Présentement, des conflits sociaux ont lieu
dans les chemins de fer en Allemagne et en France. Tandis qu’en Allemagne
le syndicat des agents de conduite, le GDL (Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer),
fait grève pour une hausse des salaires de 30 pour cent et un accord séparé, en
France, les cinq principales fédérations de cheminots ont paralysé pendant une
journée le trafic ferroviaire dans le but de s’opposerà la
suppression des régimes spéciaux de retraite. Une nouvelle grève illimitée est
prévue à partir du 13 novembre au soir.
Avant son élection, le président Nicolas Sarkozy
avait annoncé qu’il supprimerait les régimes spéciaux de certaines
branches de la fonction publique, dont la SNCF (Société nationale des chemins
de fer) où une durée de cotisation de 25 annuités suffit à prendre sa retraite.
Quelque 178.000 agents actifs et 190.000 retraités sont concernés à la SNCF
dont la retraite s’élève à 1.620 euros par mois contre 1.465 euros dans
le privé.
Dans les deux pays, les grèves ont pour cible
les conséquences de la politique de libéralisation et de privatisation
coordonnée et appliquée par les élites dirigeantes européennes dans le cadre de
l’Union européenne. Sur ce plan la SNCF a, par rapport à ses concurrents
européens, un besoin urgent de rattrapage dans la mise en pratique des
directives de libéralisation, de déréglementation et de privatisation du
trafic ferroviaire.
La
politique ferroviaire de l’UE
Dès 1986, la signature de l’Acte unique
européen (AUE) eutpour objectif de mener à terme la réalisation du
marché intérieur européen et visait la création d’un « espace sans
frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des
personnes, des services et des capitaux est assurée ». Cette
réglementation est entrée en vigueur le 1er juillet 1987.
L’un des objectifs primordiaux du marché
unique était le démantèlement des entreprises du secteur public non orientées
vers la maximisation du profit et dont le but était d’assurer un approvisionnement
ou des services gratuits ou relativement bon marché pour la population. Sous
les mots-clés de libéralisation, déréglementation et compétitivité devaient
également être restructurées les entreprises ferroviaires jusque-là exploitées
par les Etats-membres sur le plan national mais subventionnées par les deniers
publics de façon à les rendre rentables pour les investisseurs privés.
Suivant la Directive 91/440, les douze
ministres des transports de l’époque de l’UE, dont Paul Quilès du
Parti socialiste pour la France, avaient donné en juin 1991 le coup
d’envoi de la libéralisation des chemins de fer européens. Cette
directive renfermait déjà les grandes lignes des projets ultérieurs de
libéralisation : l’ensemble des entreprises ferroviaires de
l’Union européenne devaient fonctionner comme des entreprises privées non
subventionnées par l’Etat. Elles devaient devenir compétitives sur le
marché mondial du transport grâce à une efficacité accrue, à savoir moins de
main-d’œuvre, des salaires plus bas et des cadences de travail
effrénées.
La libéralisation des chemins de fer fut
introduite entre 1991 et 2004 par paquets, c’est-à-dire par directives
européennes successives. Le premier paquet prévoyait l’ouverture à la
concurrence de 50.000 kilomètres de voies ferrées sur les grands axes du réseau
ferré transnational européen pour le transport passagers et de marchandises.
Au sommet de Lisbonne, en mars 2000, le
président gaulliste de l’époque, Jacques Chirac et son premier ministre
socialiste, Lionel Jospin, ont demandé l’accélération de la
libéralisation des secteurs publics tels que ceux du gaz, de
l’électricité, des services postaux et des transports.
Afin d’accroître le taux de profit des
capitalistes européens, il fut décidé au sommet de Barcelone, en mars 2002, de
faire reculer l’âge moyen de la retraite en Europe de 58 ans à 65 ans,
c’est-à-dire une hausse de près de 20 pour cent de la durée
d’activité. Une revendication au caractère particulièrement explosif si
l’on considère que depuis les grèves de 1995, ni le gouvernement de
droite ni celui de la gauche n’a pu imposer des attaques décisives contre
les retraites. En Allemagne par contre, le gouvernement rouge-vert (social-démocrate
et Verts) réussit grâce à la mise en œuvre de l’Agenda 2010 à
démolir massivement les acquis sociaux dans l’intérêt du patronat.
Avec l’adoption, le 21 octobre 2003, du
rapport Jarzembowski (un membre du parti chrétien-démocrate allemand CDU) le
parlement européen a donné le feu vert à la privatisation des services
ferroviaires nationaux.
Le deuxième paquet européen de 2004 adopté par
le Parlement européen et le Conseil des ministres européens du transport, en
l’occurrence le ministre français des Transports, Gilles de Robien (UDF),
ouvre à la concurrence dès le 1er janvier 2006, le transport
international de fret sur l’ensemble du réseau ferroviaire européen ainsi
que le fret ferroviaire national (« cabotage ») dès le 1er
janvier 2007. Il prévoit également la création d’une agence ferroviaire
européenne de sécurité et d’interopérabilité dont le siège est à
Valenciennes, France, et qui sera responsable de l’intégration des normes
de sécurité des réseaux ferroviaires européens.
En décembre 2005, le troisième paquet, sous la
direction du successeur de Gilles de Robien, Dominique Perben (UMP), définit le
mode d’ouverture à la concurrence, d’ici 2010, des services
internationaux de passagers des réseaux européens.
Pour rendre le réseau ferroviaire européen
concurrentiel sur le marché mondial, la Commission européenne a décidé en mars
2005 que, pour mettre à niveau la branche fret de la SNCF tant sur le plan
structurel que celui du volume de transport, il était nécessaire de lui
attribuer une subvention exceptionnelle sous forme d’un apport de
capital. 700 millions d’euros provenant de cession d’actifs de la
SNCF et 800 millions d’euros d’aide de l’Etat à condition que
la France ouvre le marché national de fret d’ici le 31 mars 2006.
Le Livre blanc de 2006 de la Commission
européenne insiste pour dire qu’en cas de déclin du fret seul une
approche axée sur le marché devrait améliorer l’efficacité et la
compétitivité.
Le 27 septembre 2007, le parlement de
l’UE a approuvé la libéralisation du trafic ferroviaire international de
passagers à compter du 1er janvier 2010 pour toutes les entreprises
admises en Europe. La libéralisation de la totalité des réseaux nationaux sera
un sujet de délibération à partir de 2012.
La
libéralisation en France et en Europe
En Europe, le processus de libéralisation et
de privatisation avait pris des formes différentes dans les années 1990.
En Grande-Bretagne, British Rail avait été
démantelé dès 1994 et réparti en une centaine d’entreprises. Suite à la
privatisation qui avait eu lieu entre 1995 et 1997 une cinquantaine de grosses
sociétés s’étaient établies peu de temps après. Le groupe privé Railtrack
fut responsable des infrastructures et des voies ferrées. Celles-ci se
trouvèrent bientôt dans unétat si déplorableque des accidents
mortels se multiplièrent. Railtrack fut dissout en 2002 et
l’infrastructure fut à nouveau placée sous contrôle de l’Etat.
En Allemagne, l’ancienne société de
chemins de fer de l’ex-Allemagne de l’Est, la Deutsche Reichsbahn
(DR) fusionna en 1994 avec l’ancienne Bundesbahn à l’Ouest, pour
devenir une société anonyme, la Deutsche Bahn AG (DB) dont les actions sont
détenues à 100 pour cent par l’Etat. En 1999 elle fut filialisée en cinq
entreprises différentes au sein du groupe même. Des opérateurs privés ont été
admis à exploiter les branches fret et trains régionaux.
En Italie aussi les chemins de fer furent
restructurés et en partie privatisés. En France, les premiers projets de
privatisation remontent à 2000.
Pour la bourgeoisie française, les conditions
favorables des systèmes de retraite des salariés du secteur public représentent
non seulement une entrave au taux de profit en général, mais leur suppression
est une condition requise indispensable à la restructuration de la SNCF en une
entreprise rentable et concurrentielle au plan mondial.
Le mouvement de grève de 1995 était dirigé
contre les attaques sur les retraites, la sécurité sociale, les emplois et les conditions
de travail avec lesquels le gouvernement Juppé/Chirac escomptait rattraper ses
adversaires européens. Les salariés du public constituaient à l’époque le
cœur du mouvement.
Après trois semaines de grèves auxquelles ont
participé par moment des millions de travailleurs et où les cheminots ont joué
un rôle majeur, les syndicats ont étouffé ce mouvement. Ils conclurent un
accord avec le gouvernement pour le retrait des parties les plus conflictuelles
du plan Juppé, par exemple la suppression des régimes spéciaux de retraite dans
le service public, le projet de fermeture de 6.000 km de voies ferrées et
la suppression de dizaine de milliers d’emplois à la SNCF, tout en
acceptant les attaques contre la retraite en général dans le service public,
les allocations familiales et autres prestations sociales.
Après la mise en échec des attaques de Juppé,
la SNCF était restée à la traîne en terme de dégraissage de personnel, se
situant loin derrière les licenciements auxquels ont procédé les autres
sociétés ferroviaires européennes durant la première moitié des années 1990.
Alors qu’en Allemagne 56,5 pour cent de l’ensemble des 482.300
postes étaient supprimés dans les chemins de fer entre 1990 et 1998 (au
Danemark ce pourcentage était de 45,6 sur 20.400 emplois, en Italie 41,0 pour
cent sur 200.400), la France « ne » comptait que 13,4 pour cent de
réduction d’effectif sur 202.100 postes. En 1998, la SNCF comptait encore
175.000 salariés.
Conformément à l’application de la
directive 91/440, introduite avec le concours du ministre socialiste Quilès, le
gouvernement Juppé a créé en 1997 une société publique à caractère industriel et
commercial nommé Réseau ferré de France (RFF) et qui emploie200 salariés. La création de RFF a institué une séparation entre la
propriété des infrastructures ferroviaires et leur exploitation. RFF qui est
séparé sur le plan organisationnel de la SNCF est pleinement propriétaire des
infrastructures ferroviaires, y compris terrains et bâtiments divers dont
l’exploitation est confiée à la SNCF qui en assure la gestion et
l’entretien pour le compte de RFF. Depuis cette date, la SNCF doit verser
annuellement plusieurs milliards de francs de redevance (péages) à RFF pour
permettre à ses trains d’emprunter le réseau ferré.
Ce
premier pas vers une privatisation fut partie intégrante du marchandage accepté
par les syndicats en échange du maintien des régimes spéciaux de retraite des
180.000 cheminots et ceci en dépit du fait que les cheminots avaient déjà
défendu ces régimes spéciaux de retraite lors de la grève de 1995. De plus, il
avait été garanti aux syndicats que les conditions de travail resteraient
inchangées et que la SNCF continuerait à exister en tant qu’entreprise
unique. Les fédérations syndicales, CFDT, SUD et CGT se sont certes prononcées
contre la séparation du réseau ferroviaire en n’appelant pourtant
qu’à une seule journée de grève. La grève ne fut que faiblement suivie le
jour de l’adoption de la loi.
En
Allemagne, il existait déjà dès 1993 des lois réglant le statut des
fonctionnaires dans les chemins de fer. En 2000, seul un quart de
l’effectif était encore des fonctionnaires. Des développements identiques
avaient eu lieu dans presque tous les pays européens à l’exception de la
France où, à la même époque, la plupart des employés des chemins de fer
relevaient encore de la fonction publique en jouissant d’un emploi sûr,
d’un système de santé avantageux et de régimes spéciaux de retraite.
La
régionalisation de la SNCF fut décidée à la fin de l’année 2000 par une
loi du gouvernement de la Gauche plurielle. C’est ainsi que fut
introduite la directive visant à l’ouverture à la concurrence.
L’éclatement de la SNCF en unités régionales, multirégionales ou
nationales permet de réduire les coûts en faisant endosser les risques aux
régions et en faisant des économies dans l’administration et dans divers
services régionaux. Le résultat fut le morcellement d’une entreprise qui avait
jadis possédé une structure unique.
Début
2001, le gouvernement Jospin en tentant de relever l’âge légal de la
retraite de 60 à 65 ans provoqua une vague de protestations et de
manifestations de masse auxquelles participèrent partout en France les salariés
du service public, de la SNCF et des industries privées. Le gouvernement
socialiste réagit en recourant en partie aux CRS, la police anti-émeute.
Celui-ci se servit du patron du Mouvement des entreprises de France (Medef), le
baron Ernest-Antoine de Seillière dont il fit le vilain de la farce. Les
syndicats tempêtèrent contre lui sans que cela ne les empêche de meneravec
lui des discussions en coulisse dans le but de sauvegarder leur cogestion des
différentes caisses de sécurité sociale. Presque simultanément, le ministre des
Transports, Jean-Claude Gayssot, du Parti communiste (PC), soutenait dans
l’UE la délivrance des « sillons », c’est-à-dire des
droits de circulation aux opérateurs privés.
Après
sa réélection en 2002, le président Jacques Chirac demanda pour la première
fois une restriction du droit de grève. L’introduction d’un
« service minimum » devait garantir un service d’urgence en cas
de grève dans le service public. Toutefois, ce projet « à haut risque pour
le gouvernement » (Le Monde) fut finalement, provisoirement, gelé.
Pourtant,
depuis 2002 des suppressions de postes eurent lieu à la SNCF au vu et au su de
tous. En septembre 2003, le président d’alors de la SNCF, Louis Gallois
(entre-temps président d’Airbus et d’EADS) avait annoncé une
réduction de 1000 du nombre des nouvelles recrues.
Au
printemps 2003, des millions de travailleurs ont débrayé et manifesté contre
les projets du gouvernement de droite d’allonger la durée de cotisation
et de réduire de 30 pour cent le montant de la retraite. En fin du compte, les
syndicats réussirent à affaiblir le mouvement de protestation en le
saucissonnant et en dispersant les manifestations de masse en journées d’actions
isolées.
En
2005, bien que les électeurs français aient rejeté la constitution européenne
néo libérale, une course à fond de train eut lieu pour combler le retard dans
la privatisation de la SNCF. Pour rattraper rapidementce retard dans
ses activités et pouvoir rivaliser avec ses concurrents, l’entreprise fut
restructurée en quatre branches placées elles-mêmes en concurrence les unes vis-à-vis
des autres.
L’éclatement
s’est donc fait dans les quatre branches suivantes, fret, transport
public (TER), Voyageurs France Europe (VFE) et infrastructure (Infra). Dans le
domaine de l’infrastructure près de mille kilomètres de voies ferrées
risquent d’être fermés faute d’entretien. Au cas où
l’ouverture de nouvelles lignes ferroviaires semble intéressante aux
opérateurs, il est possible de les financer par un partenariat privé/public.
Dans les gares, la filiale de la SNCF, gérée par Effia, fait surtout travailler
ses agents en contrat précaire de type intérim, CDD (contrat à durée
déterminée) ou mission.
Cette
restructuration brutale qui se fait sur le dos des salariés et aux dépens des
clients a pour la première fois depuis 2004 permis de réaliser un bénéfice. En
2006, le bénéfice s’élevait à 5 pour cent du chiffre d’affaires.
Actuellement
d’autres mesures de rationalisation et donc de licenciement sont prévues
dans le cadre de la privatisation du fret. La fermeture de 262 gares au trafic
fret en wagon isolé sur 1.583 gares existantes est prévue à compter du 30
novembre 2007. Les tonnages de ces marchandises seront transférés sur la route.
Dans
le but de contrôler le mouvement de protestation des jeunes contre le Contrat
Première Embauche (CPE), Nicolas Sarkozy avait déjà collaboré avec les
syndicats dès 2006. Depuis, il les tient en laisse.
En
avril 2007, la CGT a collaboré avec le gouvernement dans le transfert de la
caisse de prévoyance et de retraite (CPR) du personnel de la SNCF. De nombreux
travailleurs se sont opposés au projet lorsqu’il devint évident
qu’il signifierait un affaiblissement de la solidarité existant entre les
employés et les retraités. La direction de la CGT a fait pression sur les voix
critiques, cherchant à les éloigner du syndicat. En invoquant la revendication
de négociations concernant des règlements spécifiques aux régimes spéciaux de
retraite, la direction syndicale cherche à saper toute lutte unitaire en
faisant le jeu du gouvernement.
Le
projet de loi sur le service minimum en cas de grève, qui avait été ajourné par
Chirac suite aux grèves dans le service public, a été adopté en toute urgence
par l’Assemblée nationale dans la nuit de mercredi à jeudi, 2 août. La
loi entrera en vigueur au 1er janvier 2008. Elle ne permet pas de
réquisitionner comme initialement prévu les grévistes mais a pour objectif de
prévenir tout débrayage efficace en portant le préavis de grève de cinq à seize
jours et en prescrivant une période minimale de négociation avant toute grève.
Les travailleurs sont contraints à « déclarer individuellement » deux
jours avant le début de la grève s’ils entendent y participer. En cas de non-respect
des délais, des mesures disciplinaires pourront être prises.
Les
syndicats n’ont pas réagi à ce projet de loi. La Confédération générale du Travail (CGT, le syndicat dominé par les
staliniens) a seulement publié un communiqué disant : « Ce que nous
voulons, c’est éviter les conflits, négocier sur les causes, reconquérir
un véritable service public solidaire. » La Confédération française
démocratique du Travail (CFDT) a adopté une attitude identique. Elle a souligné
qu’elle avait déjà proposé en 1996 un plan « d’alarme sociale »
de la RATP sur lequel est basée en grande partie la présente loi.
La bourgeoisie européenne est fermement
décidée à transformer l’Europe en un espace où pourront évoluer les
groupes capitalistes les plus forts. L’exemple des chemins de fer permet
de comprendre comment, grâce à la collaboration des différentes ailes de la
bourgeoisie, y compris les staliniens, l’orientation politique avait déjà
été fixée dans le cadre de l’Union européenne dès le début des années
1990.