Selon les représentants de la police et des forces de
sécurité indiennes, ces attentats impliquant une vingtaine de terroristes
étaient bien préparés et coordonnés. Toutes les quinze minutes environ, une
nouvelle cible était frappée, créant un maximum de désordre et de confusion afin
de prendre par surprise les forces de sécurité. Dans un entretien télévisé
accordé hier, un officier vétéran des commandos de marine a déclaré que les
tireurs connaissaient les plans de l'hôtel Taj Mahal mieux que ses
propres hommes. Il a décrit le groupe comme « très déterminé » et
affirmé que des armes et des explosifs avaient été cachés dans les hôtels en
prévision des attentats.
Hier au soir, les forces de sécurité indiennes avaient
repris le contrôle de l'hôtel Oberoi-Trident, et évacué plus de 100 clients.
La police et les commandos ont découvert au moins 36 corps lorsqu’ils
sécurisaient les alentours de l'hôtel. Deux tireurs qui avaient réussi à tenir
l'armée en échec pendant deux jours ont été tués. Hier matin, les commandos
indiens ont fait irruption dans le centre de l’association juive ultra
orthodoxe Chabad-Likivitch, tuant deux terroristes. Cinq otages ont
été retrouvés mort, dont un rabbin américain et sa femme israélienne.
Le détail des événements reste fragmentaire. Hier soir, le
ministre d'État fédéral à l'Intérieur, Sriprakash Jaiswal, a prévenu que le
bilan final pourrait se monter à 200 victimes. Alors que les premiers
reportages mentionnaient que les tireurs visaient spécifiquement les citoyens
américains et britanniques, la liste des victimes comprend déjà deux Français,
trois Allemands, un Italien, un Japonais, deux Australiens, un Canadien et un Singapourien,
aux côtés de cinq Américains et deux Britanniques. Les victimes sont en majeure
partie des Indiens, dont la plupart ont été abattus à la gare Chhatrapati
Shivaji.
L'organisation, ou les organisations, responsables de ces
attentats ne sont toujours pas connues avec certitude. Un groupe inconnu
jusqu'ici, les Moudjahidins du Deccan, s'en est attribué la responsabilité
jeudi. Comme pour les précédents actes de terrorisme, le gouvernement indien a
immédiatement accusé le Pakistan. Le ministre des Affaires étrangères, Pranab
Mukherjee, a déclaré aux médias : « Les premières preuves, les
apparences, indiquent que des individus liés au Pakistan sont impliqués. »
Plusieurs journaux indiens ont publié ce qu'ils prétendent
être des extraits des interrogatoires de police de trois tireurs capturés.
Selon The Hindu, un pakistanais du nom d'Ajmal Amir Kamal a déclaré à la
police qu'il était membre d'une milice séparatiste du Cachemire, la Lashkar-e-Taiba.
Des officiels américains ont également prétendu que la Lashkar-e-Taiba,
ou une autre milice du Cachemire, la Jaish-e-Mohammed, pourraient être
impliqués. La Lashkar-e-Taiba a publié un démenti.
The Hindu affirme que Kamal a déclaré à ses
interrogateurs que lui-même et onze autres avaient quitté le port pakistanais
de Karachi sur un navire de commerce, puis détourné un bateau de pêche à
Gujarat pour déjouer la marine indienne et les garde-côtes lors de leur
approche de Bombay. La marine indienne a intercepté deux navires-cargos
pakistanais, en relâchant un après que la fouille n'a rien révélé de suspect à
bord. Les représentants des forces de sécurité à Bombay ont montré un petit
bateau pneumatique qui, selon eux, a été utilisé par l'un des groupes de
tireurs pour atteindre la plage.
Pour l'instant, aucune preuve n'a cependant été produite qui
puisse attribuer avec certitude la responsabilité des attentats à une
organisation déterminée. Le gouvernement pakistanais a vivement nié toute
implication dans ces attentats et a adjuré l'Inde de ne pas attiser les
tensions entre les deux pays. En signe de bonne foi, Islamabad a accédé à la requête
de New Delhi qui demandait que le lieutenant-général Ahmed Shujaa Pasha –
le chef des renseignements militaires interservices (ISI) pakistanais –
se rende en Inde pour participer à l'enquête.
Présent en Inde pour une visite prévue de longue date, le
ministre des Affaires étrangères Mehmood Qureshi a déclaré : « Nous ne
sommes pas responsables de ce qui s'est passé, il n'est pas non plus dans notre
intérêt d'être impliqué dans quelque chose de ce genre. » Il est peu
probable que le gouvernement pakistanais, qui doit faire face à une profonde
crise économique, et qui est empêtré dans une guerre de plus en plus difficile
contre les militants islamistes dans sa région frontalière avec l'Afghanistan,
soit directement impliqué dans ces attentats. Loin de s'opposer à New Delhi,
Islamabad a cherché à réduire les tensions avec l'Inde. Il a été révélé que le week-end
dernier, le président Asif Ali Zardari a annulé la doctrine nucléaire pakistanaise ;
auparavant leur doctrine n'excluait pas la possibilité d'une frappe préventive
contre l'Inde.
Il est cependant possible que des éléments dissidents de
l'ISI ou de l'armée pakistanaise aient instigué les attentats afin d'attiser les
tensions avec l'Inde et de déstabiliser le gouvernement pakistanais déjà
vacillant. Certaines sections de l'armée n’admettent pas que le
gouvernement apporte son soutien à l'occupation de l'Afghanistan par les
États-Unis et le fait qu'on leur demande, sous prétexte de « combattre le terrorisme »,
d'éradiquer les rebelles anti-américains dans la région frontalière avec l'Afghanistan. Si
cette hypothèse est confirmée, les événements horribles de Bombay seront une
démonstration de plus de l'effet profondément déstabilisateur et criminel du
militarisme américain dans la région.
Il est également possible qu'un groupe séparatiste du Cachemire
tel que Lashkar-e-Taiba, soit responsable de ces attentats. On peut
noter dans ce sens que l'un des tireurs du centre juif a appelé une chaîne de
télévision indienne hier pour proposer des négociations. Il a demandé : « Est-ce
que vous savez combien de gens ont été tués au Cachemire ? Est-ce que vous
savez comment votre armée a tué des musulmans ? Est-ce que vous savez
combien d'entre eux ont été tués au Cachemire cette année ? »
Même si les actions de l'armée indienne dans les régions du
Jammu et du Cachemire, sous son contrôle, ne peuvent en aucun cas justifier les
meurtres aveugles à Bombay, il faut reconnaître que des décennies de répression
dans cet État dont la population est majoritairement musulmane ont créé de
profondes sources de colère et de ressentiment qui fournissent des recrues
toutes prêtes aux diverses organisations séparatistes et islamistes du Cachemire.
Vendredi dernier, les autorités indiennes ont revu à la hausse le bilan des
victimes de près de vingt années d'insurrection à plus de 47 000 personnes. Les
forces de sécurité indiennes sont connues pour pratiquer des exécutions
extrajudiciaires, des détentions arbitraires et pour torturer les personnes
suspectées de militantisme au Cachemire.
La semaine dernière, les tensions ont explosé une fois de
plus dans la région, lorsque la police et les troupes paramilitaires ont affronté
des manifestants qui défilaient contre le deuxième tour des élections
législatives. Ces manifestations faisaient suite à plusieurs mois de conflits
politiques causés par une provocation du gouvernement indien qui a accordé des
terrains pour la construction d'un sanctuaire hindou au Cachemire.
Enfin, on ne peut exclure que les attentats de Bombay soient
l'œuvre de groupes islamistes implantés en Inde, lesquels ont été poussés
à bout par des décennies de discrimination à l’encontre de l'importante
minorité musulmane du pays. L'usage intensif du communautarisme par l'establishment
indien est illustré par la montée du parti suprématiste hindou Bharatiya
Janata Party (BJP) tout au long des deux dernières décennies. Les musulmans
indiens font partie des couches les plus pauvres et les plus opprimées de la
population et leurs communautés ont été la cible de pogroms menés par le BJP et
d'autres fanatiques hindouistes.
Quels que soient les responsables des événements de Bombay,
ce déchaînement de violence terroriste a été une aubaine pour l'extrême droite
indienne et internationale. La presse indienne, les hommes d'affaires et les
politiciens exigent déjà des mesures anti-démocratiques sévères au nom de la
lutte contre le terrorisme. Le dirigeant du BJP, L.K. Advani, a immédiatement saisi
l'opportunité pour détourner l'attention publique de révélations selon
lesquelles des extrémistes hindouistes de l'armée indienne avaient été
impliqués dans des attentats à la bombe. D'après lui, les services de sécurité
indiens, « préoccupés » par les terroristes hindouistes, ont négligé
les menaces venant des islamistes.
En même temps, il existe le risque que ces attentats
entraînent une escalade significative des tensions entre les deux puissances
nucléaires rivales en Asie du Sud – l'Inde et le Pakistan – chacune
entretenant le communautarisme pour conforter ses appuis dans la population.
Après un attentat commis par des séparatistes du Cachemire contre le Parlement
indien en décembre 2001, les deux pays avaient mobilisé leurs troupes et
étaient au bord d'une guerre ouverte, avant que la pression internationale ne
les force à faire marche arrière. Avec un régime instable au Pakistan et des
élections nationales prévues l'année prochaine en Inde, le potentiel pour une
escalade similaire, suite aux attentats de Bombay, est bien réel.
(Article original anglais paru le 29 novembre 2008)