Le secrétaire d’Etat adjoint des
Etats-Unis, John Negroponte, et Richard Boucher, assistant du secrétaire
d’Etat pour l’Asie centrale et l’Asie du Sud, se sont rendus
à Islamabad tôt mardi, pratiquement sans avertir leurs hôtes pakistanais. Leur
visite soudaine révèle les craintes de l’administration Bush concernant
le changement de régime qui a présentement lieu au Pakistan.
Le jour avant l’arrivée des envoyés
spéciaux américains, l’Assemblée nationale du Pakistan nouvellement élue
a choisi le chef du Parti du peuple pakistanais (PPP) par une marge écrasante
de 312 contre 42 pour diriger le gouvernement de « consensus
national » formé par les partis d’opposition au président
pakistanais, Pervez Moucharraf, un allié de longue date des Etats-Unis.
Le premier ministre Yousuf Raza Gillani est
lui-même une victime bien connue du régime dictatorial de Moucharraf, ayant
passé cinq ans en prison pour des raisons politiques sur la base de fausses
accusations de fraude.
Le premier geste de Gillani après son
élection fut d’ordonner la fin des arrestations à demeure des juges de la
Cour suprême et des hautes cours congédiés en novembre dernier par Moucharraf.
Ce dernier craignait qu’ils déclarent inconstitutionnelle sa soi-disant
réélection illégale et truquée à la présidence pour un autre mandat de cinq
ans.
Le nouveau gouvernement dirigé par le PPP a
promis de voter une résolution dans moins de trente jours pour redonner leur
poste aux juges. Un tel geste ouvrira la porte à des contestations légales de
la présidence de Moucharraf et provoquera probablement une crise
constitutionnelle. Moucharraf a dit que les juges ne peuvent reprendre leur
poste que si la constitution est amendée et a plusieurs fois décrit Mohammad
Iftikhar Chaudhry, le juge de la Cour suprême congédié, comme étant « la
lie de la société ».
Malgré de nombreux signes de
l’ampleur de l’opposition populaire à Moucharraf, y compris des
sondages et une vague d’émeutes de par le pays après l’assassinat
de la dirigeante du PPP Benazir Bhutto en décembre dernier,
l’administration Bush a été choquée par la raclée subie par ses alliés
politiques lors des élections des législatures au niveau national et provincial
du 18 février dernier.
Elle a fait pression sur le PPP et ses
partenaires de coalition, la Ligue musulmane pakistanaise-Nawaz (LMP-N), le
Parti national awami basé sur les Pachtounes et le parti fondamentaliste
islamiste JUI-F, de laisser tomber la question des juges ou, à tout le moins,
de s’entendre avec Moucharraf pour que ce dernier conserve la présidence.
En conséquence de changements à la constitution que Moucharraf et l’armée
ont imposés au Parlement en 2003, le président pakistanais a de grands
pouvoirs, y compris le droit de congédier le premier ministre et de dissoudre
l’Assemblée nationale.
Un représentant du département d’Etat
américain a dit que le but de la visite au sommet de cette semaine était de
demander au gouvernement « comment il entend aller de l’avant et
quel est son plan de match ».
En réalité, Negroponte et Boncher se sont
rendus au Pakistan dans le but de forcer le nouveau gouvernement à garantir
qu’il continuera à jouer un rôle de premier plan dans les plans
qu’ont les Etats-Unis pour l’Asie de l’Ouest et l’Asie
centrale.
Le Pakistan joue un rôle clé dans
l’occupation américaine de l’Afghanistan. C’est par ce pays
que passe la plupart du pétrole et de l’approvisionnement en matériel essentiel
dont les forces américaines et les forces de l’OTAN ont besoin en
Afghanistan. Le Pakistan sert aussi de plateforme dans les préparatifs
américains pour attaquer militairement l’Iran.
Au cours des derniers mois, les agences du
renseignement et les agences militaires américaines ont augmenté leur présence
au Pakistan, avec l’objectif d’affaiblir le mouvement de soutien
pour l’insurrection contre le gouvernement afghan imposé par les
Etats-Unis dans les régions tribales du Pakistan où l’on trouve beaucoup
de Pachtounes. Les forces américaines ont réalisé plusieurs raids aériens au
Pakistan même pour aider aux opérations de contre-insurrection.
La mission de Negroponte semble
n’avoir provoqué que la colère au sein des élites et de la population
pakistanaise dans son entier à cause de la relation de subordination qui existe
depuis longtemps entre le Pakistan et les Etats-Unis et de l’appui
inconditionnel de Washington pour Moucharraf, qui a pris le pouvoir lors
d’un coup d’Etat en 1999, malgré les attaques de ce dernier contre
les droits démocratiques du peuple pakistanais.
Les représentants pakistanais se sont
plaints de ce que Boucher et Negroponte se soient plus ou moins imposés.
« La visite n’était pas planifiée et seuls les représentants
pakistanais nécessaires en furent informés à la dernière minute », a écrit
le Daily Times, un quotidien pakistanais. Lorsque les représentants
pakistanais ont signalé que le temps choisi pour cette visite n’était pas
le meilleur, ils ont obtenu comme réponse que Negroponte voyageait dans la
région et que son horaire ne permettait pas un report de la visite.
La nervosité envers l’intrusion
arrogante des Etats-Unis dans les affaires du Pakistan a été exprimée par
l’éditeur du Dawn, Zaffar Abbas. « L’arrivée de la
délégation américaine le jour même où le premier ministre était assermenté
laisse entendre qu’ils cherchaient à imposer leur vision des
choses », a dit Abbas. « Le problème avec l’Amérique,
c’est qu’ils ne comprennent pas les pressions intérieures sur le
nouveau gouvernement. »
Un autre important quotidien de langue anglaise, The News,
a publié un éditorial mardi sous le titre « Bas les pattes, oncle Sam ».
Selon ce quotidien, « les gens sont préoccupés par les signes que
Washington cherche à imposer sa volonté sur certaines parties du pays ou à
dicter les décisions politiques ».
La première rencontre de Negroponte a eu lieu avec Nawaz
Sharif et d’autres dirigeants de la ligue musulmane pakistanaise. Sharif
aurait, selon le New York Times, « passé un savon » à l’envoyé
américain.
S’adressant à la presse après la rencontre, Sharif a
répété son appel que Moucharraf démissionne, affirmé avoir dit à
l’émissaire américain que les jours ayant vu le gouvernement du pays être
« l’affaire d’un seul homme » étaient révolus, et ajouté
qu’il ne pouvait donner à Washington
l’ « engagement » que voulait ce dernier sur la lutte au
terrorisme.
« Le Pakistan », a dit Sharif, « veut la
paix dans tous les pays, y compris aux États-Unis. Mais pour assurer la paix
dans d’autres pays, nous ne pouvons pas transformer notre propre pays en
champs de la mort ».
Faisant allusion aux récentes frappes aériennes des
Etats-Unis au Pakistan – par des drones lancés à partir de la base
secrète récemment rendue publique de la CIA au Pakistan ou par des missiles
tirés de l’autre côté de la frontière par les forces américaines en
Afghanistan –, Sharif a déclaré : « Si les Etats-Unis veulent
se débarrasser du terrorisme, nous voulons également que nos villages et nos
villes ne soient pas bombardées. »
Sharif est un riche industriel qui entretient des liens
étroits avec le régime saoudien et qui n’a jamais remis en question,
malgré ses critiques de l’administration Bush, le partenariat de longue
date entre le Pentagone et l’armée pakistanaise. Mais il est furieux que
les Etats-Unis aient soutenu et continuent de soutenir Moucharraf, qui
l’a renversé lorsqu’il était premier ministre et l’a ensuite traduit
en justice pour trahison. Et, comme beaucoup de gens au sein de l’élite
pakistanaise, il voit d’un mauvais œil l’étendue de
l’emprise qu’a pu établir le corps des officiers, avec la
complicité de Washington, sur un vaste réseau d’entreprises capitalistes.
Sharif est aussi très conscient du fait que son parti a
obtenu de meilleurs résultats qu’anticipés dans les élections du mois
dernier précisément parce qu’il s’était présenté comme le parti de
l’opposition intransigeante à Moucharraf et avait condamné Washington
pour avoir soutenu la dictature de ce dernier.
Negroponte a aussi rencontré des dirigeants du PPP dont Asif
Ali Zardari. Le veuf de Bhutto, Zardari est le véritable chef du PPP et il
l’a souligné en faisant clairement savoir que c’était lui, et lui
seul, qui avait décidé en fin de compte que Gillani devrait être le choix du
PPP pour le poste de premier ministre.
Zardari ne s’est pas adressé à la presse après la
rencontre. Mais son conseiller Husain Haqqani a dit que Washington avait été
averti du fait que Moucharraf avait perdu une bonne partie de son pouvoir.
« Si je peux utiliser une expression américaine », a dit Haqqani,
« il y a un nouveau shérif en ville. Les Américains ont compris
qu’ils avaient peut-être parlé trop longtemps à un seul homme. »
Les dirigeants du PPP ont travaillé de concert avec
l’administration Bush pendant presque toute l’année 2007 dans une
tentative de reconfigurer le régime Moucharraf afin de lui donner un vernis de
légitimité populaire. Si les négociations pour un partage du pouvoir ont
échoué, c’est parce que Moucharraf et ses partisans ont refusé de
véritablement céder une partie du pouvoir et parce que l’opposition de
masse croissante à Moucharraf a conduit les dirigeants du PPP à faire une
pause.
Jusqu’à ce jour Zardari et la direction du PPP
n’ont pas écarté tout compromis avec Moucharraf. Ils ont également été
beaucoup moins critiques envers Washington que Sharif et son parti.
Mardi, lorsque Bush a téléphoné à Gillani pour le féliciter
de sa nomination en tant que premier ministre, le chef du PPP a dit, selon ses
porte-paroles, que « le Pakistan continuerait la lutte contre le
terrorisme sous toutes ses formes », tout en ajoutant que cela devrait
comprendre « une approche politique envers les programmes de
développement ».
Même cette position, toutefois, risque de ne pas plaire à
Washington. L’administration Bush a fait pression à maintes reprises sur
Islamabad pour qu’il se montre plus ferme dans l’affirmation de son
autorité sur les régions tribales historiquement autonomes du Pakistan, et ce,
malgré le fait qu’Islamabad ait mobilité 80.000 hommes, lancé des attaques
aveugles sur les villages, imposé des punitions collectives contre les villages
et les tribus accusés d’héberger des insurgés anti-gouvernementaux, et
fait régulièrement « disparaître » des gens.
Le journal The Dawn a rapporté mercredi qu’un
diplomate anonyme haut placé avait dit à son reporter que « les
Américains, tout en disant prêts à envisager une proposition de dialogue avec
les militants, ne voulaient pas que les opérations militaires [contre ces
derniers] n’arrêtent même pour un bref instant ».
Negroponte a également rencontré Moucharraf mardi. Rien de
substantiel n’a été dévoilé sur la teneur de leurs discussions, mais le
porte-parole du Département d’Etat Sean McCormack faisait le même jour à
Washington l’éloge de l’autocrate contesté.
A la question de savoir si Moucharraf était
« indispensable », terme déjà utilisé par Negroponte pour décrire ce
dernier, McCormack a répondu que le président pakistanais était « un bon
ami et un allié ».
« Ce sont là des questions qui trouveront finalement
une réponse à mon avis dans le système politique pakistanais », a ajouté
McCormack. « Mais, vous savez, il reste quelqu’un avec qui nous
avons travaillé et avec qui nous continuerons de travailler. »
Des dirigeants du Parti démocrate et le New York Times
ont suggéré que Washington ne devrait plus consacrer son énergie et son
influence au maintien de Moucharraf à son poste. Mais l’administration
Bush est déterminée à ne pas froisser l’armée pakistanaise – qui constitue
depuis des décennies la courroie de l’influence américaine au Pakistan.
Le général Ashfaq Parvez Kayani nommé par Moucharraf pour le
succéder à la tête de l’armée Pakistanaise au moment de sa démission à la
mi-décembre, a récemment dit dans une déclaration qu’il supportait
fermement Moucharraf dans son rôle de commandant en chef des forces armées.
Cela dit, il était noté par plusieurs observateurs que ce même lundi au cours
duquel un premier ministre anti-Moucharraf était élu, Kayani réassigna deux des
onze commandants du corps d’armée, tous deux ayant la réputation
d’être proches de Moucharraf.
La coalition gouvernementale pakistanaise est très instable.
Les principaux partenaires de la coalition, le PPP et le PML-N sont des rivaux
de longue date.
Elle est une combinaison née des intérêts communs de l’élite
dirigeante traditionnelle et des sections de la grande entreprise pour déloger Moucharraf
parce qu’elles en veulent à la domination de l’armée sur la vie
économique et politique. Elles craignent également la montée de
l’opposition populaire au régime de Moucharraf – en raison du
caractère dictatorial de son régime; de son appui inopportun à
l’agression américaine et de la détérioration de la situation économique.
Une telle opposition pourrait provoquer des turbulences populaires et menacer
leurs intérêts.
Au cours des derniers mois, le Pakistan a été frappé par la
montée des prix de la nourriture, par un manque de farine et par un
rationnement de l’électricité. Hier, The Dawn rapportait que les
projets de développement de la plus importante province, le Punjab, « étaient quasiment
arrêtés puisque les entrepreneurs avaient cessé le travail sur des milliers de
routes et d’infrastructures en raison de la montée soudaine du prix des
matériaux de construction ».
Il est reconnu au sein des élites que le gouvernement
entrant va devoir prendre des mesures impopulaires pour stabiliser le
capitalisme pakistanais.
La dispute amère entre le PPP et le PML-N sur qui aura le portefeuille
du ministère des Finances est une des raisons majeures ayant empêché le nouveau
gouvernement de dévoiler son nouveau cabinet. Chacun insiste que l’autre
accepte ce ministère et assume les conséquences directes de l’imposition
de mesures encore plus dures pour les masses laborieuses du Pakistan.