La visite en Irak, les 2 et 3 mars, du président iranien
Mahmoud Ahmadinejad souligne l’impact majeur de l’invasion américaine sur les
relations politiques à travers la région. L’occupation américaine du pays a
déclenché des processus que l’élite dirigeante américaine n’avait pas prévus et
qu’elle ne souhaite pas.
Ahmadinejad est la première tête dirigeante de la
République islamique d’Iran à visiter l’Irak depuis le renversement du régime
pro-américain du shah Mohammad Reza Pahlavi en 1979. Moins d’un an après la
révolution iranienne, le dictateur irakien Saddam Hussein, avec le soutien
tacite des Etats-Unis et de leurs alliés régionaux, envahit l’Iran et entreprit
une guerre meurtrière qui dura jusqu’en 1988 et fit plus d’un million de morts.
Les relations entre ces deux pays furent par la suite essentiellement hostiles
et dominées par la méfiance.
Contrastant fortement avec les années d’hostilité, la
direction du gouvernement fantoche des Etats-Unis en Irak embrassa Ahmadinejad,
lui donna l’accolade et fêta son arrivée. Le président irakien, le leader kurde
Jalal Talabani, proposa publiquement qu’Ahmadinejad l’appelle « oncle
Jalal », pour symboliser la proximité de la relation entre l’Irak et l’Iran.
Contrairement aux dignitaires américains, qui visitent le
pays en secret et qui ne peuvent quitter les enceintes hautement fortifiées,
les représentants irakiens ne virent aucun problème à ce qu’Ahmadinejad
emprunte la principale route quittant l’aéroport — qui avait été surnommée
« l’autoroute de la mort » par des soldats américains — et fasse une
visite de nuit au mausolée de deux des 12 imams chiites. On assigna une
division complète de 30 000 soldats de l’armée irakienne à sa protection.
Un millier des miliciens kurdes peshmergas firent aussi office de gardes du
corps.
Le premier ministre irakien Nouri al-Maliki, soutenant
Ahmadinejad en se tenant à ses côtés, déclara sans détour : « Le
peuple irakien n’aime pas les Etats-Unis. » Le chef iranien fit ensuite
une critique acerbe de l’occupation américaine. « La présence d’étrangers
dans la région a porté préjudice aux nations de la région », a-t-il
déclaré. « Ce n’est rien de moins qu’une humiliation... Le peuple de cette
région n’a bénéficié en rien de l’occupation et n’a subi que dégâts, sabotage,
destruction, insultes et déchéance... Nous croyons que les forces qui sont
venues de l’étranger après avoir parcouru des milliers de kilomètres doivent
quitter la région... »
Le président iranien a signé un programme en sept points pour
développer les liens économiques entre l’Iran et l’Irak et s’est engagé à
verser un milliard de dollars pour aider à la reconstruction des
infrastructures irakiennes. L’Iran est déjà la plus grande source d’importations
pour l’Irak, les échanges commerciaux entre les deux pays atteignant plus de 8
milliards de dollars par année. Parmi les nouvelles propositions, l’Iran
prévoit fournir de l’électricité dont une partie serait générée par la centrale
nucléaire, presque complétée, que les Etats-Unis accusent être une façade pour
un programme d’armes nucléaires.
Dans les jours qui suivirent l’invasion américaine le 20
mars 2003, la dernière chose que Washington aurait pu prédire est que cinq ans
plus tard un président iranien fondamentaliste et opposant de la politique des
Etats-Unis serait accueilli à Bagdad, qu’on lui permettrait de condamner la
présence américaine et élaborerait un programme afin de lier économiquement
l’Irak et Téhéran.
Pour la cabale militariste à Washington, le futur allait
être tout autre. Le régime iranien était le deuxième sur la liste de
« l’axe du mal » de Bush. Il y a tout lieu de croire qu’alors que les
tanks américains avançaient dans Bagdad, la Maison-Blanche anticipait que, au
plus tard en 2008, l’Iran aurait aussi été ramené à l’état de pays satellite
des Etats-Unis.
Au lieu de cela, l’impérialisme américain a essuyé revers après
revers dans sa tentative d’établir sa domination sur les ressources
énergétiques du Moyen-Orient et de l’Asie centrale et c’est en Irak où il a le
plus échoué. La base arabo-sunnite du régime baasiste de Saddam Hussein a lancé
une violente guérilla dans les jours qui ont suivi la chute de Bagdad. En avril
2004, l’occupation américaine a fait face à des soulèvements encore plus
menaçants parmi la classe ouvrière chiite et les classes pauvres des villes.
Pour empêcher que l’insurrection se poursuive, Washington dépendait du clergé
chiite mené par l’Ayatollah Ali al-Sistani, né en Iran, et des partis
fondamentalistes chiites possédant des liens religieux et politiques avec
l’Iran, particulièrement avec ce qui est maintenant appelé le Conseil suprême
islamique irakien.
La contrepartie fut l’acceptation par les Etats-Unis que le
gouvernement fantoche serait dominé par l’élite chiite de l’Irak, plutôt que
par différents laquais cultivés par la CIA à l’intérieur de la communauté
irakienne exilée pendant les années 1990, tels Iyad Allaoui et Ahmad Chalabi.
La montée des chiites a mené à l’explosion d’une brutale guerre civile sectaire
en 2006 entre les factions rivales sunnites et chiites, dans laquelle des
centaines de milliers d’Irakiens ont été tués ou déplacés et pendant laquelle
la haine vis-à-vis l’occupation augmenta de façon drastique.
Même après la mort de plus d’un million de personnes et la
destruction complète de l’infrastructure sociale du pays, une insurrection
contre la présence américaine se poursuit toujours autant dans les zones
chiites que sunnites. L’année dernière, l’armée américaine s’est vu contrainte
à faire une « escalade » de sa force d’occupation à plus de
160 000 troupes, ce qui représente la moitié des unités de combat
disponibles de l’armée américaine et du corps des Marines. La crise à laquelle
fait face le Pentagone est exprimée le plus clairement dans le fait qu’elle
doit embaucher plus de 100 000 mercenaires sous-traitants pour appuyer ses
propres forces.
Pendant que les dépenses américaines dans l’« Opération
liberté pour l’Irak » drainent le trésor américain de plus de 5 milliards
par mois, peu de progrès ont été faits dans le but d’ouvrir aux grandes
entreprises américaines l’exploitation des grandes réserves pétrolières et
gazières. De plus, l’instabilité que la guerre a engendrée est un facteur dans
la flambée des prix du pétrole à plus 100 dollars le baril et dans les
pressions inflationnistes mondiales.
Le régime iranien, au contraire, a bénéficié du bourbier.
L’invasion américaine a renversé le principal rival régional de l’Iran — le
régime baasiste. La Chine et la Russie, menacées par les tentatives américaines
pour s’approprier les ressources énergétiques, ont cherché à resserrer les
liens avec Téhéran et ont cherché à limiter l’impact des accusations de
l’administration Bush selon lesquelles l’Iran tenterait de construire des armes
nucléaires. Au Moyen-Orient, le blocage des efforts pour renverser le régime
iranien a mené des États pro-américains comme la Turquie, l’Égypte et l’Arabie
Saoudite à se distancer des pressions américaines envers l’Iran. Plutôt, ils
ont ouvert des relations diplomatiques et commerciales plus étroites.
Les mêmes calculs sous-tendent l’accueil donné à Ahmadinejad
par les factions politiques dominantes et pro-occupation en Irak :
l’alliance chiite ainsi que les partis nationalistes kurdes, qui ont établi une
région autonome dans les trois provinces du nord du pays. L’impérialisme
américain, craignent-elles, sera ultimement contraint par des pressions
économiques et politiques à abandonner sa tentative militaire pour dominer le
Moyen-Orient. L’Iran, cependant, un pays voisin de 70 millions d’habitants, est
une puissance avec laquelle ils devront négocier.
La question évidente qui se pose est celle-ci : faut-il
accorder de la crédibilité à l’affirmation selon laquelle la classe capitaliste
américaine va accepter d’avoir seulement une influence marginale sur
l’exploitation des réserves mondiales principales de pétroles et de gaz
naturel ? Toute analyse sérieuse des trente dernières années et
particulièrement des années qui ont suivi le 11 septembre 2001 indique que la
réponse est clairement « non ». L’impérialisme américain est
déterminé à conserver sa position hégémonique dans la région et
internationalement. Son instrument pour conserver cette position est la machine
de guerre massive qu’il possède et son empressement criminel de bafouer toutes
les normes d’après-guerre des relations entre les Etats. Les deux partis de
l’élite dirigeante américaine, les démocrates et les républicains, adhèrent à
la doctrine de Bush de la « guerre préventive », c’est-à-dire le « droit »
des Etats-Unis d’attaquer tous les pays qu’ils jugent être une menace réelle ou
potentielle aux intérêts américains.
La demande d’Ahmadinejad pour que les Etats-Unis quittent le
Moyen-Orient a été répondue mardi par le numéro deux des forces américaines en
Irak, le lieutenant général Ray Odierno. Il a accusé Téhéran de fournir des
armes aux insurgés qui attaquent les troupes américaines et a pointé du doigt
l’Iran comme étant la plus grande « menace à long terme » pour la
stabilité de l’Irak. La logique de ces tensions géopolitiques a plus de chance
de mener à la guerre qu’à un retrait des troupes américaines.