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WSWS : Nouvelles et analyses : Asie

La répression au Tibet : les questions de classe

Par le comité de rédaction
26 avril 2008

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La répression au Tibet par le régime chinois a été placée sous les projecteurs par une série de manifestations à travers le monde, des critiques des actions de Beijing par les puissances occidentales et la menace d’un boycott des Jeux Olympiques de Beijing.

Il est clair qu’un grand nombre de participants à ces manifestations sont préoccupés par le sort du peuple tibétain, mais l’indignation morale ne mettra pas un terme aux souffrances au Tibet et elle peut être facilement manipulée. Rappelons-nous du sort réservé aux peuples du Kosovo et du Timor-Oriental dont la situation tragique devint soudainement le prétexte de soi-disant interventions militaires humanitaires. Une décennie plus tard, ces territoires ont été transformés en pays satellites, sous constante occupation de troupes étrangères. Dans les deux cas, la grande majorité de la population est frappée par la pauvreté et le chômage. 

De nombreux problèmes nationaux et ethniques éclatent maintenant en Asie et internationalement sous les conditions d’un ralentissement économique mondial croissant, d’intensification des tensions de classe et du développement de rivalités inter-impérialistes de plus en plus acerbes. L’attention que portent les médias à un cas particulier d’oppression ethnique est déterminée avant tout par les intérêts des grandes puissances. Le président américain Bush conteste le traitement des manifestants tibétains par la Chine, mais appuie totalement la reprise de la violente guerre ethnique du gouvernement du Sri Lanka et la répression des palestiniens par le régime israélien, pour ne nommer que ces deux conflits nationaux d’importance.

L’accent qui est mis sur la Chine n’est pas accidentel. La montée explosive du capitalisme chinois au cours des deux dernières décennies modifie profondément l’équation politique et stratégique en tout point du globe. L’énorme et croissante demande de la Chine en énergie, matières premières et pièces de toutes sortes amène cette dernière en conflit direct avec les puissances existantes à travers le monde. Les corporations américaines, japonaises et européennes dépendent de la Chine en tant qu’immense source de main-d’oeuvre bon marché et s’appuient sur le régime d’Etat policier pour que celui-ci réprime l’opposition des travailleurs aux bas salaires et conditions de travail misérables. Au même moment, les rivaux de la Chine, les Etats-Unis au premier chef, sont préoccupés par la menace stratégique et économique à long terme qui plane au-dessus de leurs propres ambitions et projets de domination mondiale.

Au cours des huit dernières années l’administration Bush a tenté de renforcer ses alliances avec une série de pays allant du Japon et de la Corée du Sud en Asie du Nord-est jusqu’à l’Australie et d’autres pays du sud-est asiatique, ainsi que l’Inde et le Pakistan en Asie du Sud. L’occupation de l’Afghanistan menée par les Etats-Unis était avant tout motivée par les ambitions de Washington visant à dominer les régions riches en ressources de l’Asie centrale et du Moyen-Orient. L’importance de la région tibétaine émane de sa position stratégique, adjacente à l’Asie centrale et du sud, et de ses ressources minières inexploitées. L’administration Bush n’a pas montré de signes à ce point-ci qu’elle prévoyait exploiter le séparatisme tibétain pour lancer une intervention militaire de type Kosovo. Mais en laissant la question en suspens, Washington se réserve l’option pour l’avenir.

La politique mondiale d’aujourd’hui ressemble étrangement aux manœuvres et conflits des grandes puissances qui ont précédé la Première Guerre mondiale. L’indignation morale à propos du Tibet, sans parler des relations de la Chine avec les gouvernements soudanais et birman, constituent de pratiques leviers politiques pour les Etats-Unis et leurs alliés dans le but de faire pression sur la Chine et d’intervenir dans ses affaires internes. Ces méthodes ont une logique bien à elles, qui mène inexorablement vers l’intensification des conflits locaux et vers une nouvelle guerre mondiale. La Chine ne concédera par librement un Tibet indépendant, pas plus que les Etats-Unis n’accepteraient l’indépendance de l’Alaska advenant que ses rivaux prêtent leurs voix aux demandes de la population indigène inuit qui vit dans la pauvreté.

Les déclarations moralisatrices des « leaders mondiaux » tels que Bush, le premier ministre britannique Gordon Brown et le président français Nicolas Sarkozy au sujet du Tibet transpirent l’hypocrisie. La répression exercée par le régime chinois n’est rien si on la compare aux crimes monstrueux commis chaque jour par les Etats-Unis et leurs alliés dans l’occupation néocoloniale de l’Irak. L’administration Bush a démontré à maintes reprises son mépris total pour les droits démocratiques au pays et à l’étranger. Tous ces gouvernements et agences internationales, y compris les Nations Unies, qui s’indignent présentement de la situation des droits humains aux Tibet sont les complices, directement ou indirectement, de l’administration Bush et de ses activités criminelles en Irak et en Afghanistan.

Alors que l’attention des médias se concentre sur le Tibet, les manifestations des travailleurs et des paysans à travers la Chine sont passées presque sous silence. Des milliers de manifestations éclatent chaque année en Chine pour s’opposer aux terribles conditions de travail, à la corruption et aux mauvais traitements institutionnalisés, ainsi qu’au manque de services publics. Juste avant les émeutes à Lhassa, plus de 4000 travailleurs engagés par une usine Casio appartenant à des capitaux japonais à Panyu, dans la province du Guangdong, déclenchaient une grève. Plus de 20 travailleurs furent blessés et une dizaine furent arrêtés lors d’affrontements avec la police en armes. On évalue qu’au moins un conflit de travail important de plus de 1000 travailleurs se produit chaque jour dans le delta du fleuve Pearl, l’une des plus grandes régions industrielles de la Chine.

Au même moment, aucun appui politique ne peut être accordé à la répression chinoise au Tibet. Beijing a recours aux mêmes mesures d’Etat policier contre les manifestants tibétains que celles qui sont utilisées régulièrement pour réprimer l’opposition à travers le pays. Les autorités chinoises ont annoncé le décès d’au moins 22 personnes, mais les groupes tibétains à l’étranger soutiennent qu’il y aurait eu beaucoup plus de victimes. Des milliers de paramilitaires ont été déployés à travers la région autonome tibétaine et les régions avoisinantes. Plus de 1000 personnes ont été arrêtées. La police a procédé à la fermeture d’importants temples à Lhassa et la population en entier a été placée sous haute surveillance.

Les assertions de Beijing selon lesquelles les émeutes ne seraient que l’oeuvre de « la clique du dalaï-lama » en Inde n’ont aucune crédibilité. Il est possible que les supporters du dalaï-lama aient produit l’étincelle initiale, profitant de l’occasion créée par les Olympiques, mais Beijing a fourni le combustible pour les manifestations à Lhassa. Le régime chinois n’a rien à voir avec le socialisme ou le communisme. L’appareil bureaucratique à Beijing supervise l’émergence d’une économie capitaliste au nom d’une jeune et puissante bourgeoisie en rapide développement. Son programme de réformes de libre marché a profondément élargi le fossé existant entre les riches et les pauvres à travers la Chine, tandis que le recours politique au chauvinisme chinois Han a exacerbé les tensions avec les Tibétains et autres minorités nationales. En dehors de la lutte pour une véritable perspective socialiste et internationaliste, il n’existe pas de solution aux conditions d’oppression auxquelles font face les travailleurs partout à travers le pays.

Les questions de classe

Les médias et les différents groupes de protestation ont presque universellement traité les troubles au Tibet comme un cas d’oppression culturelle et religieuse et ont ignoré les processus économiques sous-jacents. La pénétration des relations de marché au Tibet a mené à une explosion des activités économiques encouragée par d’énormes subventions gouvernementales pour les infrastructures, particulièrement sous la politique du « grand développement de l’Ouest » (Go West) lancée en 2000. L’ouverture du chemin de fer Qinghai-Tibet en 2006 a accéléré ce flux d’investissements. Mais, la grande majorité des Tibétains d’origine n’en ont pas bénéficié. Pendant qu’une mince couche de l’élite tibétaine ramasse le butin, plus de 80 pour cent des jeunes Tibétains sont sans emploi et plus du tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté officiel.

En direct de Lhassa, le Wall Street Journal a écrit le 27 mars : « Même si le gouvernement insiste pour dire que la violence a été instiguée par un petit groupe de moines, c’était évident que, en se basant sur les entrevues, un grand nombre de personnes s’était joint et que d’autres facteurs étaient en cause. Un responsable du gouvernement a dit que la majorité des gens qui se joignait au pillage était de jeunes chômeurs. » D’autres reportages ont montré une frustration grandissante parmi les couches les plus pauvres des Tibétains de Lhassa, plusieurs d’entre eux étant des fermiers et des éleveurs forcés de se déplacer vers la ville en même temps que les demandes pour la terre, d’un côté, et la main-d'œuvre bon marché, de l’autre, s’accentuent.

Le 17 mars, BusinessWeek a fait remarquer le rythme effréné de l’activité économique en Chine, celle-ci cherchant à étendre sa base manufacturière et à extraire des ressources minérales inexploitées dans les régions plus reculées. L’investissement en capital fixe dans l’ouest de la Chine a grimpé à 397 milliards de dollars l’année dernière, une augmentation de 28 pour cent. De cette somme, 40 milliards furent investis dans le gouvernement central pour développer l’infrastructure et d’autres programmes. Le taux de croissance économique des provinces de l’ouest de la Chine fut de 14,5 pour cent en 2007 et celui du Tibet, 17,5 pour cent, beaucoup plus que la moyenne nationale.

BusinessWeek a commenté : « Cela a aidé à attiser le ressentiment ethnique envers les millions de Chinois Han qui ont migré dans la région et ont pris les emplois bien payés et demandant de l’expertise, construisant des nouvelles routes, des aéroports et des centrales électriques. Les Chinois opèrent aussi la majorité des petites entreprises urbaines, incluant les restaurants et les petits magasins. Alors, bien que les revenus ruraux totaux de 583 dollars constituent moins du tiers des revenus urbains, c’est plus extrême à l’ouest (où la population des villes et des campagnes tend à se diviser, les Chinois étant en ville et les minorités dans les campagnes). Le revenu du Tibet rural est de 393 dollars, ou environ un quart des revenus de la ville, tandis qu’à Xinjiang, il est légèrement plus élevé, à 444 dollars. »

La discrimination ethnique est répandue. La raison principale expliquant les hauts niveaux de chômage parmi les jeunes tibétains est que l’éducation publique est dans la langue chinoise. Seulement 15 pour cent de la population tibétaine a atteint un certain niveau d’éducation secondaire. Beijing a mis fin à sa politique qui garantissait des emplois pour les diplômés universitaires et d’école secondaire, désavantageant encore plus les Tibétains d’origine. Un récent article provenant du Far Eastern Economic Review expliquait : « En 2006, il y a eu une grande manifestation des universitaires diplômés tibétains sur le fait que des 100 emplois qui avaient été offerts par le gouvernement en compétition ouverte, seulement deux ont été donnés à des Tibétains d’origine. Le gouvernement a généralement répondu à cette situation en évoquant une confiance dans le pouvoir du "marché" qui embarrasserait probablement Milton Friedman. »

La colère face aux inégalités sociales a été aggravée par l’attitude chauvine des autorités chinoises. La plupart des gens trouvent ridicules les affirmations du Parti communiste chinois (PCC) et de ses bureaucrates privilégiés selon lesquelles ils représentent le socialisme ou défendent les intérêts des travailleurs. Conséquemment, le régime fait de plus en plus la promotion du nationalisme chinois afin de remplir le vide idéologique et aller chercher l’appui des couches de la bourgeoisie et des classes moyennes. Cette idéologie réactionnaire est basée sur le vieil « Empire du Milieu », qui fut la protection impériale aux supposés « barbares », tels les Tibétains et les autres minorités nationales ainsi que d’autres peuples d’Asie comme les Japonais et les Coréens. En faisant de tels appels, les dirigeants chinois peuvent évidemment invoquer la longue histoire de la propre subjugation du pays par les puissances impérialistes pendant le 19e et le début du 20e  siècle.

Le gouvernement s’est servi des troubles au Tibet pour enflammer davantage les tensions ethniques à l’aide d’une campagne de propagande qui dépeint les Tibétains comme étant arriérés et violents. Des scènes où l’on montre des entreprises chinoises et des véhicules incendiés ont été continuellement recyclées par les médias. La plupart des décès ont été attribués à des attaques par des « émeutiers » tibétains sur les Chinois Han. Des responsables sont même allés jusqu’à prétendre que la prochaine vague de violence impliquerait des « kamikazes » tibétains. Le gouvernement a organisé des « manifestations » patriotiques par des citoyens chinois dans plusieurs villes outremer pour s’opposer au « séparatisme » tibétain. Les appels de la Chine pour un boycott des produits français après que le président Sarkozy ait menacé de se distancer de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques rappellent une campagne similaire durant les manifestations chauvines par la jeunesse chinoise en 2005.

Les Tibétains ne sont pas les seules victimes du chauvinisme des Chinois Han. Des processus similaires ont pris place dans la province du Xinjiang où la minorité musulmane uighur demande des droits démocratiques élémentaires. Même s’il y a 10 millions de Mandchous d’origine en Chine, il a été rapporté que pas plus de 100 personnes en Chine ne peuvent parler le mandchou aujourd’hui, en raison de l’absence d’effort pour préserver la langue. L’attitude de Beijing est complètement opportuniste. Dans les récentes années, les autorités ont soudainement reconnu les droits légitimes de Chinois juifs, un petit groupe qui a été presque oublié pendant des siècles, dans le but de renforcer ses relations avec Israël, le deuxième plus grand fournisseur d’armes à la Chine.

Le nationalisme tibétain n’offre pas de solution. Le Dalaï-Lama a abandonné ses appels pour un mini-État tibétain indépendant dans les dernières années et a appelé à des négociations avec Beijing, pendant que des sections de l’élite en exil ont cherché à réintégrer la Chine en pleine expansion sur la base du capitalisme et d’un degré d’autonomie. Des groupes plus radicaux, comme le Congrès de la jeunesse tibétaine, ont repris l’appel pour un « Tibet libre » et se sont prononcés publiquement contre la « voie du milieu » du Dalaï-Lama. Aucune des deux voies n’offre une solution aux masses tibétaines qui vont continuer à être exploitées par une clique capitaliste ou par une autre à Lhassa, peu importe que le statu quo demeure ou qu’une des alternatives soient implantées.

Une histoire de retard économique

La présente situation au Tibet est, avant tout, le produit de l’incapacité organique de la bourgeoisie à résoudre les grandes questions démocratiques nationales en Chine. Ni les nationalistes bourgeois du Kuo-min-tang (KMT) ni, après 1949, les staliniens chinois, n’ont été en mesure d’étendre les droits démocratiques élémentaires aux minorités du pays et de les intégrer dans un État-nation unifié sur cette base. Quant aux élites tibétaines, l’histoire du dernier siècle a montré régulièrement leur rôle vénal en se prosternant devant les différentes puissances.

Même si les minorités ethniques de la Chine comptent pour moins de 10 pour cent de la population, elles occupent plus de la moitié de son territoire. Les Tibétains ont toujours été le groupe ethnique le plus pauvre en Chine, vivant sur le rigoureux et isolé plateau du Qinghai-Tibet. Pendant des siècles, le développement social au Tibet n’a jamais dépassé le niveau d’une économie semi-nomade, complétée par une agriculture de subsistance.

Ceux qui lancent aujourd’hui un appel pour un « Tibet libre » tentent de faire apparaître la preuve historique d'un Etat tibétain. Mais le retard extrême de l’économie de la région a toujours condamné les classes dirigeantes tibétaines à l’impotence politique. À l’exception de la période du 7e au 9e siècle, lorsque le Tibet était unifié sous la dynastie Tubo, le plateau a toujours été divisé entre seigneurs rivaux et écoles bouddhistes. L’autorité centrale de la hiérarchie bouddhiste provient de Kublai Khan, fondateur de la dynastie mongole en Chine au treizième siècle, qui envahit le Tibet et utilisa le sacerdoce pour légitimer son autorité. Le patronage de la Chine impérial continua sous les dynasties Ming et Manchu, et ce, jusqu’à la révolution de 1911. L’empereur chinois n’était pas seulement le dirigeant laïc du Tibet, mais était une partie du Panthéon bouddhiste, soit la réincarnation de Manjushuri, le « Grand Bouddha de Sagesse ».

L’« indépendance » moderne du Tibet découle de la décadence et de l’effondrement du système impérial chinois. Avec l’affaiblissement de l’influence de Beijing, le Tibet entra dans le « grand jeu » alors que la Russie et la Grande-Bretagne manoeuvrèrent pour imposer leur influence et leur domination en Asie Central. En 1904, la Grande-Bretagne envoya une force expéditionnaire de l’Inde coloniale pour conquérir Lhassa, massacrer des centaines, sinon des milliers, de soldats tibétains. Tout en n’annexant pas formellement la région, les responsables britanniques imposèrent un traité qui dans les faits, la transforma en une semi-colonie britannique. La faible cour mandchoue de Beijing n’avait d’autre choix que d’accepter la prééminence britannique à Lhassa.

Sun Yat-sen, le dirigeant de la révolution de 1911 qui renversa la dynastie Manchu, proclama une République démocratique sur la base de « l’unité des cinq races » (han, mandchoue, mongole, musulmane et tibétaine). Il était le premier à proposer un chemin de fer pour intégrer le Tibet dans un marché national unifié. Cependant, son Kuomintang (KMT) n’est jamais parvenu à réaliser cette vision. Son impuissance reflétait la faiblesse de la bourgeoisie chinoise, qui était servile à l’impérialisme et liée aux classes de propriétaires fonciers parasites. Après la chute de la cour Manchu, la Chine se désintégra en petits royaumes dominés par des seigneurs de guerre féodaux.

Le Tibet demeura « indépendant » par défaut, soit sous la tutelle de la Grande-Bretagne. La Grande-Bretagne divisa le Tibet en deux, soit le Tibet extérieur et Tibet intérieur, incorporant 9000 kilomètres carrés du nord-ouest de l’Inde en 1914. Les gouvernements indiens successifs rejetèrent cette frontière tracée à Londres, même si la Grande-Bretagne reconnaissait que le reste du Tibet faisait partie de la Chine. La « ligne McMahon », comme elle était connue, mit la table pour la guerre frontalière de 1962 entre la Chine et l’Inde.

Le faible régime du KMT ne pouvait défaire les seigneurs de guerre que grâce aux soulèvements révolutionnaires de la classe ouvrière et de la paysannerie entre 1925 et 1927. Il a été en mesure de s’emparer du pouvoir en raison de la traîtrise de la bureaucratie stalinienne à Moscou, qui subordonna le PCC au KMT et permit au dirigeant du KMT, Chiang Kai-shek, de noyer la classe ouvrière chinoise dans le sang en 1927. Même au sommet de son pouvoir, avant l’invasion japonaise de la Mandchourie en 1931, Chiang n’a jamais été capable d’établir son contrôle sur de grandes régions de l’ouest de la Chine, incluant le Tibet.

 La « libération » du Tibet

La carte politique changea profondément après la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la défaite de 1927, le PCC, sous la direction de Mao Zedong, abandonna la classe ouvrière et la perspective de l’internationalisme socialiste, et se tourna vers la lutte de guérilla basée sur la paysannerie. L’arrivée au pouvoir de l’armée paysanne de Mao en 1949 après l’implosion du régime du KMT ne représenta pas une victoire du socialisme. Le régime maoïste réprima la classe ouvrière dans les villes et mit en place une République du Peuple unifiée explicitement avec les sections de la bourgeoisie chinoise qui ne s’étaient pas enfuies vers Taiwan.

La politique du PCC envers les minorités nationales ne faisait pas partie d’un programme internationaliste visant à unifier les peuples de différentes origines ethniques sur une base socialiste. Son programme de la « nouvelle démocratie » fondé sur l’objectif nationaliste de transformation de la Chine en une « forte puissance » reflétait plutôt les ambitions historiques de la bourgeoisie et les traits xénophobes présents dans certaines couches de la paysannerie chinoise.  Mao reconnaissait en 1950 que le « chauvinisme grand Han » avait grandement exacerbé les tensions ethniques au pays.

L’actuel Dalaï-Lama – Tenzin Gyatso – est né en 1935 de parents paysans. Il a été choisi à l’âge de deux ans comme la réincarnation du 13e Dalaï-Lama. A son couronnement en 1940, était présente une délégation du KMT, qui avait rétabli une mission au Tibet. Le départ de la Grande-Bretagne de la région suite à l’accession à l’indépendance de l’Inde en 1947 créa un vacuum géopolitique.  Le Kashag, le cabinet tibétain, à Lhassa était profondément hostile à l’émergence du régime « communiste » à Beijing et manoeuvra avec Londres et New Delhi pour conserver son autonomie.

L’invasion du Tibet par l’armée de populaire de libération (APL) en 1950 était motivée en premier lieu par le désir de Beijing d’empêcher que la région ne devienne une autre base d’opérations hostiles pour le KMT, soutenu par Washington – comme Taiwan. Le sort de la région devint subordonné à la guerre froide entre les blocs dirigés par les Etats-Unis et l’Union soviétique. Initialement, ni les Etats-Unis ni la Grande-Bretagne ne manifestèrent d’intérêt pour les demandes d’aide de Kashag. Après l’éclatement de la guerre de Corée, cependant, Washington tourna son attention vers le Tibet. Au début des années 1950, la CIA recruta deux des frères du Dalaï-Lama pour une opération qui ultimement inclut la quasi-totalité du régime tibétain.

Le Kashag fut forcé d’accepter une entente en « 17 points » avec Beijing après que l’APL eu balayét la petite armée tibétaine en 1951. L’entente accorda l’assurance que les régions sous le contrôle de Lhassa garderaient un haut niveau d’autonomie politique, mais feraient partie de la Chine. Loin d’en appeler à la paysannerie appauvrie du Tibet, Mao garantit des positions privilégiées à la hiérarchie bouddhiste et la noblesse. Contrairement à d’autres endroits en Chine, Mao n’abolit pas le servage et ne procéda pas à des réformes agraires, même limitées.

Ces politiques contenaient en germe les futurs conflits. Manquant tout appui de masse significatif, le PCC chercha à baser son pouvoir en gagnant une partie de la « couche patriotique supérieure » dirigée par le Panchen Lama – le numéro deux dans la hiérarchie bouddhiste. Le poids du maintien d’une importante garnison tomba sur les épaules des pauvres en région rurale, alimentant les sentiments antichinois. Lorsque Mao lança finalement la réforme agraire, ensuite la collectivisation plus drastique, les programmes furent mis en œuvre de manière bureaucratique avec peu de considération pour les impacts sur les fermiers semi-autosuffisants du Tibet et sur les nomades, et sans les ressources techniques nécessaires.  Les mesures ne réussirent pas à gagner l’appui de la paysannerie, et, l’élite tibétaine fut capable d’exploiter le mécontentement populaire pour leur propre fin politique.

Les révoltes de 1959

Les réformes ont provoqué une vague de révoltes dans les régions tibétaines en 1956. Des mouvements rebelles ont été armés et entraînés par la CIA. Toutefois, la rébellion beaucoup plus importante qui a eu lieu contre le PCC en 1959 n’a pas été incitée seulement par des agents étrangers ou des propriétaires terriens. Elle était enracinée dans une hostilité générale contre l’occupation militaire de l’ALP et le chauvinisme des dirigeants du PCC. Elle a débuté tout de suite après l’échec catastrophique de l’expérience utopique du socialisme rural de Mao, le Grand Bond en avant, et la famine générale qui s’en suivit.

Un historien a noté : « Contrairement aux affirmations du gouvernement chinois dans les années subséquentes, les communistes ont fait très peu pour mobiliser la paysannerie tibétaine et ils n’ont pas non plus défendu ouvertement le socialisme et la conscience de classe. Jusqu’à un certain point, ils ont pris pour acquis que la paysannerie tibétaine mettrait le temps venu ses intérêts de classe en avant et qu’elle appuierait le Parti communiste. Par la politique de "la réforme d’en haut", la paysannerie tibétaine a été considérée, au mieux, comme une "quantité négligeable" et au pire elle fut exploitée en tant que source de main-d’œuvre à bon marché. » ((Tsering Shakya, The Dragon in the Land of Snows: A History of Modern Tibet Since 1947, p.134, Pimlico).

Contrairement à ce que dit la mythologie populaire, le Dalaï-Lama âgé de 24 ans n’a pas défendu le soulèvement de 1959, mais est devenu un point de convergence symbolique pour les manifestants, surtout des paysans et des artisans pauvres, qui s’opposaient non seulement au PCC, mais aussi aux grands propriétaires terriens. Les manifestations par les pauvres ont débuté à Lhassa le 10 mars 1959 alors que la rumeur courait que l’armée chinoise se préparait à enlever le Dalaï-Lama. Le mouvement a rapidement paralysé le gouvernement de Kashag, qui était depuis longtemps divisé sur l’attitude à prendre face à Beijing. Certains de ses représentants tentaient de développer le sentiment anti-chinois, mais le Dalaï-Lama tentait d’apaiser tant les masses tibétaines que Beijing. Ses tentatives de conciliation ont échoué et il a fui le Tibet au moment où les troupes de l’ALP attaquaient Lhassa et tuaient des milliers de manifestants mal armés.

La position officielle du PCC sur ces événements est que la révolte a été une tentative par le Dalaï-Lama de restaurer le servage. En fait, la première réaction de Mao à la fuite du Dalaï-Lama fut : « Nous avons perdu. » Il considéra le Dalaï-Lama comme un « traître » seulement après qu’il eut commencé à prêcher ouvertement l’anti-communisme. Malgré l’appui des Etats-Unis, le gouvernement tibétain en exil n’a jamais été reconnu internationalement, en partie parce que l’autre allié de Washington, la dictature du KMT de Taïwan, a insisté pour dire que le Tibet faisait partie de la Chine.

L’hostilité envers le régime du PCC ne s’est qu’approfondie après que Mao a lancé la Grande Révolution culturelle en 1966 comme partie des luttes intestines acerbes contre ses factions rivales. La purge du Panchen-Lama, qui a critiqué avec précaution la politique du Tibet de Mao en 1964, a marqué le début de l’offensive contre les « aventuriers capitalistes » dirigés par Liu Shaoqui et Deng Xiaoping. Certains des pires excès des bandes de jeunes politiquement désorientées par Mao ont eu lieu au Tibet, où les gardes rouges ont démontré leur détermination à détruire les « restants féodaux » en détruisant les monastères bouddhistes et les sites culturels tibétains.

La politique du PCC envers le Tibet a changé abruptement, adoptant plutôt l’intégration forcée. Les Tibétains furent divisés superficiellement en « paysans pauvres », « paysans moyens » et en « propriétaires terriens » et favorisés ou victimes d’abus selon la catégorie dans laquelle ils étaient rangés. Les Tibétains ont été forcés d’assister à des réunions pour exprimer leur loyauté envers Mao et d’abandonner leurs vêtements habituels pour porter plutôt des uniformes Mao. On a mis abruptement fin à cette campagne après que des luttes intestines au sein du PCC aient menacé de déstabiliser le régime et que les saccages des gardes rouges aient provoqué l’opposition de la classe ouvrière et des rébellions hors du cadre officiel de la Révolution culturelle. L’armée a été mobilisée pour rétablir l’ordre et extirper toute opposition, y compris au Tibet.

Le gouvernement tibétain en exil a peut-être eu l’espoir de retrouver le pouvoir avec le soutien de Washington dans les années 1960, mais la situation a changé radicalement en 1971 après que le président américain Richard Nixon ait entrepris de se rapprocher du régime chinois. Confronté à la stagnation économique et l’intensification des tensions avec l’Union soviétique, Mao a pragmatiquement établi une alliance avec Washington, se moquant de sa propre rhétorique anti-impérialiste. Un des résultats de ce rapprochement fut la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté de la Chine sur le Tibet et Taiwan. Les Etats-Unis ont simplement laissé tomber plusieurs de leurs alliés anti-communistes, y compris le Dalaï-Lama et Chiang Kai-shek. Les activités de la CIA visant à armer et entraîner de petites bandes de guérilleros tibétains ont rapidement cessé.

L’accord intervenu entre Washington et Beijing a signalé l’ouverture de la Chine au capital étranger, un processus qui s’est accéléré après la mort de Mao en 1976 et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Le démantèlement des communes populaires au début des années 1980 a amélioré temporairement les conditions de vie de la paysannerie, y compris au Tibet où les communes avaient été un désastre économique. Le PCC a cherché à rétablir ses rapports avec le clergé bouddhiste en restaurant la culture « traditionnelle » et la reconstruction de temples en tant que partie de sa « libéralisation » idéologique.

Les réformes du marché

Le développement des réformes favorisant le marché en Chine, nourri par d’immenses investissements étrangers, n’a pas amoindri, mais a plutôt exacerbé les tensions sociales dans tout le pays. La domination du marché capitaliste a produit un accroissement de la polarisation sociale et un profond mécontentement suite au démantèlement du filet social limité.

Les manifestations dans la région du Tibet, une région pauvre, sont devenues un élément annonciateur de soulèvements plus importants. La mort du 10e Panchen-Lama en janvier 1989 a mené à une explosion sociale au Tibet, après que des rumeurs aient circulé qu’il avait déclaré peu avant sa mort que le Tibet avait plus perdu que gagné depuis 1949. C’est le président actuel de la Chine, Hu Jintao, qui était le responsable du Tibet au PCC à cette époque et il a supprimé les manifestations de Lhassa en mars de cette année de façon violente, ce qui résulta en des dizaines si ce n’est des centaines de morts. La rébellion de Lhassa a été un symptôme d’un mécontentement plus large qui a explosé dans des manifestations d’étudiants et de travailleurs dans tout le pays pour des réformes démocratiques et l’égalité sociale débutant en avril 1989. Après de longs débats internes, le régime du PCC a lancé une opération militaire brutale contre les manifestants sur la place Tienanmen à Beijing le 4 juin 1989.

Le spectre de la place Tienanmen hante toujours le régime chinois. Toutes les contradictions sociales qui ont explosé en 1989 se sont accrues avec l’augmentation subséquente des investissements étrangers. Toutes les larmes de crocodiles versées sur l’écrasement des manifestations n’ont pas empêché les PDG de ce monde de comprendre que la violence du régime de Beijing était une garantie qu’elle supprimerait toute opposition de la classe ouvrière. Les divisions sociales sont particulièrement aiguës au Tibet où le boum de développement économique et d’immenses dépenses dans les infrastructures ont marginalisé les Tibétains d’origine.

Le journal The Economist a noté le 10 avril : « En fait, la situation aujourd’hui est plus volatile que durant les troubles de la fin des années 1980, explique Wang Lixiong, un universitaire tibétain basé à Beijing, parce que le ressentiment envers le régime chinois a gagné les paysans et les travailleurs de l’Etat. "Les derniers soulèvements importants au Tibet, qui ont eu lieu en 1987, et les émeutes de 1989 où la loi martiale fut imposée étaient limités à la capitale, Lhassa, et n’impliquaient que les moines, les intellectuels et les étudiants", a dit Wang Lixiong. "Mais les troubles aujourd’hui se sont étendus aux autres régions tibétaines et aux gens de toutes les classes." »

La solution pour le peuple tibétain ne se trouve pas dans des négociations entre le Dalaï-Lama et Beijing, ni dans la création d’un mini-Etat dit indépendant. Un Tibet séparé ne sera jamais démocratique ou en mesure de répondre aux besoins sociaux essentiels de la population tibétaine. Si le Tibet n’avait pas été intégré à la Chine dans les années 1950, il aurait alors connu un sort comparable à celui du Népal et du Bhoutan, où des monarchies absolutistes règnent sur de petits Etats pauvres et dépendants. Il ne s’agit que de regarder les républiques de l’Asie centrale créées après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 pour voir le sort qui serait réservé à un Tibet « indépendant ». Il ne serait qu’un pion dans le cadre des rivalités accrues entre les grandes puissances.

Aucune des questions nationales en Chine et dans sa région ne peut être résolue à moins d’une lutte unifiée de la classe ouvrière sur la base d’une perspective socialiste. La prolifération des luttes nationales et ethniques est un symptôme supplémentaire de la crise du capitalisme mondial et du système des Etats-nations.  Comparés aux luttes anticoloniales dans des pays comme la Chine et l’Inde au début du vingtième siècle, qui regroupèrent les larges masses en dépit des différences de langues, d’appartenance ethnique et religieuse, les mouvements nationaux d’aujourd’hui sont invariablement exclusifs et régressifs.  Loin de chercher à obtenir l’indépendance de l’impérialisme, ils cherchent plutôt activement le soutien des grandes puissances pour former un mini-Etat avec l’objectif d’exploiter « leur » classe ouvrière.

L’intégration du Tibet dans la Chine et l’économie mondiale, dont le moteur est la demande pour la main-d’œuvre et les matières premières à bon marché, a pour conséquence que les masses tibétaines rejoignent les rangs de la classe ouvrière chinoise et internationale. Les manquements aux droits démocratiques et la misère sociale que connaissent les Tibétains est le lot de centaines de millions de travailleurs dans toute la Chine et dans la région, y compris l’Inde. Les aspirations sociales et démocratiques ne peuvent être satisfaites que par la lutte unifiée de la classe ouvrière en Chine pour renverser le régime du PCC à Beijing en tant que partie de la lutte plus large pour instaurer le socialisme internationalement.

Avant tout, il faudra tirer les leçons de la longue lutte du mouvement trotskyste contre tous les stalinismes et mener une lutte pour établir une section du Comité international de la Quatrième Internationale en Chine en tant que direction révolutionnaire de la classe ouvrière.

(Article original paru le 15 avril 2008)


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