L’ancien ministre des Affaires
étrangères et membre dirigeant du Parti des Verts, Joschka Fischer, s’est
servi de sa rubrique hebdomadaire dans le journal Die Zeit pour mettre
en avant avec véhémence le déploiement de troupes allemandes (Bundeswehr) dans
le sud de l’Afghanistan.
Le gouvernement allemand fournit actuellement
le troisième plus important contingent de troupes en Afghanistan, soit quelque
3.200 hommes, réunis au sein de la Force internationale d’assistance à la
sécurité (FIAS) à laquelle participent 37 nations sous la direction de
l’OTAN. Les soldats allemands ont principalement été engagés dans des
opérations de sécurité et de soutien à des projets civils dans le nord de
l’Afghanistan qui est relativement pacifique et où la Bundeswehr coordonne
également les forces régionales de la FIAS. Le mandat parlementaire actuel ne
permet à la Bundeswehr que d’intervenir dans le sud de
l’Afghanistan pour fournir à ses alliés une aide d’urgence dans des
cas exceptionnels.
En tant que ministre des Affaires étrangères
dans la coalition social-démocrate/Parti Verts (1998-2005), Fischer avait joué
un rôle décisif lors de la toute première intervention armée de
l’Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale contre l’ex-Yougoslavie
dans le cadre de l’OTAN. Aujourd’hui, Fischer va encore plus loin
en appelant à l’envoi d’unités de la Bundeswehr pour appuyer les
combats sanglants des troupes américaines contre les forces talibanes insurgées
dans le sud de l’Afghanistan.
Parfaitement consciente que les deux tiers de
la population allemande sont opposés à la mission militaire allemande en
Afghanistan, la grande coalition de Berlin (Parti social-démocrate, Union
chrétienne-démocrate, Union chrétienne-sociale) a jusque-là résisté aux appels
répétés émanant des gouvernements américain et canadien de déployer des troupes
dans le sud ravagé par la guerre.
Le dernier appel de Fischer dans Die Zeit
vise directement à influencer la coalition pour qu’elle change sa
position et se range ouvertement du côté des Etats-Unis dans sa « guerre
contre le terrorisme » dans le sud de l’Afghanistan. La position
adoptée par Fischer le place au tout premier rang à côté de deux anciens
généraux de la Bundeswehr, Klaus Naumann et Harold Kujat, qui ont également
récemment avancé l’argument selon lequel le gouvernement allemand
n’avait pas d’autre alternative que d’envoyer des troupes de
combat en Afghanistan. Ce faisant, l’appel de Fischer le positionne à la droite
de la grande majorité des groupes parlementaires SPD-CDU-CSU et du libéral
Parti libéral-démocrate qui tous lancent des avertissements contre les dangers
que représente un déploiement de troupes allemandes dans le sud.
La semaine passée, le secrétaire américain à
la Défense, Robert Gates, n’a pas mâché ses mots lorsqu’il
s’est exprimé pour critiquer les alliés européens des Etats-Unis, et leur
refus d’envoyer des troupes dans le sud. La lettre de Gates adressée directement
au ministre de la Défense allemand, Franz Josef Jung, pour réclamer 3.200
hommes supplémentaires a été interprétée comme un signe d’insatisfaction à
l’égard de l’Allemagne.
Lors d’une conférence de presse
hâtivement organisée vendredi dernier, le ministre allemand de la Défense a
rejeté l’exigence de Gates tout en justifiant la présence des troupes
allemandes en Afghanistan : « Nous devons continuer à nous concentrer
sur le nord de l’Afghanistan, » a-t-il. Le même jour, le refus de
Jung de satisfaire la requête de Gates fut appuyé par le ministre
social-démocrate et vice-chancelier, Frank-Walter Steinmeier (SPD).
Un porte-parole de la chancelière Angela Merkel
(CDU), Ulrich Wilhelm, a déclaré qu’il n’y avait présentement « pas
de projet » de changer l’actuel mandat pour le déploiement de la
Bundeswehr et que la chancelière rejetait la demande de Gates. Dans toutes ses
consultations, a poursuivi Wilhelm, la chancelière n’a cessé de répéter
clairement que la portée du présent mandat « n’était pas à débattre »
et que telle était et restait la « position ferme » du gouvernement.
Joschka Fischer a à présent répondu à ce refus
concerté de la requête américaine par le gouvernement allemand en lançant son
appel personnel à la chancelière Merkel.
Dans un contexte où les combats s’intensifient
et où le bilan des victimes parmi les troupes américaines et canadiennes croît dans
le sud, Fischer affirme dans Die Zeit que ce qui est en jeu en Afghanistan,
c’est « une victoire ou une défaite sur le terrain » et donc « l’avenir
même de l’OTAN ». Il a ajouté, « l’Allemagne risque
d’être considérée comme le principal responsable d’un éventuel
échec en Afghanistan dans un conflit qui couve depuis bien longtemps sous la
surface ».
Au cas où la mission des alliés échouerait en Afghanistan,
poursuit Fischer, les conséquences seraient pour la politique étrangère
allemande un dommage maximum, Maximalschaden. Fischer reconnaît que la
mission allemande en Afghanistan y est profondément impopulaire et que
l’intervention de troupes de combat dans le sud nécessiterait un nouveau
mandat parlementaire.
Fischer affirme qu’il revient à la chancelière
d’obtenir une telle majorité parlementaire. Des hésitations à ce sujet ne
peuvent plus être tolérées. La chancelière devant de par un engagement direct
et crédible surmonter l’opposition publique et dissiper les réticences de
ses collègues au parlement afin que les soldats allemands puissent participer
aux combats sanglants qui ont lieu dans le sud de l’Afghanistan.
Ceci n’est rien moins que la voix claire et nette du
militarisme allemand. Elle fait écho à la campagne concertée montée par
d’influents experts militaires et d’anciens généraux qui poussent
la direction politique centrale à surmonter l’hostilité publique envers
le rôle joué par l’armée allemande, à savoir celui de troupes de combat.
Les troupes allemandes doivent être endurcies et l’opinion publique
allemande doit être préparée à accepter le rapatriement de sacs mortuaires.
Le gouvernement allemand est confronté à une opposition massive
en Allemagne contre la présence de ses troupes en Afghanistan. Ces craintes ont
été résumées dans un article paru récemment dans le Financial Times Deutschland :
« D’autre part, le soutien populaire pour le rôle
de l’Allemagne en Afghanistan diminue de plus en plus. Selon des sondages
d’opinion près des deux tiers des citoyens rejettent l’idée de
troupes allemandes en Afghanistan. Un ancien membre influent du Parti
social-démocrate, Klaus Bölling, autrefois conseiller du chancelier Helmut
Schmidt, a récemment qualifié les combats en Afghanistan de carnage sans espoir
et a fortement encouragé le retrait. Plus il devient évident que la Bundeswehr ne
peut pas simplement faire fonction d’une sorte d’assistance
technique en uniforme kaki, et plus les critiques deviennent acerbes. »
En plus de la vaste opposition de l’opinion publique, la
réticence des dirigeants du gouvernement allemand de céder à la pression
américaine et canadienne reflète les tensions grandissantes qui règnent parmi les
membres européens de l’OTAN et des Etats-Unis au sujet de la conduite de
la guerre en Afghanistan tout comme du vaste mécontentement face à la politique
américaine pratiquée de par le Moyen-Orient.
Dans le même temps, l’opposition du gouvernement
allemand à l’envoi de troupes allemandes dans le sud de
l’Afghanistan ne signifie nullement qu’il hésiterait à recourir à
la force militaire dans le cadre de sa propre politique impérialiste. La grande
coalition étend ses opérations en Afghanistan, mais n’est pas prête à
suivre aveuglément les dictats de ses alliés dans le haut commandement aux Etats-Unis
et à l’OTAN.
Tout en montrant clairement qu’il rejetait la dernière
requête de Gates qui aurait pratiquement placé les troupes allemandes dans le
sud sous commandement américain, le ministre de la Défense a indiqué que
l’Allemagne donnerait suite à un appel de l’OTAN pour le
renforcement de la force de réaction rapide (QFR) en Afghanistan. Cette
démarche signifie que l’Allemagne mettra à disposition un contingent de
250 hommes pour la force de réaction rapide qui sera stationnée à Mazar-e-Sharif
en remplacement du groupe norvégien qui sera retiré cet été.
Jusque-là, le gouvernement allemand a toujours souligné que la
Bundeswehr n’était engagée que dans la formation militaire et la reconstruction
civile, mais il est d’ores et déjà clair que le simple fait de prendre
des responsabilités dans la QRF représente pour l’intervention allemande une
nouvelle dimension. Le mandat pour la QRF comprend par exemple l’assistance
d’urgence aux troupes dans le nord pour la chasse aux
« terroristes » et l’intervention en cas d’enlèvement
dans le pays.
Malgré les affirmations contraires émises par les porte-parole
du gouvernement et du ministre de la Défense Jung, il est clair que
l’envoi dans le nord de troupes d’élite hautement formées et rejoignant
la force de réaction rapide équivaut à envoyer des hommes au combat, violant de
ce fait les restrictions imposées par les mandats parlementaires.
Néanmoins, pour l’ancien ministre des Affaires
étrangères Fischer, les avances prudentes entreprises par la grande coalition pour
étendre la présence militaire en Afghanistan sont loin d’être
suffisantes. Dans son article paru dans Die Zeit Fischer critique
« la réticence européenne » à s’engager en Afghanistan et met
en garde devant le danger d’une division entre les principales puissances
européennes en matière de politique de sécurité.
Selon Fischer, les trois principales puissances européennes,
l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, doivent agir de concert afin
d’assurer le développement des forces militaires propres à l’Europe.
Depuis un certain temps déjà Fischer insiste sur la nécessité de coordonner la
politique européenne militaire et de sécurité, avec l’Allemagne jouant le
rôle directeur, à la fois en complément et comme éventuelle alternative future
à la puissance militaire américaine.
Les appels répétés lancé par Fischer pour une politique
étrangère européenne coordonnée et le développement d’une puissante force
militaire européenne proviennent de ses expériences en tant que ministre des
Affaires étrangères allemand.
Non seulement Fischer avait orchestré l’intervention de
l’Allemagne en Yougoslavie en 1998, mais il a également joué un rôle primordial
dans l’envoi de troupes allemandes en Afghanistan. En 2001, il avait
présidé la conférence de Petersbourg qui avait placé Hamid Karzaï à la tête du
gouvernement intérimaire comme un laquais complètement lié aux Etats-Unis.
La mutation de Fischer, de politicien pacifiste et membre de
longue date des Verts en un porte-voix du militarisme allemand et de sections
les plus agressives de la bourgeoisie allemande, est symptomatique pour
l’évolution politique de toute une couche d’anciens radicaux petits-bourgeois
et d’anciens activistes Verts.
En 1999, Fischer avait justifié l’intervention allemande
en Yougoslavie par la nécessité d’éviter un nouvel Holocauste.
L’intervention allemande en Afghanistan et au Congo fut alors justifiée
par la vulgarisation de « la paix et de la démocratie ». A présent,
Fischer parle ouvertement au nom des intérêts stratégiques de l’élite
dirigeante allemande et est tout à fait disposé à mettre en danger la vie de
jeunes Allemands dans de nouvelles aventures militaires impérialistes.
C’est parce qu’il est conscient de l’ampleur
de la résistance à l’encontre d’une telle démarche que Fischer en
appelle expressément à la chancelière conservatrice allemande pour
qu’elle fasse preuve de « volontarisme dans sa direction » et
s’oppose non seulement au consensus populaire, mais aussi à tous ceux qui
défendent l’actuel mandat parlementaire pour les opérations de la
Bundeswehr. Les derniers commentaires faits par Fischer sur la guerre en
Afghanistan ont des relents de mépris à l’égard du processus démocratique
et de la volonté populaire. Il parle à présent au nom d’une couche de
radicaux petits-bourgeois qui sont prêts à soutenir un « Etat fort » dans
le but de sauvegarder les intérêts impérialistes de l’Allemagne.