa propre organisation autour du magazine Pouvoir ouvrier. En 1966, il rompait entièrement avec la politique de gauche pour se concentrer sur la mise en place des fondements du postmodernisme.

C’est précisément de ce milieu, dans une situation où le dogme stalinien avait émoussé toute pensée critique pendant des décennies, que des personnalités comme Baudrillard ont pu émerger et gagner une telle influence dans les universités (et les comités de rédaction des médias). L’influence négative dominante du postmodernisme et l’œuvre de penseurs comme Baudrillard sont à la fois l’expression et le produit de la dégénérescence complète d’une large couche d’anciens gauchistes influencés par le stalinisme.

Une clarification historique minutieuse de ce processus est fondamentale pour un renouveau des idées socialistes parmi de larges couches d’étudiants et de travailleurs. 

(Article original paru le 17 mars 2007)


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