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WSWS : Nouvelles et analyses : Moyen-Orient

Turquie : Le procureur de l’Etat cherche à interdire l’AKP au pouvoir

Par Sinan Ikinci
5 avril 2008

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Le 14 mars, le procureur de l’Etat, Abdurrahman Yalcinkaya, a engagé un procès contre le parti au pouvoir AKP (Parti de la justice et du développement), l’accusant d’être « un foyer d’activités anti-laïques » et de « chercher à transformer le pays en un Etat islamique ». Il a demandé que le parti soit interdit et que soient exclus de la politique pendant une période de cinq ans le premier ministre Recep Tayyip Erdogan et ses 70 principaux collègues, dont le président Abdullah Gül.

Près d’un mois auparavant, le parti nationaliste kurde DTP avait été traîné devant la Cour constitutionnelle et son interdiction avait été réclamée. Le TDP est continuellement attaqué à la fois par les forces de sécurité et le mouvement fasciste civil. Moins d’un an auparavant, un article affiché sur le World Socialist Web Site faisait remarquer la forte probabilité d’un tel procès visant à l’interdiction du parti.

Cette fois, un parti politique qui a récemment obtenu les voix de 47 pour cent de l’électorat turc, est menacé d’interdiction.

Le procureur a déclaré que l’AKP est le successeur des précédents partis islamiques turcs, qui, selon lui, basent leur politique sur une lutte contre les « valeurs républicaines » et plus particulièrement contre la laïcité. « L’AKP est fondé par un groupe qui a tiré les leçons de l’interdiction antérieure de partis islamiques et qui utilise la démocratie pour atteindre son objectif qui est d’établir la Charia en Turquie », dit l’acte d’accusation.

L’acte d’accusation de 162 pages cite plusieurs incidents pour prouver les mobiles islamistes de l’AKP. Il critique aussi le nouveau directeur du Conseil de l’enseignement supérieur (YOK), organisme qui supervise les universités turques, pour avoir soutenu les amendements constitutionnels encouragés par le gouvernement et visant à restreindre l’interdiction pesant sur les étudiantes portant le voile islamique à l’université.

Il est possible de télécharger la totalité de l’acte d’accusation, mais il n’existe qu’en langue turque. Il fourmille de contresens et de distorsions.

Tout d’abord, l’acte d’accusation ne comporte aucune preuve qui ne soit déjà connue d’un lecteur régulier des quotidiens. Plus grave encore, en grande partie, le procureur retire de leur contexte de telles « preuves » et les déforme pour servir ses propres fins. La faiblesse et la superficialité de l’acte d’accusation montrent clairement que le procureur l’a établi dans la précipitation.

Une telle action ne peut être le résultat de la décision individuelle du procureur. Il ne fait pas de doute que c’est l’armée qui a pris cette décision et qui a aussi fait le nécessaire en coulisse pour s’assurer du jugement de la Cour constitutionnelle.

Il s’agit là d’une occasion exceptionnelle et ils ne peuvent pas se permettre de rater leur cible. Si ce n’était pas le cas, Yalcinkaya ne mettrait pas dans la balance son prestige personnel ainsi que le prestige de l’institution.

Pour le moment, de nombreux scénarios circulent sur ce qui se passerait une fois l’AKP interdit. En plus de la possibilité d’un gouvernement intérimaire technocratique ou d’une prise de pouvoir totale par l’armée, certains observateurs parlent d’un coup d’Etat organisé avec le soutien de la Russie !

Bon nombre de ces scénarios ne sont que pure spéculation ou bien reflètent les idées fantaisistes de certains individus ou cercles. Dans d’autres cas, il se peut qu’on laisse courir certaines rumeurs à des fins de désinformation. Le milieu politique empoisonné crée par le procès engagé à l’encontre de l’AKP crée un terrain fertile pour des scénarios aussi sinistres.

Pourquoi maintenant ?

Le résultat des élections législatives de juillet 2007 a représenté un coup terrible au soi-disant camp « laïc » dirigé par l’armée turque. Armé de sa victoire électorale écrasante, l’AKP a réussi à démoraliser et à faire taire ses opposants et à minimiser, dans les faits, le pouvoir des militaires à intervenir dans la vie politique du pays, du moins temporairement.

Il y a de cela quelques jours, Erdogan a assuré à ses députés que l’AKP augmentera une fois de plus ses voix lors des élections locales qui se tiendront l’année prochaine. Il s’agissait là d’un message direct à l’attention de l’armée et de ses sympathisants civils : « Nous vous avons humiliés lors des élections précédentes ; on fera la même chose encore cette fois. »

La victoire électorale de l’AKP a représenté un revers important pour la campagne menée par l’armée, et les généraux ont été contraints de faire profil bas pendant des mois. Il y a deux mois, lorsqu’on lui avait demandé son opinion sur les amendements à la constitution pour restreindre l’interdiction pesant sur les étudiantes de porter le voile islamique à l’université, le chef de l’état-major, Yasar Buyukanit avait dit, « Tout le monde connaît notre opinion là-dessus. Il n’est pas, nécessaire de le répéter une fois de plus. »

Certains ont interprété cet acquiescement comme le signe d’une réconciliation durable entre l’armée et l’AKP. Mais cette tentative de faire interdire l’AKP et de renverser un gouvernement démocratiquement élu par une décision de justice est la preuve du contraire.

Un autre coup, et plus direct encore, à l’encontre de l’armée est l’opération policière réussie contre ce que l’on appelle le gang Ergenekon, un Gladio, c'est-à-dire une organisation criminelle de type guérilla contra, composée de généraux à la retraite, de bureaucrates à des postes élevés, de membres de la mafia, de membres dirigeants du Parti des travailleurs kémaliste-maoïste et même de journalistes. Populairement appelé « l’Etat profond », il a pour objectif de renverser le gouvernement.

Les critiques qui accusent l’armée d’être de connivence avec le gang Ergenekon le font avec un tel franc-parler que Buyukanit a été contraint de dire, il y a de cela deux mois, « Il se peut qu’il y ait des gens de l’armée impliqués dans de mauvaises pratiques, néanmoins il ne faudrait pas essayer de représenter l’armée turque comme une organisation criminelle. »

L’opération contre le gang Ergenekon a aussi démontré que l’AKP contrôle aujourd’hui complètement l’appareil policier.

La récente incursion terrestre et les opérations aériennes en cours au-delà de la frontière contre des cibles du PKK au nord de l’Irak, ont aidé l’armée et ont en partie restauré son image. Cependant, les généraux les plus gradés ne sont pas en position de mener une attaque directe sur l’AKP comme ils l’avaient fait juste avant l’élection par le parlement de Gül à la présidence.

En Turquie, le président dispose de certains pouvoirs cruciaux. Par exemple, lorsque 22 recteurs d’université prendront leur retraite cette année, Gül va choisir des successeurs islamistes et va placer, dans les faits, les universités sous le contrôle du président du Conseil de l’enseignement supérieur, Yusuf Ziya Ozcan qu’il a lui-même sélectionné. Dans deux ans, trois membres kémalistes de la Cour constitutionnelle vont prendre leur retraite et leurs successeurs seront nommés par le président. La Cour est composée de 11 juges, dont actuellement 8 sont des kémalistes fiables.

Les procès engagés pour que soient interdits le DTP et l’AKP sont absolument antidémocratiques et réactionnaires. Après que l’armée avait affiché sur son site web en avril dernier une menace à peine déguisée de prise de pouvoir contre l’élection de Gül à la présidence, la Cour constitutionnelle avait arrêté le processus électoral et Gül n’avait été élu qu’après la victoire massive de l’AKP lors d’élections législatives anticipées. A présent, on assiste à une tentative de renversement du gouvernement démocratiquement élu et du président au moyen de la Cour constitutionnelle. Le World Socialist Web Site s’oppose très clairement à ces deux procès, sans pour autant apporter son soutien à l’un ou l’autre de ces partis bourgeois.

Une fois de plus la Turquie est en proie à une crise de régime. Les racines de la crise ne peuvent se trouver que dans le chiasme historique profond existant entre deux ailes de la bourgeoisie turque.

Le mouvement islamiste a rapidement réussi à reprendre des forces au début des années 1990, a gagné les municipalités de la plupart des grandes villes aux élections locales de 1994 et est venu au pouvoir par un gouvernement de coalition en 1996.

Ce mouvement avait toujours représenté une certaine faction de la bourgeoisie, principalement concentrée dans les villes de province, et qui était en position d’infériorité par rapport aux plus grands monopoles des centres industriels et financiers tels Istanbul, Ankara, Izmir, Kocaeli et Adana. Cette division politique est l’expression d’une division profonde dans les rangs de l’élite dirigeante, et qui s’accompagne d’une division socio-culturelle de la société en général entre ce qu’on appelle les camps « laïc » et « islamiste ».

Parallèlement à des changements abrupts au sein de la bourgeoisie turque en général, l’aile ayant des affinités islamistes a elle aussi beaucoup changé. L’aile industrielle de la bourgeoisie turque s’est muée en capitalisme financier par un processus qui a débuté dans les années 1960 et 1970 et qui a mûri dans les années 1980. Dans la situation crée par le libéralisme, la politique de marché et la mondialisation de la production, une partie du capital islamiste lui-même s’est développé et a pris le statut de capital financier. La démarche de Turgut Ozal consistant à légaliser les opérations bancaires islamiques en 1983 a joué un rôle important dans ce processus.

Du fait des divisions extrêmes et de la perte de crédibilité et de force des partis « laïcs » — les partis de « centre droit » jadis puissants n’ont aucune représentation parlementaire à l’heure actuelle — seule une force pourrait agir pour le compte de l’aile occidentale du capital financier. Et c’est l’armée. Et du fait des évolutions expliquées ci-dessus, l’armée fait usage du pouvoir judiciaire contre l’AKP en dernier recours.

La révocation par le Conseil constitutionnel d’un gouvernement démocratiquement élu représenterait une attaque massive sur les droits démocratiques et sociaux de la classe ouvrière. Si un régime intérimaire ou un autre régime soutenu par l’armée se matérialise, il va mettre en place des programmes d’austérité plus sévères et aura davantage recours à des mesures répressives pour supprimer les revendications des masses.

S’opposer à l’action du procureur de l’Etat et de la Cour constitutionnelle  ne signifie cependant pas placer sa confiance ou accorder un quelconque soutien à l’AKP et au gouvernement Erdogan. Ces derniers représentent une autre aile de la même classe dirigeante vénale qui, malgré des conflits et des différents sérieux, ne cesse de faire cause commune avec l’armée. Pour défendre les droits sociaux et démocratiques, la classe ouvrière turque a besoin de son propre parti indépendant, et de lutter pour une perspective socialiste internationaliste.

(Article original anglais paru le 2 avril 2008)


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