Le 10 septembre, des scientifiques du CERN, le Centre
européen de recherche nucléaire, ont envoyé avec succès un faisceau de protons parcourir
un anneau de 27 kilomètres qui s'étend de part et d'autre de la frontière
franco-suisse. Ce fut le début de la plus grande, la plus ambitieuse,
expérience scientifique de l'histoire humaine : le Large Hadron Collider
[grand collisionneur de hadrons]. C'est le résultat des efforts conjoints de
plus de dix mille scientifiques et ingénieurs venant de plus de 80 pays et 500
universités.
Le grand collisionneur de hadrons (LHC) est une merveille
d'ingénierie au sens le plus fort du terme. Le collisionneur est situé à 100 mètres
sous terre et est destiné à faire se percuter des particules subatomiques à des
vitesses très élevées pour révéler l'existence de particules encore plus
fondamentales. Le LHC réalisera cette tâche en accélérant deux faisceaux
séparés de protons, petites particules chargées positivement qui se trouvent
dans le noyau des atomes, et dans certains cas des ions de plomb, dans des directions
opposées autour du grand anneau.
Cependant, avant d'entrer dans le grand anneau, les protons
sont préparés au cours de quatre étapes distinctes pour pouvoir atteindre les
vitesses requises.
Dans un premier temps, des atomes d'hydrogène, qui sont
normalement constitués d'un unique électron et d'un unique proton, sont débarrassés
de leur électron et accélérés dans un accélérateur linéaire appelé LINAC 2, ils
sont ensuite accélérés à nouveau dans une structure composée de quatre anneaux appelée
le Booster Protons-Syncrotron qui débouche dans le synchrotron à protons de 628
mètres de circonférence.
Le synchrotron à protons, construit en 1959, fut le premier
accélérateur de particules du CERN, il est toujours utilisé de nos jours par le
LHC, mais avec d'importantes modifications. L'énergie des protons est ensuite
augmentée à nouveau dans un anneau plus grand, le super synchrotron à protons,
avant de pénétrer dans l'anneau principal de 27 kilomètres de long.
Le LHC contient un ensemble d'aimants supraconducteurs,
chacun d'eux refroidis à 1,9° kelvin, soit -271,25° celsius, faisant du LHC le
plus grand système de refroidissement jamais réalisé. Des températures aussi
basses, nécessitant 120 tonnes d'hélium liquide pour être obtenues, sont
nécessaires pour induire la supraconductivité, c'est-à-dire, une résistance
nulle au passage du courant électrique. Les forts courants électriques
produisent alors les puissants champs magnétiques requis.
Pour infléchir la trajectoire des protons autour de
l'anneau, l'accélérateur utilise 1232 dipôles magnétiques, et 392 quadripôles
sont utilisés pour concentrer les rayons avant la collision. Les ondes radio
poussent les protons autour de l'anneau et les « rassemblent » en
groupes d'environ 100 millions chacun.
Les protons sont accélérés le long de deux pistes adjacentes
dans l'anneau principal, se déplaçant en directions opposées et atteignent
ainsi la vitesse de 99,999 999 pour cent de celle de la lumière.
Les deux principales qualités d'un accélérateur qui maximise
la vitesse des particules sont la force de ses champs magnétiques et sa
circonférence totale. Pour atteindre ce résultat, la puissance engendrée par le
LHC et sa taille en font l'accélérateur le plus puissant jamais réalisé. Les
protons qu'il accélère atteignent une énergie de 7 tera-électronvolts (TeV) en
fin de parcours. Un électronvolt, correspond à l'énergie requise pour déplacer
un électron à travers une différence de potentiel d'un volt, le préfixe tera
signifie mille milliards, soit un suivi de douze zéros.
L'un des détecteurs, le CMS (Compact Muons Solenoid)
consiste principalement en un grand cylindre de 20 mètres de long et de 15
mètres de diamètre. Le CMS pèse 12 500 tonnes et produit un champ magnétique de
4 teslas, soit 100 000 fois plus que celui de la Terre. Une fois que les
protons se percutent, ils créent des millions de particules plus petites qui
vont réagir à la présence du champ magnétique de manière différente suivant
leurs propriétés respectives.
Les détecteurs du genre du CMS ne « voient » pas
vraiment les particules comme une sorte de microscope géant. Ils emploient en
fait des couches successives d'équipements finement calibrés pour enregistrer
différents aspects des particules produites par les collisions.
Par exemple, la première couche du CMS utilise des
détecteurs en silicone, larges d'un millionième de centimètre chacun, pour
mesurer l'énergie et les positions des particules créées.
Les protons traversent les détecteurs en groupes de 100
millions chacun. Sur les 200 millions de protons présents dans la zone de
collision prévue, seule une vingtaine vont réellement entrer en collision, en
raison de la petite taille des protons. Cependant, les paquets de protons voyagent
principalement en impulsions, à la fréquence d'une toutes les 25 nanosecondes,
ce qui signifie que les collisions dans le détecteur se produiront en moyenne
80 millions de fois par seconde.
Le détecteur doit ensuite enregistrer les résultats de ces
collisions, ce qui demande des capacités informatiques de calcul et de stockage
énormes. Les techniciens du CERN estiment que les données obtenues par le LHC
vont représenter un pour cent de toutes les données informatiques conservées
sur la planète.
Pour souligner l'importance d'une opération informatique
aussi gigantesque, certains physiciens des particules pensent que le boson de
Higgs, la particule encore inobservée que les scientifiques du LHC espèrent
découvrir, aurait déjà été créé au Tévatron, l'accélérateur du Fermilab près de
Chicago dans l'Illinois, cependant l'installation n'aurait pas eu la puissance
de calcul suffisante pour le reconnaître et l'analyser, ou n'aurait pas eu les
capacités de stockage suffisantes pour l'enregistrer.
Pour réaliser une tâche aussi monumentale de rassemblement
de données et d'analyse, le CERN a créé le plus grand réseau d'ordinateurs au
monde, qui réunira 200 centres de calcul dans le monde, réunissant 100 000
processeurs centraux au total.
Cet énorme réseau informatique peut analyser les données à
la vitesse d'un gigaoctet par seconde et l'on s'attend à ce qu'il produise 15 petaoctets,
soit 15 millions de gigaoctets, de données chaque année.
Il comprendra également la plus grande session de database
clustering au monde. Le database clustering est une technologie de
pointe qui répartit une même base de données entre plusieurs ordinateurs. La
base de données du LHC sera également reproduite en dix sites dans dix pays
différents.
Sur les milliards de collisions enregistrées, seule une
infime partie aura un intérêt potentiel pour les chercheurs, et seulement une
petite minorité de celles-ci aura finalement une importance scientifique.
L'analogie classique de « chercher une aiguille dans une meule de foin »
ne rend même pas justice à la réalité dans ce cas.
Les espoirs
scientifiques
Ces collisions dans les détecteurs créeront des températures
100 000 fois plus chaudes qu'au cœur du Soleil. Les conditions ainsi
obtenues seront également identiques à celles qui régnaient durant le premier
millionième de seconde après le big-bang, l'origine de l'univers connu. C'est
dans de telles conditions que les scientifiques espèrent confirmer l'existence
du lien manquant du modèle standard de la physique des particules, le Boson de
Higgs.
Selon le modèle standard, il existe deux types principaux de
particules : les quarks, qui sont les briques qui constituent les protons
qui sont envoyés à travers le LHC, et les leptons. Un hadron est le nom
générique attribué à un groupe de quarks, quel qu'il soit. Une combinaison de
deux quarks « up » et d'un quark « down » produit un hadron plus connu
sous le nom de proton, d'où le nom Large Hadron Collider.
Ces particules subissent différentes interactions, ou
forces, des unes sur les autres selon leurs propriétés respectives.
L'interprétation donnée par la physique classique – soit la physique
pratiquée jusqu'aux premières années du vingtième siècle – était que les
forces jouaient entre les particules par l'intermédiaire de champs, situés
entre ces particules et que l'on n'expliquait pas. Des découvertes ultérieures
dans un domaine de la physique appelée la mécanique quantique ont cependant révélé
que les champs étaient en fait des interactions concrètes entre des particules
que l'on a appelées les bosons de jauge.
Par exemple, un proton placé à proximité d'un autre proton
sera soumis à une force électrique répulsive due à l'échange de photons, les
bosons de jauge spécifiques à la force électromagnétique, avec l'autre proton.
Les physiciens actuels conçoivent l'univers comme étant
gouverné par quatre forces fondamentales, ou interactions : la force forte, qui
est responsable des liaisons entre les quarks et, par un effet résiduel, de
lier les protons et les neutrons dans le noyau de l'atome ; la force
faible, qui est responsable de la dégénérescence radioactive comme celle qui
produit les radiations du Soleil ; la force électromagnétique ; et la
force gravitationnelle.
Toujours selon le modèle standard, les types de bosons de
jauge sont : les gluons pour la force forte, les photons pour la force
électromagnétique, et les bosons W et Z pour la force faible. Le modèle
standard n'explique pas la force gravitationnelle.
Les forces électromagnétiques et faibles sont maintenant
considérées comme deux manifestations différentes de la même force, la force électrofaible.
Cependant, les bosons de jauge sont assez différents dans ces deux cas, les
photons n'ont pas de masse, alors que les bosons W et Z sont très lourds.
On suppose que le boson de Higgs, associé au « mécanisme
de Higgs », est la source de la masse. Le boson de Higgs n'a cependant jamais
été observé, les énergies requises pour le produire étant très élevées. On espère
que la découverte du boson de Higgs lors d'une collision au LHC contribuera à
expliquer la différence entre le photon et les bosons W et Z. Plus
généralement, la découverte du boson de Higgs va expliquer les raisons de la
création des masses de toutes les particules fondamentales.
La présence d'une énergie aussi colossale dans les
détecteurs du LHC pourrait apporter un éclairage sur d'autres mystères tout
aussi passionnants, comme l'existence d'autres dimensions de l'espace. Elle
pourrait également établir la nature de la matière sombre, dont on suppose
qu'elle existe en grandes quantités dans l'univers, mais qui n'a jamais été
détectée.
Le
supercollisionneur à superconducteurs
Bien que l'achèvement du LHC représente un passionnant bond
en avant dans la compréhension humaine, on peut dire que cette compréhension
arrive avec dix ans de retard. L'annulation du projet de Superconducting Super-Collider
(SSC), prévu au Texas, en 1993, après que 22,5 kilomètres de tunnels aient été
creusés et que plus de deux milliards de dollars furent déjà dépensés, a représenté
un coup terrible porté à la communauté scientifique internationale et à la
connaissance scientifique en général.
Si le SSC avait été achevé, il aurait eu une circonférence
de 86,8 kilomètres et provoqué des collisions entre particules dont l'énergie
aurait été de 40 TeV, plus de 3 fois ce qui sera obtenu au LHC. Le site du SSC
a depuis été vendu à un groupe d'investissement privé et le projet n'a plus
aucune chance d'être réactivé.
Dans son livre Science, argent et politique, le
journaliste Daniel S. Greenberg accorde une place importante à la décision de
mettre fin au financement du SSC. Il décrit l'administration Clinton comme
étant « comptée parmi les partisans du SSC », alors qu'en réalité, « l'intérêt
pour le SSC était minime et les efforts entrepris pour sauver ce projet ont été
symboliques ».
Greenberg rapporte également une déclaration intéressante de
John Gibbons, ex-conseiller du président à la science et la technologie. Dans
un entretien accordé à Greenberg, Gibbons a déclaré qu'en ce qui concernait le
financement du SSC, « C'était trop peu, trop tard, et le Congrès voulait
faire tomber des têtes de toute façon. C'en était une. Et nous ne nous sommes
pas battus assez durement pour celle-là. Mais on ne peut pas se battre pour
tout. »
Au surplus, après l'effondrement de l'Union soviétique, le
gouvernement américain voyait de moins en moins de raisons d’investir
dans la recherche scientifique fondamentale et fit du SSC l'une de ses
premières victimes. L'abandon du SSC a été un exemple typique de l'étroitesse
d'esprit répandue dans la classe dirigeante américaine, qui ne soutient aucun
projet n'apportant un avantage politique, militaire, ou économique immédiat.
Les conceptions du sénateur démocrate de l'Iowa, Tom Harkin,
en sont un exemple parfait, en septembre 2000 il répéta ses raisons pour avoir
voté contre le financement du SSC : « Est-ce que nous sommes dans une
plus mauvaise situation en tant que pays parce que nous avons repris nos
esprits et n'avons pas terminé le SSC ? Pas du tout. Nous nous portons
mieux parce que nous en avons économisé l'argent. »
Alors que l'Europe progressait avec le CERN et le LHC, le
projet avait été sur le point d'être interrompu à plusieurs reprises. Devant la
déchéance du SSC, les politiciens européens ont vu dans le LHC un moyen de
rivaliser avec les États-Unis sur le terrain de la science fondamentale.
Au-delà de ça, le collisionneur lui-même est une preuve du caractère
international de la recherche scientifique et de son incompatibilité avec le
système dépassé des États-nations.
Aucune nation n'aurait été capable de réaliser seule un
projet scientifique aussi ambitieux. De plus, les données obtenues sur les
collisions de particules vont nécessiter la collaboration étroite de scientifiques
d'une centaine de pays différents, dont les États-Unis. Ce genre de
collaboration a été le point commun, et en fait une condition nécessaire, à
toutes les avancées scientifiques des dernières décennies.
Le sort du SSC illustre les contraintes qui pèsent sur les
progrès scientifiques à venir du fait d'un système social qui subordonne tout
au profit privé, aux considérations géopolitiques et à l'accumulation de
richesses personnelles.
À ce propos, cela vaut la peine de se remémorer les
difficultés auxquelles devait faire face la physique des particules à une
période antérieure, durant les premières décennies du vingtième siècle. À cette
époque, les physiciens connurent une immense croissance de leur compréhension
du monde subatomique. Avant l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale, de
nombreuses découvertes eurent lieu grâce à une collaboration internationale
soutenue. Beaucoup de ces mêmes chercheurs se trouvèrent dans des camps opposés
durant la guerre, leurs gouvernements capitalistes respectifs étant en
compétition pour produire la bombe atomique.
Ce changement complet et catastrophique dans le rôle de la
recherche scientifique n'était pas accidentel. Ces mêmes évolutions techniques
et industrielles qui avaient contribué à d'énormes progrès scientifiques et à l'intégration
internationale étaient également en train de pousser les différentes puissances
capitalistes, s'appuyant sur le système des États-nations, en conflit les unes
avec les autres.
Au moment où l'on se penche sur les réussites du CERN dans
le monde entier au milieu de la montée de la crise géopolitique et économique,
de tels précédents semblent prophétiques. Alors que la science a beaucoup avancé,
l'organisation sociale de l'humanité est toujours terriblement à la traîne.
L'auteur recommande les liens suivants à ceux qui
souhaitent en apprendre plus sur le CERN et le LHC.