Le 14 mars, le procureur de l’Etat, Abdurrahman Yalcinkaya, a engagé
un procès contre le parti au pouvoir AKP (Parti de la justice et du développement),
l’accusant d’être « un foyer d’activités
anti-laïques » et de « chercher à transformer le pays en un Etat
islamique ». Il a demandé que le parti soit interdit et que soient exclus
de la politique pendant une période de cinq ans le premier ministre Recep Tayyip
Erdogan et ses 70 principaux collègues, dont le président Abdullah Gül.
Près d’un mois auparavant, le parti nationaliste kurde DTP avait été
traîné devant la Cour constitutionnelle et son interdiction avait été réclamée.
Le TDP est continuellement attaqué à la fois par les forces de sécurité et le
mouvement fasciste civil. Moins d’un an auparavant, un article affiché
sur le World Socialist Web Site faisait remarquer la forte probabilité
d’un tel procès visant à l’interdiction du parti.
Cette fois, un parti politique qui a récemment obtenu les voix de 47 pour
cent de l’électorat turc, est menacé d’interdiction.
Le procureur a déclaré que l’AKP est le successeur des précédents
partis islamiques turcs, qui, selon lui, basent leur politique sur une lutte
contre les « valeurs républicaines » et plus particulièrement contre
la laïcité. « L’AKP est fondé par un groupe qui a tiré les leçons de
l’interdiction antérieure de partis islamiques et qui utilise la
démocratie pour atteindre son objectif qui est d’établir la Charia en
Turquie », dit l’acte d’accusation.
L’acte d’accusation de 162 pages cite plusieurs incidents pour
prouver les mobiles islamistes de l’AKP. Il critique aussi le nouveau
directeur du Conseil de l’enseignement supérieur (YOK), organisme qui
supervise les universités turques, pour avoir soutenu les amendements
constitutionnels encouragés par le gouvernement et visant à restreindre
l’interdiction pesant sur les étudiantes portant le voile islamique à
l’université.
Il est possible de télécharger la totalité de l’acte
d’accusation, mais il n’existe qu’en langue turque. Il
fourmille de contresens et de distorsions.
Tout d’abord, l’acte d’accusation ne comporte aucune
preuve qui ne soit déjà connue d’un lecteur régulier des quotidiens. Plus
grave encore, en grande partie, le procureur retire de leur contexte de telles
« preuves » et les déforme pour servir ses propres fins. La faiblesse
et la superficialité de l’acte d’accusation montrent clairement que
le procureur l’a établi dans la précipitation.
Une telle action ne peut être le résultat de la décision individuelle du
procureur. Il ne fait pas de doute que c’est l’armée qui a pris
cette décision et qui a aussi fait le nécessaire en coulisse pour s’assurer
du jugement de la Cour constitutionnelle.
Il s’agit là d’une occasion exceptionnelle et ils ne peuvent pas
se permettre de rater leur cible. Si ce n’était pas le cas, Yalcinkaya ne
mettrait pas dans la balance son prestige personnel ainsi que le prestige de
l’institution.
Pour le moment, de nombreux scénarios circulent sur ce qui se passerait une
fois l’AKP interdit. En plus de la possibilité d’un gouvernement
intérimaire technocratique ou d’une prise de pouvoir totale par
l’armée, certains observateurs parlent d’un coup d’Etat
organisé avec le soutien de la Russie !
Bon nombre de ces scénarios ne sont que pure spéculation ou bien reflètent
les idées fantaisistes de certains individus ou cercles. Dans d’autres cas,
il se peut qu’on laisse courir certaines rumeurs à des fins de
désinformation. Le milieu politique empoisonné crée par le procès engagé à
l’encontre de l’AKP crée un terrain fertile pour des scénarios
aussi sinistres.
Pourquoi maintenant ?
Le résultat des élections législatives de juillet 2007 a représenté un coup
terrible au soi-disant camp « laïc » dirigé par l’armée turque.
Armé de sa victoire électorale écrasante, l’AKP a réussi à démoraliser et
à faire taire ses opposants et à minimiser, dans les faits, le pouvoir des
militaires à intervenir dans la vie politique du pays, du moins temporairement.
Il y a de cela quelques jours, Erdogan a assuré à ses députés que
l’AKP augmentera une fois de plus ses voix lors des élections locales qui
se tiendront l’année prochaine. Il s’agissait là d’un message
direct à l’attention de l’armée et de ses sympathisants
civils : « Nous vous avons humiliés lors des élections
précédentes ; on fera la même chose encore cette fois. »
La victoire électorale de l’AKP a représenté un revers important pour
la campagne menée par l’armée, et les généraux ont été contraints de
faire profil bas pendant des mois. Il y a deux mois, lorsqu’on lui avait
demandé son opinion sur les amendements à la constitution pour restreindre
l’interdiction pesant sur les étudiantes de porter le voile islamique à
l’université, le chef de l’état-major, Yasar Buyukanit avait dit,
« Tout le monde connaît notre opinion là-dessus. Il n’est pas,
nécessaire de le répéter une fois de plus. »
Certains ont interprété cet acquiescement comme le signe d’une
réconciliation durable entre l’armée et l’AKP. Mais cette tentative
de faire interdire l’AKP et de renverser un gouvernement démocratiquement
élu par une décision de justice est la preuve du contraire.
Un autre coup, et plus direct encore, à l’encontre de l’armée
est l’opération policière réussie contre ce que l’on appelle le
gang Ergenekon, un Gladio, c'est-à-dire une organisation criminelle de
type guérilla contra, composée de généraux à la retraite, de bureaucrates à des
postes élevés, de membres de la mafia, de membres dirigeants du Parti des
travailleurs kémaliste-maoïste et même de journalistes. Populairement appelé
« l’Etat profond », il a pour objectif de renverser le
gouvernement.
Les critiques qui accusent l’armée d’être de connivence avec le
gang Ergenekon le font avec un tel franc-parler que Buyukanit a été contraint
de dire, il y a de cela deux mois, « Il se peut qu’il y ait des gens
de l’armée impliqués dans de mauvaises pratiques, néanmoins il ne
faudrait pas essayer de représenter l’armée turque comme une organisation
criminelle. »
L’opération contre le gang Ergenekon a aussi démontré que l’AKP contrôle
aujourd’hui complètement l’appareil policier.
La récente incursion terrestre et les opérations aériennes en cours au-delà
de la frontière contre des cibles du PKK au nord de l’Irak, ont aidé
l’armée et ont en partie restauré son image. Cependant, les généraux les
plus gradés ne sont pas en position de mener une attaque directe sur
l’AKP comme ils l’avaient fait juste avant l’élection par le
parlement de Gül à la présidence.
En Turquie, le président dispose de certains pouvoirs cruciaux. Par exemple,
lorsque 22 recteurs d’université prendront leur retraite cette année, Gül
va choisir des successeurs islamistes et va placer, dans les faits, les
universités sous le contrôle du président du Conseil de l’enseignement
supérieur, Yusuf Ziya Ozcan qu’il a lui-même sélectionné. Dans deux ans,
trois membres kémalistes de la Cour constitutionnelle vont prendre leur
retraite et leurs successeurs seront nommés par le président. La Cour est
composée de 11 juges, dont actuellement 8 sont des kémalistes fiables.
Les procès engagés pour que soient interdits le DTP et l’AKP sont
absolument antidémocratiques et réactionnaires. Après que l’armée avait
affiché sur son site web en avril dernier une menace à peine déguisée de prise
de pouvoir contre l’élection de Gül à la présidence, la Cour
constitutionnelle avait arrêté le processus électoral et Gül n’avait été
élu qu’après la victoire massive de l’AKP lors d’élections
législatives anticipées. A présent, on assiste à une tentative de renversement
du gouvernement démocratiquement élu et du président au moyen de la Cour
constitutionnelle. Le World Socialist Web Site s’oppose très
clairement à ces deux procès, sans pour autant apporter son soutien à l’un
ou l’autre de ces partis bourgeois.
Une fois de plus la Turquie est en proie à une crise de régime. Les racines
de la crise ne peuvent se trouver que dans le chiasme historique profond
existant entre deux ailes de la bourgeoisie turque.
Le mouvement islamiste a rapidement réussi à reprendre des forces au début
des années 1990, a gagné les municipalités de la plupart des grandes villes aux
élections locales de 1994 et est venu au pouvoir par un gouvernement de
coalition en 1996.
Ce mouvement avait toujours représenté une certaine faction de la
bourgeoisie, principalement concentrée dans les villes de province, et qui était
en position d’infériorité par rapport aux plus grands monopoles des
centres industriels et financiers tels Istanbul, Ankara, Izmir, Kocaeli et
Adana. Cette division politique est l’expression d’une division
profonde dans les rangs de l’élite dirigeante, et qui s’accompagne
d’une division socio-culturelle de la société en général entre ce
qu’on appelle les camps « laïc » et « islamiste ».
Parallèlement à des changements abrupts au sein de la bourgeoisie turque en
général, l’aile ayant des affinités islamistes a elle aussi beaucoup
changé. L’aile industrielle de la bourgeoisie turque s’est muée en capitalisme
financier par un processus qui a débuté dans les années 1960 et 1970 et qui a
mûri dans les années 1980. Dans la situation crée par le libéralisme, la
politique de marché et la mondialisation de la production, une partie du
capital islamiste lui-même s’est développé et a pris le statut de capital
financier. La démarche de Turgut Ozal consistant à légaliser les opérations
bancaires islamiques en 1983 a joué un rôle important dans ce processus.
Du fait des divisions extrêmes et de la perte de crédibilité et de force des
partis « laïcs » — les partis de « centre droit »
jadis puissants n’ont aucune représentation parlementaire à l’heure
actuelle — seule une force pourrait agir pour le compte de l’aile
occidentale du capital financier. Et c’est l’armée. Et du fait des
évolutions expliquées ci-dessus, l’armée fait usage du pouvoir judiciaire
contre l’AKP en dernier recours.
La révocation par le Conseil constitutionnel d’un gouvernement
démocratiquement élu représenterait une attaque massive sur les droits
démocratiques et sociaux de la classe ouvrière. Si un régime intérimaire ou un
autre régime soutenu par l’armée se matérialise, il va mettre en place
des programmes d’austérité plus sévères et aura davantage recours à des
mesures répressives pour supprimer les revendications des masses.
S’opposer à l’action du procureur de l’Etat et de la Cour
constitutionnelle ne signifie cependant pas placer sa confiance ou accorder un
quelconque soutien à l’AKP et au gouvernement Erdogan. Ces derniers
représentent une autre aile de la même classe dirigeante vénale qui, malgré des
conflits et des différents sérieux, ne cesse de faire cause commune avec
l’armée. Pour défendre les droits sociaux et démocratiques, la classe
ouvrière turque a besoin de son propre parti indépendant, et de lutter pour une
perspective socialiste internationaliste.