Alors que s’intensifie l’activité insurrectionnelle et que le
nombre des victimes du conflit augmente à une vitesse record, les représentants
de l’occupation américaine et de l’OTAN deviennent de plus en plus pessimistes
quant à la possibilité d’établir un pays satellite stable. Le nombre annuel de
victimes parmi les forces des Etats-Unis et de l’OTAN est déjà le plus élevé
cette année, 236 morts et plus de 1000 blessés jusqu’à maintenant, depuis
l’invasion de l’Afghanistan le 7 octobre 2001.
L’expression la plus marquée de la démoralisation régnant à
Washington et dans les capitales européennes a été l’évaluation faite la
semaine dernière par l’ambassadeur britannique en Afghanistan, sir Sherard
Cowper-Coles, au sous-ambassadeur français François Fitou. Un communiqué de
Fitou relatant la discussion qu’il a eu avec Cowper-Coles le 2 septembre fut
divulgué en totalité dans le journal français Le Canard enchaîné.
Cowper-Coles, selon le communiqué de Fitou, n’aurait pas
mâché ses mots concernant la position à laquelle font face les forces des
Etats-Unis et de l’OTAN en Afghanistan. Leur présence même, aurait-il affirmé,
« fait partie du problème, et non de la solution ». Alors qu’approche
le septième anniversaire de l’invasion américaine du pays, l’ambassadeur
britannique a déclaré : « La sécurité s’aggrave, de même que la
corruption. Et le [gouvernement afghan du président Hamid Karzaï] a perdu toute
confiance… Les forces étrangères assurent la survie d’un régime qui
s’effondrerait sans elles. En agissant de la sorte, elles repoussent et
compliquent une éventuelle sortie de la crise. »
Tout ce que l’on peut espérer, aurait recommandé
Cowper-Coles, est le remplacement du régime Karzaï par un « dictateur
acceptable » qui permettrait aux forces de l’OTAN, qui comprennent
actuellement environ 8000 soldats britanniques et près de 3000 soldats
français, de se retirer d’ici cinq à dix ans. « C’est la seule perspective
réaliste… et nous devons préparer l’opinion publique [aux Etats-Unis et en
Europe] à l’accepter », aurait-il déclaré.
Le gouvernement britannique a soutenu que la conversation
entre Cowper-Coles et Fitou avait été « exagérée » et que les idées
exprimées dans le communiqué ne représentaient pas sa position. Les médias
britanniques ont suggéré que la fuite qui a rendu le communiqué public pouvait
en fait faire partie d’une campagne de sections de l’establishment français
visant à ce que le gouvernement abandonne sa participation dans l’occupation
américaine.
Deux pays possédant des troupes au front ont déjà annoncé
un échéancier de retrait. Les Pays-Bas devraient retirer leurs troupes, qui
sont près de 2000, de la province très instable d’Oruzgan d’ici août 2010. Le
Canada, qui a perdu près de 100 soldats dans ce conflit, a affirmé qu’il allait
retirer ses 2500 soldats de la province de Kandahar d’ici la fin de 2011.
Peu importe la véracité ou les motifs de la
fuite dans Le Canard, qu’elle ait été publiée, ainsi que la référence
prétendue de Cowper-Coles à un « dictateur acceptable », rejoignent
les discussions de plus en plus ouvertes en Europe et aux Etats-Unis sur le
moyen de sauver la mise en Afghanistan. Une option de plus en plus discutée est
d’arriver à un accord avec les principaux dirigeants de l’insurrection
anti-occupation pour leur incorporation dans le gouvernement afghan.
Les rapports des principaux comités
d’experts européens et américains ont établi que l’insurrection est formée de
trois composantes principales : les partisans de l’ancien régime taliban
de Moullah Mohammed Omar qui a été renversé lors de l’invasion américaine en
octobre 2001 ; les forces tribales d’origine pachtoune loyales au seigneur
de guerre Jaluluddin Haqqani, qui a pris le contrôle de régions significatives
du sud de l’Afghanistan depuis la fin de l’occupation soviétique en 1988 ;
et le mouvement Hezb-e-Islami de l’ancien premier ministre et seigneur de
guerre Gulbuddin Hekmatyar, que l’on croit avoir réussi à rétablir son
influence sur les régions pachtounes de l’est de l’Afghanistan.
La force motrice de l’insurrection est le
sentiment légitime et profondément ressenti au sein des Afghans ordinaires que
l’occupation sous direction américaine est la plus récente tentative d’une
puissance coloniale de subjuguer le pays pour ses intérêts économiques et
stratégiques. Le gouvernement Karzaï n’est vu comme rien d’autre que la
marionnette de Washington.
Ce sentiment n’est pas limité au territoire
afghan. Les talibans, le mouvement Haqqani et le Hezb-e-Islami ont tous un
appui de l’autre côté de la frontière poreuse dans les zones tribales
administrées au niveau fédéral du Pakistan, où la population a depuis des
siècles des échanges et des relations avec les tribus pachtounes afghanes. De
plus, il y a un large courant de sympathie dans tout le Pakistan et le monde
musulman pour la guerre contre l’occupation sous direction américaine. Depuis
2001, l’insurrection afghane a pu facilement trouver du financement et des
recrues au Pakistan. Les services du renseignement américain allèguent
également qu’il y a un nombre important de militants islamistes provenant de
l’Asie centrale et du Moyen-Orient combattant en Afghanistan.
L’enracinement de l’insurrection, l’échec
d’années d’opérations militaires des deux côtés de la frontière de
l’Afghanistan et du Pakistan à y mettre fin et le soutien vacillant pour la
guerre au sein de l’OTAN nourrissent les appels à un accord politique. A n’en
pas douter, comme en Irak, le but est de diviser les forces anti-occupation en
arrivant à une entente avec certains dirigeants des insurgés.
Le 30 septembre, Hamid Karzaï a révélé que
pour les deux dernières années il avait demandé l’aide de la monarchie de
l’Arabie saoudite pour avoir des pourparlers de paix avec Moullah Omar. Omar
est sur la liste américaine des hommes les plus recherchés pour avoir offert un
sanctuaire au réseau al-Qaïda d’Oussama ben Laden. Karzaï a néanmoins garanti
qu’il serait en sécurité en Afghanistan et lui a demandé de « revenir dans
son pays et de travailler pour le bonheur de son peuple », une offre
implicite de partage du pouvoir politique.
Etant donné que le gouvernement Karzaï
dépend entièrement de l’armée américaine, il est hautement improbable qu’une
telle offre ait pu être faite sans que Washington en soit informé et ait donné
son accord. Le commandant américain en Afghanistan, le général David McKiernan,
a nettement refusé de prendre ses distances d’avec les remarques de Karzaï
lorsque les journalistes l’ont questionné là-dessus le lendemain. Il a
seulement dit que l’ouverture des négociations avec Omar était une
« décision politique qui appartenait à la direction politique ».
Laissant fortement sous-entendre que les
Etats-Unis étaient prêts à considérer une intégration de factions soutenues par
les talibans au sein du gouvernement afghan, McKiernan a déclaré : « Finalement,
la solution en Afghanistan sera une solution politique, pas une solution
militaire. »
Autre signe qu’une telle politique est
considérée, l’administration Bush demanderait les conseils de Seth Jones, un
des principaux analystes de la Rand Corporation, sur une « nouvelle
stratégie » pour l’Afghanistan. Rand a récemment publié un important
rapport dans lequel il était avancé que, selon l’histoire, la meilleure façon
pour mettre fin aux guerres de guérilla est de rechercher un compromis
politique donnant du pouvoir politique et des positions aux organisations des
insurgées.
Le commandant britannique en Afghanistan,
le brigadier Mark Carleton-Smith, a fait une ouverture explicite aux talibans
dans une interview qu’il a donnée le 5 octobre au Sunday Times. « Nous n'allons pas gagner cette guerre, a-t-il dit. Si les
talibans étaient prêts à s'asseoir à une table pour parler d'une solution
politique, alors cela serait précisément le genre de progrès susceptible de
mettre fin à ce type d'insurrection. Personne ne devrait être inconfortable
avec cela. »
Tous les gouvernements qui ont des troupes
déployées en Afghanistan sont bien au fait que toute ouverture à une réhabilitation
des talibans détruirait les justifications idéologiques qui ont été données
pour la guerre, mais aussi pour les attaques qu’ils ont menées contre les
libertés civiles et les droits démocratiques au cours des sept dernières
années. On peut trouver des citations de pratiquement tous les principaux
dirigeants politiques (surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne) affirmant
que les organisations islamistes comme les talibans ne sont pas seulement
« le mal », mais la plus grande menace la sécurité pour les
soi-disant valeurs démocratiques de l’Occident.
Toutefois, dans le contexte d’une économie
mondiale se détériorant rapidement et de tensions sociales grandissantes, la
continuation de la guerre en Afghanistan demandera plus de troupes, plus
d’argent et un développement vers le Pakistan. Dans les corridors des grandes
puissances en Europe comme aux Etats-Unis, il se développe le sentiment qu’une
voie politique doit être trouvée pour stopper l’accroissement des coûts et stabiliser
l’occupation.