En dépit des objections acharnées du gouvernement canadien,
la Cour suprême du pays a jugé à l’unanimité qu’Ottawa devait rendre à l’équipe
défendant Omar Khadr, un citoyen canadien détenu à Guantanamo Bay, certains
documents de la Couronne relatifs à l’affaire.
Le plus haut tribunal du Canada a affirmé qu’il avait
maintenu la décision de la Cour d’appel fédérale de mai 2007 en raison du
caractère illégal de l’infâme centre de détention américain. Selon cette
décision, basée sur l’Article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés,
la défense de Khadr avait droit aux documents de la Couronne relatifs à
l’affaire. (L’Article 7 stipule que le droit « à la vie, à la liberté et à
la sécurité de la personne » ne peut être restreint « qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale ».)
Bien que la Cour suprême ait rejeté l’assertion du
gouvernement canadien que la Charte ne s’appliquait pas à Khadr, car étant
détenu dans un pays étranger, son jugement rendu le 23 mai fut extrêmement
limité.
Le tribunal a tout fait pour ne pas critiquer le
gouvernement et le système de justice des Etats-Unis. Il n’a permis à la
défense que l’accès à certains documents de la Couronne, lui interdisant
spécifiquement une copie d’un document qui contredirait une accusation
américaine clé portée contre lui, et a dicté que la communication de tout
matériel « demeure conditionnée par la prise en
compte de la sécurité nationale et d’autres considérations conformément ... à la Loi sur la preuve au Canada. »
Par égard pour la sécurité nationale, l’audience s’est
déroulée à huis clos, sans la présence des médias.
Khadr est détenu illégalement et indéfiniment par le
gouvernement américain à Guantanamo Bay depuis son arrestation, à l’âge de
quinze ans, à l’été 2002. En 2007, il fut accusé d’une longue liste de crimes,
dont le meurtre, sous le système clairement illégal de commission militaire de
l’administration Bush.
Le caractère de toute évidence illégal de son
incarcération, en violation du droit international sur les enfants soldats et
les Conventions de Genève, a été souligné par plusieurs témoignages décrivant
les traitements violents et dégradants subis aux mains de ses interrogateurs.
La tentative de priver Khadr d’accès aux documents de la
Couronne qui pourraient l’aider dans sa défense n’est que le dernier exemple de
la complicité du gouvernement canadien dans la détention et la torture de
Khadr. Ni le précédent gouvernement fédéral libéral, ni l’actuel gouvernement
minoritaire conservateur n’ont jamais protesté contre la détention de Khadr ou
exigé qu’il soit rapatrié au Canada, et ont encore moins fait pression sur le
gouvernement américain pour qu’il agisse en ce sens. Khadr est le dernier
citoyen d’un pays occidental à être toujours incarcéré à Guantanamo Bay.
Le récent conflit judiciaire découle du fait que des
représentants du gouvernement canadien ont assisté les autorités américaines
dans leur enquête sur Khadr, entre autres en l’interrogeant à Guantanamo Bay et
en refilant les transcriptions de ces interrogatoires à l’armée américaine.
En s’opposant à la demande de Khadr d’accéder au matériel
concernant le rôle du Canada dans sa détention, le gouvernement a soutenu que
les agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui avaient
participé à son interrogatoire étaient soumis au droit américain, car les
interrogatoires avaient pris place sur le territoire des Etats-Unis (Guantanamo
Bay à Cuba).
Cependant, dans son verdict de 9 contre 0, la Cour suprême
décida que « les principes de la loi internationale et du conseil des
nations, qui requièrent normalement que les responsables canadiens qui opèrent
à l’étranger se plient à la loi locale et qui autrement empêchent l’application
de la Charte à des responsables canadiens agissant à l’étranger,
n’englobent pas la participation à des processus qui violent les obligations
contraignantes du Canada en matière de droits de l’Homme. »
« Le processus en place à Guantanamo Bay au moment où les
responsables canadiens interviewaient [Khadr] et remettaient les résultats de
l’entrevue à des responsables américains a été jugé par la Cour suprême
américaine, avec le bénéfice d’un dossier portant sur tous les faits, comme
étant en violation de la loi intérieure et des obligations internationales américaines
envers les droits de l’Homme auxquelles le Canada souscrit. Les inquiétudes du
comité qui justifieraient normalement le respect de la loi étrangère ne
s’applique pas dans ce cas. Conséquemment, la Charte s’applique. »
La Cour suprême du Canada s’est entièrement basée sur les
verdicts de la plus haute instance juridique américaine, évitant
scrupuleusement tout jugement indépendant sur la légalité du processus de
Guantanamo Bay afin de ne pas froisser le gouvernement américain.
Son jugement s’applique à l’interrogatoire de Khadr par les
agents du SCRS, mais pas à tous les autres documents en possession du gouvernement
canadien et reliés à son dossier. L’équipe de soutien à Khadr était
particulièrement intéressée à obtenir l’accès à un document qui pourrait
sérieusement remettre en question, voire réfuter, la position américaine que
Khadr a tué un membre de l’armée américaine durant un combat armé dans la
province de Khost en Afghanistan. L’armée américaine a bloqué l’accès au
document et prétend maintenant l’avoir perdu. Ottawa en détient un exemplaire,
mais a refusé d’octroyer à Kkadr l’accès à ce document et peut maintenant continuer
de le faire avec l’appui de la Cour suprême.
Selon l’avocat de Khadr désigné par l’armée américaine, le
Lieutenant-commandant Bill Kuebler, « l’aspect le plus important de [cela]
est que la Cour suprême a dit que Guantanamo Bay est illégal et le gouvernement
canadien continue à ne pas intervenir en faveur de Khadr. »
Le supplice de Khadr
Les soldats américains ont capturé Khadr
durant une attaque du 27 juillet 2002 sur une enceinte gardée par des insurgés
afghans. Après de nombreuses attaques aériennes, l’infanterie américaine a
approché du building sous un tir nourri. Pendant l’approche, le sergent Speer
fut tué par une grenade lancée par-dessus le mur. Lorsque les soldats sont
entrés dans le bâtiment, ils ont tué un insurgé armé et ont tiré sur Khadr, qui
était accroupi contre un mur et adossé à la porte, deux fois dans le dos. Il
fut ensuite transporté à l’infâme base des forces aériennes de Bagram et, après
trois mois, fut transporté par avion à Guantanamo Bay.
Dans une déclaration écrite sous serment
devant un tribunal militaire américain, Khadr a détaillé le traitement qu’il a
reçu des mains de ses interrogateurs aux deux prisons, qui inclut des périodes
prolongées en positions contraignantes forcées y compris l’enchaînement au sol,
des sévices physiques alors qu’il récupérait de ses blessures, et la menace de
viol.
Après quatre ans et demi d’emprisonnement
comme « ennemi combattant » à Guantanamo Bay, la commission militaire
américaine a accusé Khadr du meurtre de Speer, de tentative de meurtre, de
conspiration, d’espionnage et d’avoir fourni un soutien matériel au terrorisme.
Même si Khadr n’avait que quinze ans lorsqu’il fut arrêté, les
autorités américaines ont déclaré, sans qu’il n’y ait de protestation du
gouvernement canadien, qu’il ne serait pas traité comme enfant soldat et qu’il
pourrait être poursuivi comme un criminel de guerre.
Aujourd’hui âgé de 21 ans, Khadr a passé
plus du quart de sa vie dans les prisons américaines. Sa défense devant le
tribunal militaire a été constamment entravée par les gouvernements canadien et
américain.
Le mois dernier, des responsables de
Guantanamo Bay ont confisqué des centaines de pages en possession de Khadr. Son
avocat a dit que lorsque Khadr a demandé les documents, « … on lui a amené
une boîte vide ». Le juge du tribunal militaire a menacé la semaine
dernière de suspendre le procès si le gouvernement américain ne transmettait
pas un compte rendu des interrogatoires de Khadr à ses avocats de la défense. Le
jeudi 29 mai, l’armée américaine a ordonné que ce juge soit remplacé.
Khadr a fait la démonstration de la
complicité du Canada dans le supplice lors de son témoignage sous serment.
Au printemps de 2003, des agents du SCRS se
sont rendus à Guantanamo pour y interroger Khadr. « Les visiteurs, a dit
Khadr, se sont présentés comme étant canadiens. Ils ont déclaré qu’ils
connaissaient ma mère et ma grand-mère à Scarborough au Canada. Nous nous
sommes rencontrés dans une salle de conférence spéciale plutôt qu’à la salle
habituelle pour les interrogatoires. Celle-là est plus confortable. Notre
rencontre a duré environ deux ou trois heures. Plutôt que de me demander
comment j’allais, les visiteurs avaient beaucoup de questions pour moi.
« J’avais grand espoir qu’ils
m’aideraient. Je leur ai montré mes blessures et leur ai dit que ce que j’avais
précédemment dit aux Américains n’était pas exact et que c’était faux. J’ai dit
avoir dit aux Américains ce qu’ils voulaient entendre parce qu’ils me
tortureraient sinon. Les Canadiens m’ont traité de menteur et j’ai commencé à
pleurer. Ils ont crié et m’ont dit qu’ils ne feraient rien pour moi. J’ai
essayé de coopérer pour qu’ils me ramènent au Canada. Je leur ai dit que
j’avais peur et que j’avais été torturé. »
Plusieurs mois plus tard, deux autres
agents du SCRS ont interrogé Khadr. Après un court laps de temps, les deux
agents « … ont commencé à crier et m’ont accusé de ne pas dire la vérité.
Un des Canadiens a déclaré "Les Etats-Unis et le Canada sont comme un
éléphant et une fourmi dormant dans le même lit" et qu’il n’y avait rien
que le gouvernement canadien puisse faire face à la puissance
américaine. »
Les avocats du ministère canadien de la
Justice ont refusé de confirmer ou d’infirmer avec qui les informations
provenant des interrogatoires par le SCRS avaient été partagées ou s’il y avait
des restrictions à leur utilisation. Toutefois, l’ancien directeur du SCRS,
Jack Hooper, a témoigné que l’agence a transmis des transcriptions des
interrogatoires au gouvernement américain et qu’on n’avait pas demandé au
gouvernement américain de ne pas les utiliser dans leur poursuite de Khadr
devant un tribunal militaire.
La Cour suprême a dit que ce geste, la
transmission sans conditions de documents du SCRS aux autorités américaines,
violait les obligations du Canada en vertu de la loi internationale et faisait
en sorte que les droits prévus dans la Charte des droits et libertés du Canada s’appliquaient
désormais à Khadr.
Alors que les gouvernements de la
Grande-Bretagne et de l’Australie, des alliés des Américains, ont demandé et
obtenu avec réticence l’extradition de leurs citoyens détenus à Guantanamo, le
gouvernement canadien, tant sous les libéraux que sous les conservateurs, ont
refusé de prendre cette voie. Ils ont en outre collaboré, et continuent de
collaborer, à la poursuite engagée contre Khadr dans le cadre clairement
illégal des commissions militaires.