Dans les hautes sphères du milieu politique allemand la crainte d’un
second krach financier international dépassant en intensité et en impact
celui de l’automne 2008 augmente de jour en jour.
Ce week-end, la chancelière Angela Merkel et le ministre des Finances,
Wolfgang Schäuble, (tous deux de l’Union chrétienne-démocrate, CDU) ont mis
en garde que la crise économique était loin d’être terminée. « Nous avons
tout d’abord réussi à limiter les effets de la crise sur les gens, mais le
plus dur est à venir, » a dit Merkel au cours d’une réunion du CDU.
Schäuble a comparé la présente crise financière à la chute du Mur de
Berlin vingt ans plus tôt. « La crise financière changera le monde aussi
profondément que le fit la chute du Mur [de Berlin]. L’équilibre entre les
Etats-Unis, l’Asie et l’Europe est en train de se déplacer radicalement, »
a-t-il déclaré au journal Bild am Sonntag. Il a également appelé les
banquiers à faire preuve de retenue dans le versement des bonus.
Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne, a
émis des craintes quant à un effondrement social en cas d’une nouvelle série
de faillites bancaires. « Il est certainement trop tôt pour dire que la
crise est finie, » a-t-il déclaré lors d’un congrès bancaire à Francfort en
ajoutant l’avertissement : « Nos démocraties n’accepteront pas une seconde
fois de voler au secours de l’économie financière avec l’argent des
contribuables. »
L’énorme bulle spéculative qui s’est formée sur les marchés d’actions au
cours de ces huit derniers mois est considérée être le plus gros facteur de
risque d’un nouveau krach. Les indices boursiers les plus importants, le Dow
Jones, le Nikkei japonais et le DAX allemand, ont grimpé de 50 à 60 pour
cent depuis mars. Les cours du pétrole brut, du cuivre et d’autres matières
premières ont plus que doublé. Ces énormes augmentations ne sont fondées sur
aucune croissance économique correspondante. Au contraire : l’activité
économique a chuté dans de nombreux pays et de nombreuses entreprises
affichent encore des pertes.
La montée des cours est due à la quantité énorme de liquidités que les
gouvernements et les banques centrales ont injectée dans l’économie. Les
institutions financières sont en mesure d’emprunter à taux d’intérêt quasi
zéro des sommes d’argent illimitées auprès des banques centrales et de
réaliser ainsi des gains spéculatifs considérables. De même, les milliers de
milliards provenant de l’argent des contribuables et qui ont été dépensés
pour renflouer l’économie ne sont pas utilisés pour des investissements mais
sont destinés à des activités spéculatives, à l’octroi de dividendes élevés
aux actionnaires et au versement de bonus exorbitants aux banquiers.
« Les cours boursiers grimpent parce que l’argent doit aller quelque
part, et non pas, parce que les actions en soi sont considérées comme
attractives, » écrit l’hebdomadaire économique allemand Wirtschaftswoche,
dans son analyse de l’actuel essor boursier. Selon le magazine, le price
earning ratio (PER), le rapport du cours d’une action au bénéfice par action
d’une entreprise d’un secteur donné, a atteint un maximum historique de 133.
A partir d’un PER de 14 ou plus l’on estime que les actions sont
surévaluées.
Les conséquences de la crise font que des centaines de milliers de
travailleurs, rien qu'aux Etats-Unis perdent leur emploi tous les mois, que
les travailleurs sont obligés de subir des pertes de salaires et que les
programmes sociaux sont réduits à grande échelle. Dans le même temps, les
orgies d’enrichissement en haut de l’échelle sociale ont atteint le même
niveau qu’avant la crise, voire même un niveau bien supérieur.
Les grandes banques d’investissement et les fonds spéculatifs
débourseront cette année plus de 100 milliards de dollars de bonus à leur
personnel. Goldman Sachs, la banque américaine a mis de côté 17 milliards de
dollars à cette fin. En Allemagne, les 30 plus grandes entreprises cotées au
DAX projettent de transférer au printemps 2010 plus 20 milliards d’euros à
leurs actionnaires. Ce qui représente 71 pour cent de leurs bénéfices nets.
Lors de l’année record précédente, en 2007, ce chiffre avait seulement été
de 45 pour cent. En conséquence, il en restera d’autant moins pour de
nouveaux investissements.
Telle est la toile de fond des avertissements émis par Merkel, Schäuble
et Trichet. Ils craignent que l’enrichissement impudent de l’oligarchie
financière, en corrélation avec une nouvelle crise sur les marchés
financiers, ne déclenche une rébellion sociale incontrôlable.
De nombreux analystes considèrent qu’un autre krach financier est
inévitable. Le numéro de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel de cette
semaine a annoncé en couverture en style bande dessinée un article intitulé:
« La bombe à milliards ». L’article de douze pages commence en faisant
remarquer que la question n’est pas de savoir si l’actuelle bulle boursière
va éclater, mais plutôt quand cela va se produire…
S’ensuit un tableau dévastateur de l’état actuel de la société
capitaliste : « En plein milieu d’une économie mondiale encore frappée par
la crise, l’élite financière est à nouveau en train d’engranger des
milliards, » peut-on lire dans l’article. « La vieille cupidité est de
retour et les vieux hybrides aussi. » Jamais auparavant dans l’histoire
économique moderne, « l’industrie financière n’avait eu droit à un accès
aussi libre aux finances de l’Etat. » Der Spiegel met en garde
expressément contre le « risque d’une hyperinflation, une dépréciation ultra
rapide de la monnaie, comme l’avait connue l’Allemagne au début des années
1920. »
Parallèlement, en citant Adair Turner, le président de l’Autorité
britannique des services financiers, l’article souligne les effets
idéologiques de la crise. Il n’est pas seulement question d’une crise de
banques individuelles, mais aussi d’une crise de « la pensée
intellectuelle » : « Notre conception que les prix véhiculent d’importantes
informations, que les marchés se comportent rationnellement en se corrigeant
eux-mêmes en cas d’irrationalité, tout cela a été remis en question. » En
d’autres termes, le capitalisme et l’économie de libre marché sont
totalement discrédités.
Der Spiegel dirige sa principale attaque contre le gouvernement
américain. « L’industrie financière aux Etats-Unis est régulée par
l’industrie financière, et pas par le ministre des Finances [secrétaire au
trésor], » se plaint-il en énumérant de nombreuses personnalités dont les
carrières ont commencé dans la haute hiérarchie de banques telles Goldman
Sachs pour les mener à des postes dans la haute hiérarchie du secrétariat au
trésor ou dans le proche entourage du président Barack Obama, pour ensuite
faire le parcours inverse. « Si l’on regarde les Etats-Unis avec la même
froideur analytique que la Russie, » observe l’article en citant
l’économiste américain, James Galbraith, « l’on ne pourrait s’empêcher de
parler du pouvoir d’un oligopole constitué de politiciens et de banquiers.
Les puissants individus à Wall Street ou à Washington ne sont pas moins
interconnectés que le sont le premier ministre Vladimir Poutine et les
magnats industriels qui contrôlent l’empire russe des matières premières. »
Der Spiegel parle au nom de cette section de l’élite dirigeante
allemande qui veut mettre fin aussi vite que possible aux mesures
inflationnistes du financement de l’Etat et de la politique de l’argent bon
marché en plaidant au contraire pour une baisse de la taxe professionnelle
et des économies budgétaires drastiques. Bien que ceci entraînerait un
démantèlement substantiel des programmes sociaux et un accroissement à court
terme du nombre de faillites bancaires et de licenciements, cela passe pour
un moindre mal par rapport à un soudain effondrement de l’économie et ses
conséquences sociales incalculables.
En essence, l’attitude de Der Spiegel correspond à celle du
gouvernement de Berlin. La coalition sortante entre chrétiens-démocrates et
sociaux-démocrates avait déjà fait inscrire un « frein à l’endettement »
dans la constitution peu de temps avant les élections législatives de
septembre et qui oblige à présent le nouveau gouvernement à suivre la voie
d’une politique d’austérité draconienne. Le nouvel endettement de l’Etat qui
s’élève actuellement à 86 milliards d’euros doit être réduit à 10 milliards
d’ici 2016. Le ministre des Finance Schäuble a souligné à maintes reprises
vouloir appliquer le frein à l’endettement et respecter le pacte de
stabilité de l’Union européenne limitant la dette publique à trois pour cent
du Produit intérieur brut.
Mais, diverses pressions politiques intérieures et extérieures font que
l’application de cette politique d’austérité sera retardée d’environ un an.
La chancelière Merkel craint une érosion plus grande du soutien du CDU et la
perte de sa majorité gouvernementale au Bundesrat (la chambre haute
du parlement allemand) si elle appliquait immédiatement après les élections
des coupes sociales. Au niveau international, il existe de sérieuses
différences avec Washington et Londres en matière de politique financière et
qui avaient déjà provoqué des conflits lors du sommet du G20 à Pittsburgh.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui ont sacrifié une grande partie
de leur base industrielle au secteur financier ont beaucoup moins intérêt àune politique monétaire restrictive que l’Allemagne dont l’économie
d’exportation compte parmi les plus fortes du monde et qui redoute les
effets d’un faible dollar sur sa compétitivité. La véhémence avec laquelle
Der Spiegel attaque à présent le secteur financier américain révèle
l’acuité des tensions mutuelles et qui sont rarement abordées ouvertement.
La population laborieuse doit considérer tout ceci comme un
avertissement. La crise mondiale du capitalisme a atteint un point où le
compromis social et politique n’est plus possible. Les travailleurs doivent
se préparer à des luttes sociales féroces.