La crise financière aux Etats-Unis et l’imminente récession
nord-américaine furent au centre des débats télévisés, diffusés la semaine
dernière en français et en anglais, entre les chefs des cinq principaux partis
se présentant à l’élection fédérale du Canada le 14 octobre.
Le premier ministre conservateur Stephen Harper a tenté de
minimiser l’importance de l’effondrement financier sur Wall Street. Adoptant
une posture calme et paternelle, il a avancé que le Canada est essentiellement
isolé des convulsions du capitalisme mondial, même si ces convulsions
proviennent du pays qui absorbe trois quarts des exportations du Canada et qui
soutient depuis des décennies le système financier mondial.
« Le Canada n’est pas les Etats-Unis », a
déclaré Harper au début du débat francophone de mercredi. « La situation
est très différente. Les bases de notre économie sont solides… Nous ne sommes
pas en crise. »
En dépit des commentaires de Harper, l’indice composé du
Toronto Stock Exchange a dégringolé de 813, ou 7 pour cent, le jour suivant,
soit la deuxième chute du genre dans la même semaine. Au même moment, on
continue de divulguer des informations dans les pages de la presse financière
canadienne sur l’étendue des interventions du gouvernement, de la Banque du
Canada et de diverses agences de règlementation pour fournir du crédit aux
grandes banques du pays et les soutenir financièrement, et particulièrement au
cours des deux derniers mois.
Lors du débat anglophone de jeudi dernier, Harper a abordé
plus vigoureusement la question de la crise financière aux Etats-Unis, mais
afin de mieux souligner le prétendu contraste avec le Canada : « Le
désordre économique et financier aux Etats-Unis est désastreux; les politiques
ont été irresponsables. Nous avons fait des choix très différents au Canada.
Nous ne renflouons pas des entreprises… »
Tout en minimisant la crise économique, Harper a dénoncé,
comme il l’a fait durant toute la campagne, les autres partis qui défendent des
changements « risqués » au régime de taxation et des propositions de
dépenses — à vrai dire, de modestes augmentations dans les dépenses.
Les chefs du Parti libéral, du social-démocrate Nouveau
Parti démocrate (NPD), de l’indépendantiste Bloc québécois et du Parti vert ont
tous attaqué Harper pour sa croyance, à la George W. Bush, que la main
invisible du marché va résoudre tous les problèmes socioéconomiques.
Mais tous les quatre ont démontré qu’ils étaient, tout
autant que Harper, d’implacables défenseurs du capitalisme, un ordre social
dans lequel les besoins sociaux fondamentaux sont subordonnés à l’impératif des
profits de la grande entreprise. Ils demandent tout au plus une augmentation de
la règlementation gouvernementale dans le secteur financier, un plus grand
soutien de l’Etat pour les grandes compagnies de l’automobile et d’autres
manufacturiers, ainsi que des mesures protectionnistes visant à améliorer la
position de la grande entreprise canadienne dans la lutte pour les marchés et
les profits.
Malgré leurs assertions qu’il existe une différence
idéologique marquée entre eux et Harper, aucun d’entre eux n’a même été prêt à
défier la litanie néolibérale du budget sans déficit. Le chef libéral Stéphane
Dion et Jack Layton du NPD se sont engagés à laisser tomber, si nécessaire, leurs
promesses électorales d’augmenter les dépenses sociales afin d’assurer un
budget fédéral équilibré. Quant à lui, Gilles Duceppe du BQ s’est vanté que son
parti défend depuis longtemps l’idée d’une loi « anti-déficit ».
Dion a condamné, comme s’il s’agissait d’une mesure
socialiste, la proposition du NPD visant à annuler le plan des conservateurs
sur la réduction des impôts aux entreprises de 50 milliards $ au cours des
quatre prochaines années. Mais Layton ne propose que de ramener le taux
d’imposition des entreprises qu’au niveau atteint par les gouvernements
libéraux de Jean Chrétien et Paul Martin en 2006. Un gouvernement du NPD
laisserait en place les baisses de taxes massives sur les gains en capital et
les revenus des particuliers imposées par les gouvernements libéral et
conservateur. Ces baisses de taxes ont presque transformé le système progressif
d’imposition à un système à taux unique, entraînant ainsi un énorme transfert
de richesse vers les sections les plus privilégiées de la société.
Elizabeth May, la toute première représentante du Parti
vert à participer à un débat des chefs du Canada, a répété les paroles de Dion
selon lesquelles la réduction de la consommation des combustibles fossiles et
la promotion de « technologies vertes » par le gouvernement
rendraient les entreprises canadiennes plus compétitives. May a cité avec grand
enthousiasme l’ancien président américain Bill Clinton en clamant que
l’environnement était la plus grande opportunité d’affaires de tous les temps.
Lorsqu’un auditeur du débat francophone, après avoir
souligné les énormes profits qu’engrangeaient les grandes compagnies
pétrolières, demanda si certains des partis seraient prêts à nationaliser
l’industrie pétrolière, les chefs s’empressèrent de se distancer d’une telle
proposition « radicale ». Dion n’a même pas pris la peine de répondre
à la question. Layton, Duceppe et May, qui critiquent tous le gouvernement
Harper pour ses liens étroits avec l’industrie du pétrole de l’Alberta, l’ont
catégoriquement rejetée.
Pourquoi Harper ment
Avant les débats,
le premier ministre conservateur Stephen Harper a demandé et obtenu une
modification au format des débats pour permettre plus de discussions sur
l’économie. Cela est en lien avec la stratégie électorale contradictoire des
conservateurs, qui a tenté de vendre Harper comme étant le choix modéré et
prudent pour diriger le Canada pendant une période économique turbulente, tout
en prétendant simultanément que l’impact de la crise financière américaine sur
le Canada sera limité.
En tant qu’économiste
de formation, Harper sait très bien que le capitalisme confronte actuellement
sa plus grande crise depuis la Grande Dépression. Mais, il n’est pas du tout
disposé à énoncer les implications de la crise, parce qu’il reconnaît que pour
soutenir la position déclinante de la grande entreprise canadienne, le prochain
gouvernement sera contraint à prendre des mesures draconiennes et impopulaires,
pendant que les entreprises vont elles-mêmes couper dans les emplois et les
salaires. Pour les mêmes raisons, il calcule que le Canada des grandes
entreprises se ralliera derrière la poussée des conservateurs en faveur d’un
gouvernement majoritaire, vu qu’un gouvernement qui est assuré de ne pas
retourner en élection pour un autre cinq ans sera davantage isolé de l’opinion
publique.
Mais, la position
des conservateurs est tellement un mensonge flagrant — tellement déphasée par
rapport aux titres des quotidiens qui annonce que la crise de Wall Street est
maintenant en train d’engouffrer les principales institutions financières
européennes et que l’économie nord-américaine est entrée en récession — que des
sections de l’élite économique canadienne sont inquiètes qu’elle puisse donner
à réfléchir aux électeurs.
Vendredi, le Globe
and Mail, la voix traditionnelle de Bay Street, a réprimandé le premier
ministre dans un éditorial intitulé « Ce n’est pas du leadership : le
Canada doit accepter la vérité sur l’économie. » Le Globe a mis en
garde que les affirmations roses de Harper « commencent à être moins
efficaces. … Il a tort de penser, s’il le pense vraiment, que la contagion aux
Etats-Unis ne va pas nous affaiblir au Canada. » Après avoir expliqué que
les gouvernements en Europe sont en train de formuler des plans d’urgence afin
de contenir l’hémorragie du système financier, le Globe observa que le
seul pays qui « n’est même pas dans la partie est le voisin le plus près
des Etats-Unis et le plus grand partenaire commercial des Etats-Unis. »
Dans une tentative
de raviver la faible campagne des libéraux, Dion a annoncé, au début du débat
en français, que son parti a un « plan en cinq point » pour faire
face à l’urgence économique. Hormis l’implantation accélérée des propositions
des libéraux pour augmenter les dépenses sur les infrastructures publiques, le
plan est à peine plus qu’une série de rapports sur la situation économique et
les règlementations du monde de la finance et des réunions parmi les hauts
dirigeants.
En réponse aux
questions des journalistes, le critique libéral en matière de finance, John
McCallum, a expliqué que les libéraux avaient l’intention de générer le type de
consensus dans l’establishment que le gouvernement Chrétien avait développé au
milieu des années 1990 sur la nécessité d’éliminer le déficit du budget fédéral
— un consensus qui s’était rapidement transféré dans les plus grandes coupes de
dépenses publiques de l’histoire canadienne, incluant des coupes massives dans
les transferts aux provinces qui financent les soins de santé, l’éducation
post-secondaire et l’aide sociale ainsi que le pillage du programme
d’assurance-chômage.
En réponse à la
crise économique qui s’aggrave, les libéraux ont régulièrement attaqué les
conservateurs de la droite. Ils argumentent qu’un gouvernement libéral
implanterait de plus grandes coupes d’impôts aux particuliers et aux
entreprises que les conservateurs et ils contrastent le passé de coupures
budgétaires — et d’impôts — des gouvernements Chrétien-Martin avec les
politiques fiscales « imprudentes » de Harper.
Les libéraux, tout
comme le NPD et le BQ, ont défendu les récriminations de sections de la grande
entreprise en Ontario et au Québec selon lesquelles le gouvernement Harper n’a
pas mobilisé agressivement les ressources de l’Etat pour les aider à résister à
l’impact grandissant de la compétition étrangère et de la montée de la valeur
du dollar canadien. « Nous avons un plan pour le secteur manufacturier »
a déclaré Dion « pour investir dans celui-ci, pour attirer des investissements
de partout dans le monde ». À l’inverse, a dit Dion, les conservateurs
« ont cette approche de laissez-faire » et disent « ce
n’est pas notre boulot de choisir entre les gagnants et les perdants », et
ils cèdent aux « gouverneurs des Etats-Unis et de partout dans le
monde » l’avantage dans la quête des investissements.
L’affirmation de
Dion selon laquelle son parti est séparé des conservateurs par un grand gouffre
idéologique fut niée par Layton, qui a fait le point évident que les Libéraux
ont voté en faveur du gouvernement conservateur minoritaire de Harper à plus de
40 occasions. Dion n’avait littéralement aucune réponse à donner.
Le chef du NPD a mis l’emphase sur
son appel à l’annulation des coupes d’impôts pour les entreprises des
conservateurs et s’est présenté comme un chef qui répondrait aux inquiétudes
des canadiens ordinaires et non de celles de la grande entreprise.
Le NPD tente de gagner des votes en se présentant comme le
parti qui peut protéger les travailleurs de la catastrophe économique
imminente. Le bilan du NPD montre toutefois qu’il ferait exactement le
contraire. Les gouvernements du NPD du début des années 1990, en Ontario, en
Colombie-Britannique et en Saskatchewan, lors d’un ralentissement de l’économie
canadienne, se sont rapidement prosternés devant la grande entreprise qui
exigea que ces derniers renoncent à leurs propositions de réformes modestes et
imposent des coupes massives dans les dépenses sociales, d’importantes hausses
de taxes, et qu’ils attaquent les droits des ouvriers.
Duceppe a demandé aux Québécois qu’ils se rallient autour
du BQ, la seule manière selon lui d’empêcher les conservateurs de Harper, qu’il
accuse favoriser les intérêts de l’industrie pétrolière albertaine aux
entreprises manufacturières du Québec, de former un gouvernement majoritaire.
Mais tout comme les libéraux, le BQ a collaboré ouvertement avec le
gouvernement minoritaire conservateur dans le dernier parlement. De plus, le BQ
préfère la réélection des conservateurs plutôt que l’arrivée au pouvoir des
libéraux, car le plan des conservateurs qui visent à miner la capacité de
mettre en place de nouveaux programmes sociaux vient rejoindre les objectifs du
Bloc québécois de renforcer l’appareil d’Etat du Québec.
Le Canada et la guerre en Afghanistan
Les deux principaux partis de la grande entreprise
canadienne, les conservateurs et les libéraux, se sont alliés plus tôt cette
année pour forcer une prolongation de la mission de premier plan des Forces
armées canadiennes (FAC) dans la guerre en Afghanistan jusqu’à la fin de 2011.
Le NPD avait d’abord appuyé le déploiement des troupes
canadiennes à Kandahar mais a changé de position vers la fin de 2006.
Cependant, le NPD a tout fait pour exprimer son soutien pour le gouvernement
fantoche des Etats-Unis, celui de Hamid Karzaï, et il affirme explicitement
dans la plateforme du parti qu’il souhaite voir participer les FAC à des
missions « de paix » de l’ONU, l’euphémisme employé pour justifier la
Guerre du Golfe de 1991 et l’actuelle mission de l’OTAN en Afghanistan qui a
été autorisée par l’ONU. Layton a refusé de faire de la guerre un enjeu dans sa
campagne par crainte que cela vienne nuire aux efforts du NPD de se présenter
comme un parti de l’establishment « responsable ».
L’élément le plus significatif à avoir été exprimé durant
les sections des débats consacrées à la guerre en Afghanistan et à la politique
étrangère du Canada fut que, pour la première fois, Harper ait qualifié la guerre
en Irak d’« erreur », et ait ajouté, malgré sa propre position en
faveur de la participation du Canada dans l’invasion de l’Irak en 2003 et son
enthousiasme à utiliser les FAC comme un outil pour projeter la puissance du
Canada sur la scène mondiale, que s’il avait été premier ministre lors du
déclenchement de la guerre les troupes canadiennes ne seraient pas déployées en
Irak.
Harper a fait ces remarques tout juste après que les
libéraux aient révélé que la majeure partie du discours parlementaire qu’il
avait prononcé en mars 2003, appelant à une participation canadienne à la
guerre en Irak, avait été copié mot pour mot d’un discours parlementaire du
premier ministre australien et proche allié de Bush, John Howard.
Les mensonges et les euphémismes de Harper sur cette
question montrent que ce dernier est conscient de l’immense haine populaire
face à l’administration Bush et la guerre en Irak. Mais comme pour de
nombreuses autres questions, la véritable position de l’élite canadienne est
bien différente de la posture publique adoptée par ses partis. Bien qu’il soit
vrai que le gouvernement libéral de Jean Chrétien se soit désisté à la dernière
minute d’une participation officielle à la guerre en Irak, l’ambassadeur
américain au Canada a par la suite avoué que le Canada en avait fait bien plus
pour soutenir l’invasion américaine illégale de l’Irak que beaucoup de membres
de la « coalition des volontaires ».
Il n’est donc pas surprenant que l’Etat canadien déporte
des objecteurs de conscience pour qu’ils soient punis par l’armée américaine
comme des « déserteurs ».
Les commentaires de Harper étaient en réponse à une
question de Duceppe qui, comme Barack Obama, fait la promotion de la guerre en
Afghanistan comme une « guerre noble » pour tenter de faire contraste
avec la guerre en Irak. En vérité, les deux guerres ont été déclenchées par les
Etats-Unis afin de prendre une position militaire stratégique dans deux
importantes régions productrices de pétrole du monde.
Tous les cinq partis répondent aux intérêts de la grande
entreprise canadienne. De la même manière qu’ils vont exécuter les ordres de
l’élite corporative en imposant le fardeau de la crise économique à la classe
ouvrière, ils vont, peu importe leurs promesses électorales, aider la
bourgeoisie canadienne à raviver le militarisme et avancer ses intérêts
prédateurs sur la scène mondiale pour réagir à la réémergence des antagonismes .