L’ancien ministre allemand des Affaires
étrangères, Joschka Fischer, a sous-titré la rubrique régulière qu’il
tient dans le journal Die Zeit en français : « Vive
l’avant-garde ! » Ce que Fischer entend par avant-garde se
traduirait en allemand par élite ou Führung. Dans le cas de
l’Allemagne, ce terme est impopulaire et ce six décennies après la chute
du Troisième Reich.
Ce que Fischer propose n’est rien moins
que la création d’une élite européenne qui, dans l’intérêt de
développer l’Europe en une grande puissance influente, est prête à passer
outre le référendum populaire et la volonté des nations plus petites.
C’est ce qui constitue la réponse de Fischer au récent rejet du traité de
Lisbonne de l’Union européenne par les électeurs irlandais.
Il s’agit du deuxième article de Fischer
à ce sujet. Immédiatement après le vote irlandais, il avait publié un
commentaire sous le titre « La misère de l’Europe » en écrivant :
« Suite au "non" irlandais à la réforme de l’UE et au
rejet de la constitution en France et aux Pays-Bas, il n’y a plus pour
longtemps aucune chance pour une Europe unie et forte. » Son analyse a
culminé dans un soupir de désespoir : « Pauvre Europe ! »
A présent, deux semaines plus tard, la
frustration de Fischer au sujet de l’opposition affichée par les
électeurs irlandais se mêle à sa détermination que le « pouvoir et la
compétence de décision » de l’Europe ne devraient pas être sacrifiés
au profit de la volonté démocratique du peuple.
L’Europe a décidé d’aller à
« une allure d’escargot » tandis que le monde est en train de changer
à la vitesse d’une « formule 1 », écrit Fischer en mettant en
garde que la conséquence pour l’Europe serait une « perte de pouvoir
et de compétence de décision quant à son propre destin. » Ce processus
« d’auto affaiblissement de l’Europe, » dit-il, non
seulement aura des conséquences dévastatrices pour le continent, mais
signifierait également « un affaiblissement crucial pour l’Occident
dans un monde où le centre de gravité politico-économique se déplace de plus en
plus de l’ouest vers l’Asie. »
Il y a cent ans, des sentiments similaires avaient
été exprimés dans la propagande impérialiste. A cette époque, la montée de
l’Asie, le « péril jaune », était aussi considéré être une
menace à la suprématie économique et politique de l’Ouest. Et, comme
c’est le cas de nos jours, les bruits de sabre allaient invariablement
main dans la main avec la suppression des droits démocratiques dans le pays.
Fischer accuse les gouvernements européens de
lâcheté parce qu’ils acquiescent les résultats du référendum. Il déclare
que la principale raison du « présent rejet du projet européen » est
un vaste « opportunisme », un manque de détermination, et même de la
lâcheté de la part de nombreux gouvernements nationaux d’Etats membres de
L’UE. »
Il critique tout particulièrement le
chancelier autrichien, Alfred Gusenbauer, du Parti social-démocrate (SPÖ). Gusenbauer
a annoncé dernièrement qu’il soumettrait à l’avenir toutes les
décisions européennes importantes à un référendum populaire. Fischer fustige de
telles positions pour être « de l’opportunisme européen
aventurier » en accusant Gusenbauer « de s’être jeté aux pieds
d’un journal à sensation eurosceptique » dans le seul but
d’assurer la vie intérieure de son parti.
Fischer conclut en disant : « Désormais,
s’il en va du SPÖ, tous les changements importants du traité de
l’Union européenne seront soumis à un vote populaire en Autriche et ce
qui signifierait presque à coup sûr leur rejet ! Pauvre Autriche, pauvre
Europe, être dirigée par de tels opportunistes. »
Il n’est pas possible d’exprimer
plus clairement le mépris qu’il éprouve pour les sentiments et les droits
démocratiques de la grande masse des peuples en Europe. Fischer sait que le
vote « non » émis en Irlande se répéterait dans les autres pays et en
appelle à l’élite européenne d’appliquer leurs projets
pan-européens en dépit de l’opposition de la population. Il appelle à
« faire preuve de véritable leadership de la part des décideurs. »
Fischer est un membre influent des Verts, une
organisation qui aime faire imprimer ses slogans électoraux sur leurs t-shirts.
Conformément aux propositions de Fischer, ils devraient, en préparation de la
campagne électorale européenne ayant lieu au Printemps 2009, faire imprimer le
slogan suivant sur leurs t-shirts : « Nous rejetons catégoriquement
les référendums populaires qui ne sont rien d’autre que des adaptations
opportunistes à l’opinion majoritaire ! »
Il y a 25 ans, lors de leur fondation, les
Verts allemands se qualifiaient de « correcteur démocratique ». Ils
accédèrent au parlement sur fond de promesses de démocratie de base. En ralliant
en 1998 la coalition fédérale avec le parti social-démocrate, le parti des
Verts se débarrassa de ces derniers prétendus principes. Toutefois, le fait que
sa figure emblématique plaide à présent aussi passionnément contre les
référendums populaires sur l’UE marque une nouvelle étape dans le
tournant droitier de cette organisation.
Les
dictats de l’avant-garde
Fischer non seulement accuse les gouvernements
européens de lâcheté à l’égard de l’électorat, il en appelle aussi
aux grandes puissances européennes de dicter leurs termes aux Etats plus
petits.
Il y a plus d’un an, l’ancien
ministre des Affaires étrangères avait déjà appelé à « davantage de
leadership et de puissance créatrice de la part de l’Europe. » Dans
un discours prononcé lors d’une conférence des Verts européens à
l’université Humboldt à Berlin, il avait dit qu’il était
« choquant » que « la perte grandissante de l’importance
de l’Europe dans le monde » passe inaperçue des capitales
européennes.
Fischer poursuivit en posant la
question : « Sommes-nous, nous Européens, prêts à régler les
problèmes provenant de la faiblesse que les Etats-Unis se sont créés eux-mêmes
de par leur politique unilatéraliste et qui a conduit au désastre de la guerre
en Irak ? » Sa réponse fut un « non » catégorique.
A présent, il appelle à l’établissement
d’une « avant-garde européenne » pour donner une réponse
positive à sa question. « Il n’y a pas moyen d’éviter le
retour d’une avant-garde européenne, » écrit-il dans Die Zeit.
Le compromis entre les proeuropéens et les eurosceptiques doit être révoqué afin
de permettre aux proeuropéens de recouvrer leur « force visionnaire et à
la fois pragmatique ». Ceci s’applique « indépendamment du fait
que le traité de Lisbonne soit ou non sauvé par un nouveau vote en
Irlande. »
Fischer exige la « formation d’un
groupe d’Etats au sein de l’Union européenne qui progresse et qui
puisse progresser. Qui veut et peut participer devrait pouvoir le faire et qui
ne le veut pas ne devrait pas pouvoir bloquer les autres. »
La remarque de Fischer montre clairement que
ce groupe d’Etats d’« avant-garde » dictera la politique
au sein de l’Europe en obligeant les plus rétifs à accepter ses termes.
« Les proeuropéens sont appelés à se lever et à aller une fois de plus de
l’avant, » écrit-il. Suite à la montée d’une résistance
considérable en Europe à la politique arrogante et égoïste appliquée par les
institutions bureaucratiques de Bruxelles qui ont accéléré la destruction des
niveaux de vie, légitimé la main d’œuvre bon marché et intensifié
les attaques contre les travailleurs immigrés, Fischer propose de les remplacer
par l’arrogance et l’égoïsme des gouvernements européens les plus
grands, à commencer par l’Allemagne.
Même si les récentes propositions de Fischer
ont été faites suite au rejet du traité de Lisbonne par les électeurs
irlandais, les raisons plus profondes qui sous-tendent sa position sont liées à
une intensification de la crise économique internationale et à l’accroissement
des tensions politiques mondiales. Fischer parle au nom des sections de la
classe capitaliste allemande et européenne qui cherchent à surmonter le dilemme
européen et à faire valoir leurs intérêts sur la scène mondiale d’une
main de fer et par des structures plus autoritaires.
La crise économique américaine a renforcé la
crise à Londres, à Paris et à Berlin. La force de l’euro est incapable de
compenser la faiblesse du dollar. La guerre en Irak et les préparatifs pour une
frappe militaire contre l’Iran sont une menace à
l’approvisionnement en énergie et à la stabilité en Europe. Sur la base
des prix élevés du pétrole et du gaz, la Russie poursuit ses propres intérêts
en Europe de l’Est tout en établissant une coopération plus étroite avec
la Chine. Alors que dans ces conditions une politique étrangère commune devient
de plus en plus urgente, les conflits et les tensions ne cessent de
s’accroître entre les principales puissances européennes.
Mais c’est avant tout la résistance de
la population laborieuse qui s’accroît en Europe. Bien que dans le passé
l’unification de l’Europe avait été de façon prédominante définie
par les intérêts patronaux et économiques, elle était aussi caractérisée par
une politique visant à éradiquer les conflits et à apaiser les tensions. Durant
un certain temps, les fonds agricoles communautaires et les aides régionales
communautaires ont pu servir à aplanir les inégalités sociales les plus
prononcées.
Compte tenu des tensions transatlantiques
croissantes et de la lutte mondiale pour l’approvisionnement en pétrole,
en matières premières, en parts de marché et en main-d’œuvre bon
marché, le rôle des institutions européennes a changé considérablement. De plus
en plus, la Commission communautaire de Bruxelles est devenue synonyme de
dérégulation, de libéralisation et de destruction des droits des travailleurs.
Au lieu de compenser les différences sociales
et régionales, l’UE les renforce. Le mammouth bureaucratique sis à
Bruxelles et qui emploie quelque 40 000 salariés tout en étant dépourvu de
tout contrôle démocratique est soumis par contre à des milliers de groupes de
pression qui veillent à ce que l’UE fonctionne comme un simple instrument
étant à la disposition des grandes puissances européennes et des sections les
plus influentes du patronat et de la finance.
C’est aussi la raison de
l’hostilité de la population à l’encontre de l’UE. Fischer
réagit au rejet massif de la bureaucratie de Bruxelles en réclamant une
avant-garde qui puisse imposer l’unité de l’Europe de haut en bas.
Des
parallèles historiques
L’assaut
de Fischer contre la prise de décision démocratique rappelle des analogies. A
la fin du 19e siècle, la petite bourgeoisie allemande avait acclamé
l’unification de l’Allemagne imposée par le haut par un Etat fort, à
l’époque sous les bottes du militarisme prussien et la politique
militaire de Bismarck.
Vers le milieu de ce même siècle, les
démocrates allemands de la classe moyenne s’étaient réunis en une
assemblée nationale à Francfort pour former le premier parlement allemand. Leur
lâcheté politique et leur incompétence furent à l’époque ridiculisées par
Friedrich Engels en ces mots inoubliables : « Cette assemblée de
vieilles femmes a, dès le premier jour de son existence, plus redouté le moindre
mouvement populaire que tous les complots réactionnaires de tous les
gouvernements allemands réunis. » La même caractérisation s’applique
aujourd’hui exactement à Fischer et aux Verts.
Vingt ans après la répression sanglante de la
révolution, quand Bismarck et l’empereur allemand créèrent l’empire
allemand au moyen de la guerre et du pillage, les démocrates petits bourgeois
allemands ne tarirent pas d’éloges. Dès son vivant, un culte de la
personnalité s’était formé autour de Bismarck et qui survécut à l’ère
wilhelmienne. Encore de nos jours, l’on trouve dans les villes et les
cités de par l’Allemagne de nombreux monuments dédiés au
« chancelier de fer ». Le seul parti à avoir véritablement lutté pour
les droits démocratiques fut celui de la social-démocratie marxiste. Mais
c’était bien avant la trahison historique du SPD en 1914.
L’évidence avec laquelle Fischer se
prononce contre les référendums et les droits démocratiques souligne le manque
de traditions démocratiques au sein de la classe moyenne allemande. C’est
pourquoi il est d’autant plus nécessaire de s’opposer
aujourd’hui à ce philistin Vert et à son verbiage réactionnaire.