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WSWS : Nouvelles et analyses : Economie mondiale

Cinquième conférence :

La Première Guerre mondiale : L'écroulement du capitalisme

Deuxième partie

Par Nick Beams
12 février 2009

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Cette conférence fut donnée par Nick Beams, secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste (Australie) et membre du comité éditorial du WSWS, lors de l'école d'été du Parti de l'égalité socialiste (USA) qui s'est tenue du 14 août au 20  août 2005 à Ann Arbor, Michigan. C'est la cinquième conférence donnée à cette école. La première « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle » (David North),  la seconde « Le Marxisme versus le révisionnisme à l’aube du Vingtième Siècle » (David North), la troisième « Les origines du bolchévisme et Que faire ? » (David North), la  quatrième, intitulée « Le marxisme, l'histoire et la science de la perspective » (David North)  et la sixième  « Le socialisme dans un seul pays ou la révolution permanente » (Bill Van Auken) sont disponibles sur le site en langue française du WSWS. Nous publions ici la deuxième partie de cette cinquième conférence.

Les origines de la guerre

La guerre de 1914 et la révolution de 1917 — ce sont là les deux grands évènements qui ouvrirent l’époque historique actuelle et qui dans une grande mesure continuent de la définir. C’est pourquoi nous constatons que, même si le marxisme a été déclaré mort et enterré un millier de fois depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, les défenseurs de l’ordre établi se sentent obligés, dans leur analyse des origines de la Première Guerre mondiale, de le déclarer mort pour la mille et unième fois.

Dans son livre sur la Première Guerre mondiale, l’historien britannique Niall Ferguson rappelle la résolution du Congrès de la Seconde Internationale qui se tint à Stuttgart en 1907. « Les guerres entre les Etats capitalistes, » déclarait cette résolution « sont en règle générale le résultat de leur rivalité pour les marchés mondiaux, du fait que chaque Etat est non seulement soucieux de consolider son propre marché mais aussi d’en conquérir de nouveaux… De plus, ces guerres surviennent du fait de la course sans fin aux armements du militarisme… Les guerres sont de ce fait inhérentes à la nature du capitalisme, elles ne cesseront que lorsque l’économie capitaliste sera abolie. » [8]

Selon Ferguson, l’analyse marxiste fut réfutée par les évènements eux-mêmes. « De façon inopportune pour la théorie marxiste » affirme-t-il, il n’y a pratiquement aucune preuve que même la perspective d’avantages économiques « fasse que les hommes d’affaires veuillent une guerre européenne majeure, » alors qu’« à Londres, l’écrasante majorité des banquiers étaient horrifiés de cette perspective, notamment parce que la guerre menaçait de provoquer la banqueroute de la plus grande partie sinon de toutes les principales banques d’escompte engagées dans le financement du commerce international. » [9]

Après avoir cité un certain nombre d’hommes d’affaires et de banquiers opposés à la guerre, Ferguson présente ce qu’il considère comme sa carte maîtresse dans sa réfutation de l’analyse du mouvement marxiste. « Hugo Stinnes un industriel de l’industrie lourde », déclare-t-il, « était si peu intéressé par l’idée d’une guerre qu’en 1914 il créa l’Union Mining Company à Doncaster, avec l’idée d’introduire la technologie allemande dans les mines de charbon anglaises. L’interprétation marxiste des origines de la guerre peut-être mise à la poubelle de l’histoire, en même temps que les régimes qui l’ont le plus vigoureusement soutenue » (nos italiques). [10]

Ferguson adopte la méthode grossière utilisée par tant d’autres avant lui. Selon son opinion, pour que l’analyse du marxisme soit valide nous devrions être en mesure de montrer que les dirigeants politiques prenaient leurs décisions sur la base d’une sorte de calcul des pertes et profits d’intérêts économiques, ou qu’il y avait une cabale d’hommes d’affaires et de financiers opérant dans les coulisses et tirant les ficelles du gouvernement. L’échec à découvrir l’un ou l’autre, soutient-il, coupe l’herbe sous le pied de l’argumentaire marxiste.

Tout d’abord, il faut dire que le choix par Ferguson de Hugo Stinnes en tant que représentant de la nature pacifique de la grande entreprise allemande est un choix plutôt malheureux. Quelques mois à peine après les évènements rapportés par Ferguson, alors que la guerre avait éclaté et que la situation initiale semblait en faveur d’une victoire allemande rapide, Stinnes était au centre de discussions menées dans les milieux gouvernementaux et d’affaires allemands sur des plans d’après-guerre en vue d’un partage de la France — avec comme priorité le détachement de ses ressources en minerai de fer de Normandie pour lesquelles Stinnes avait un intérêt financier considérable.

Comme un historien allemand l’a noté : « A partir du tournant du siècle… en poursuivant sa tendance à l’intégration verticale dans les mines et l’acier, l’industrie lourde commença à étendre son emprise au-delà des frontières de l’Empire allemand, en Belgique et dans le Nord de la France. Les intérêts allemands acquirent progressivement un nombre considérable de holdings majoritaires dans le fer et les mines de charbon de ces régions. Et en effet l’étendue de l’engagement de l’industrie lourde en Belgique et au Nord de la France apparaît quasiment comme une préfiguration des plans d’annexion territoriaux officiels de ces régions qui plus tard firent surface comme faisant partie des buts de guerre allemands pendant la Première Guerre mondiale. » [11]

Ferguson croit avoir réussi sa démonstration contre le marxisme et son analyse que la guerre survient comme un produit inévitable du mode de production capitaliste — la lutte pour les marchés, les profits et les ressources —  s’il peut démontrer que les hommes d’affaires et les banquiers ne voulaient pas la guerre, et qu’elle menaçait leurs intérêts.

Mais une telle démonstration, même si elle était réalisée, ne prouverait rien. Le point sur lequel insiste le marxisme n’est pas que la guerre est simplement décidée de façon subjective par la classe capitaliste, mais que, en dernière analyse, elle est le résultat de la logique objective et des contradictions du système de profit capitaliste, qui œuvrent d’elles-mêmes derrière le dos des politiciens et des hommes d’affaires. A un certain moment, ces contradictions créent les conditions dans lesquelles les dirigeants politiques sentent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de recourir à la guerre s’ils veulent défendre les intérêts de leurs Etats respectifs.

Si l’on voulait suivre la logique de Ferguson, on pourrait tout aussi bien soutenir que les fluctuations dans le cycle des affaires — en particulier les récessions — ne sont pas non plus un produit des contradictions du système capitaliste. Après tout, aucun dirigeant d’affaire, banquier ou politicien capitaliste ne veut les récessions — elles sont mauvaises autant pour les affaires que pour la politique — et ils font des efforts acharnés pour les éviter. Mais des récessions et effondrements plus graves ne s’en développent pas moins et sont même parfois plus sévères qu’ils ne l’auraient été autrement, précisément à cause des efforts des dirigeants d’affaires et des hommes politiques pour les éviter.

Un autre ouvrage récent sur la Première Guerre mondiale s’en prend aussi au marxisme à propos des origines de la guerre, quoique partant d’une perspective légèrement différente. L’historien anglais Hew Strachan met l’accent sur le rôle crucial du système d’alliance, non seulement pour son échec à éviter la guerre mais en fait pour avoir favorisé sa venue. Quand la crise de juillet 1914 éclata, écrit-il, « chaque puissance, consciente d’une façon égocentrique de ses propres faiblesses potentielles, sentit qu’elle était mise au défi, que son statut en temps que grande puissance serait perdu si elle manquait à agir. »

Strachan insiste à juste titre pour dire que la crise de juillet ne peut pas être envisagée isolément. Les positions adoptées par les principales puissantes étaient elles-mêmes le résultat de crises précédentes et des décisions prises pour les résoudre. « La Russie devait soutenir la Serbie parce qu’elle l’avait déjà fait en 1909, l’Allemagne devait soutenir l’Autriche-Hongrie puisqu’elle avait battu en retraite en 1913 ; la France devait honorer les engagements avec la Russie comme Poincaré l’avait répété depuis 1912 ; le succès apparent de l’Angleterre en matière de médiation encourageait à des efforts renouvelés en 1914. » Néanmoins, la « fluidité » qui avait caractérisé les relations internationales lors de l’éruption de la première crise majeure à propos du Maroc en 1905 avait fait place à une certaine rigidité dans le système international.

 « De telles explications », continue Strachan « sont un mélange inélégant de politique et de diplomatie. Les rivalités économiques et impériales, qui sont les facteurs de plus longue portée, aident à expliquer l’augmentation de la tension internationale dans la décennie précédent 1914. La dépression économique encouragea la promotion de la compétition économique sous une forme nationaliste. Mais le commerce était international dans son orientation, l’interpénétration économique était un argument commercial puissant contre la guerre. L’impérialisme comme Bethmann Hollweg tenta de le montrer dans sa poursuite de la détente, traversait les blocs d’alliances. De plus, même si les facteurs économiques sont une aide pour expliquer les causes à long terme, il est difficile de voir quelle est leur place dans la mécanique précise de la crise de juillet. Les cercles commerciaux étaient scandalisés par la perspective de la guerre et l’effondrement du crédit qui devait en découler ; Bethmann Hollweg, le Tsar et Grey envisageaient la dislocation économique et l’effondrement social. Dans le court terme, l’interprétation léniniste de la guerre comme le stade final dans le déclin du capitalisme et de l’impérialisme, de la guerre comme moyen de réguler des déséquilibres économiques externes et de résoudre des crises internes, ne peut pas constituer une explication appropriée des causes de la Première Guerre mondiale. En effet, ce qui demeure frappant à propos de ces chaudes semaines de juillet est le rôle, non de forces collectives ni de facteurs de longue portée, mais de l’individu. » (mes italiques). [12]

Strachan tente de réfuter l’analyse marxiste de la guerre en opposant les facteurs à plus long terme que sont les processus économiques, dont il reconnaît qu’ils sont à l’œuvre, aux décisions individuelles, politiques et diplomatiques, prises par des hommes politiques à court terme. Bien entendu, avec cette méthode, il est facile de démontrer que l’analyse marxiste de n’importe quel événement historique est fausse parce que les décisions sont toujours prises à court terme — le jour du processus à long terme n’arrive jamais, puisque l’histoire est toujours une série d’évènements qui pris en eux-mêmes se déroulent sur une courte période.

Le problème ici ce n’est pas le marxisme, mais le fait d’opposer — le long terme et le court terme, l’économique et le politique — des processus qui sont en réalité une partie d’un tout unifié. L’analyse marxiste du processus historique ne nie pas le rôle de l’individu et de la prise de décision politique. En fait, il insiste sur le fait que les processus économiques qui constituent les forces motrices du processus historique ne peuvent être réalisés que par des décisions conscientes. Cela ne signifie pas non plus que les réactions des hommes politiques soient simplement la réponse automatique ou programmée à des processus économiques. Il n’y a en aucune façon un seul et unique résultat à un ensemble donné de circonstances. En fait, des décisions prises à un certain moment peuvent être critiques pour le cours du développement futur. Mais ce cours sera lui-même, en fin de compte, déterminé par les conséquences de processus économiques à long terme et non pas par les souhaits et les intentions des décideurs. 

L’homme, expliquait Marx, prend des décisions, mais pas dans le cadre de conditions de son propre choix. Plutôt, il fait cela dans des circonstances dont il a hérité. Il en va de même des hommes politiques capitalistes et des diplomates.

Comme Strachan lui-même le reconnaît, les décisions qui furent prises lors de la crise de juillet qui conduisit à la guerre furent mises en œuvre dans des conditions qui avaient été façonnées par des décisions précédentes dans des crises antérieures. Mais il n’est pas suffisant de constater cela. Il est nécessaire d’examiner pourquoi ces crises continuaient à se produire. Qu’est-ce qui dans la structure de la politique internationale faisait en sorte que les grandes puissances étaient en permanence placées dans une situation où elles étaient sur le point de faire la guerre ? Cela demande un examen des processus économiques à long terme qui étaient à l’œuvre et de leur relation avec le développement historique de l’économie capitaliste mondiale.

Pour l’Autriche-Hongrie, les questions en rapport avec l’assassinat de l’archiduc Ferdinand concernaient rien moins que la survie de l’empire. Il y avait une claire reconnaissance que l’opportunité devait être saisie de s’occuper de la Serbie et de contenir, sinon de contrecarrer complètement, ses ambitions de jouer le rôle joué par le Piémont dans l’unification de l’Italie et de compléter l’unification nationale des Slaves du Sud. Une répétition de l’expérience italienne signifiait la fin de l’empire, déjà confronté à une marée montante d’opposition de la part des nationalités opprimées à l’intérieur de ses frontières.

La montée de l’opposition nationaliste, contrairement aux conclusions auxquelles aboutissait l’esprit policier, n’était pas seulement le travail d’agitateurs et de démagogues, mais la conséquence du développement des rapports capitalistes dans l’Est et le Sud-est de l’Europe dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle.

« La péninsule balkanique », écrivait Trotsky, « était entrée sur le chemin du développement capitaliste, et c’était cela qui faisait de la question de l’autodétermination nationale des peuples balkaniques en temps qu’Etats nationaux le problème historique du jour. » [13]

Mais la route vers l’autodétermination nationale était bloquée par l’existence de l’Empire austro-hongrois. De plus, la survie de l’Empire austro-hongrois n’était pas cruciale que pour les Habsbourg, elle n’était pas de moindre importance pour les classes dirigeantes d’Allemagne. En effet, il a été montré que la séquence des demandes et des ultimatums qui menèrent en fin de compte au déclenchement de la guerre découlèrent de l’insistance de Berlin pour que l’Autriche prenne les mesures nécessaires pour affronter la Serbie.

Après avoir traité d’abord de la question de la propagande pour une grande Serbie et des manœuvres du régime tsariste dans les Balkans, une publication gouvernementale officielle de l’époque explicitait les intérêts stratégiques à long terme de l’Empire germanique qui expliquaient l’insistance de celui-ci pour que l’Autriche-Hongrie mène une action décisive, même au risque de provoquer une guerre.

« L’Autriche, » soulignait ce document, « a été forcée de réaliser qu’il n’était pas compatible avec la dignité et la préservation de la monarchie de regarder ce qui se passait de l’autre côté de la frontière sans réagir. Le gouvernement impérial nous a informé de ses vues et nous a demandé notre avis sur la question. Nous avons pu sincèrement dire à notre allié que nous étions d’accord avec son évaluation de la situation et avons pu l’assurer que toute action qu’il estimerait nécessaire pour mettre un terme au mouvement contre la monarchie autrichienne en Serbie rencontrerait notre approbation. En faisant cela, nous étions bien conscients du fait que d’éventuelles opérations de guerre de la part de l’Autriche-Hongrie pourraient entraîner l’intervention de la Russie et pourrait selon les termes de notre alliance, nous impliquer dans la guerre. » 

« Mais compte tenu des intérêts vitaux qui étaient en jeu pour l’Autriche-Hongrie, nous ne pouvions conseiller à notre allié de faire preuve d’une indulgence incompatible avec sa dignité, ou lui refuser un soutien dans un moment d’une telle importance. Nous étions d’autant moins portés à le faire que nos propres intérêts étaient gravement menacés par cette agitation persistante en Serbie. Si les Serbes, aidés par la Russie et la France, avaient été autorisés à continuer à mettre en danger la stabilité de la monarchie dont nous sommes les voisins, ceci aurait conduit à l’effondrement progressif de l’Autriche et à l’assujettissement de toutes les races slaves à la domination russe [et] ceci aurait ensuite rendu la position de la race allemande précaire en Europe centrale. Une Autriche moralement affaiblie, s’effondrant devant l’avancée du panslavisme russe, serait un allié sur lequel nous ne pourrions pas nous appuyer, duquel nous ne pourrions pas dépendre et duquel nous dépendons néanmoins, en face de l’attitude de plus en plus menaçante de nos voisins de l’Est et de l’Ouest. C’est pourquoi nous lui avons donné carte blanche dans son action contre la Serbie. » [14]

Les raisons de l’insistance de l’Allemagne pour que l’Autriche-Hongrie adopte une ligne d’action ferme, même au risque d’une guerre, se trouvent dans le développement historique du capitalisme allemand au cours des quatre décennies précédentes.

A la suite de la formation de l’Empire germanique en 1871, le nouveau chancelier du Reich, Bismarck, déclara que l’Allemagne était une puissance « satisfaite », ne cherchant pas de conquête supplémentaire ou de colonie. La politique de Bismarck visait à maintenir la position de l’Allemagne au sein de l’Europe. Mais la fondation de l’Empire et les processus économiques énormes qu’il libérait signifiait que la balance du pouvoir qui avait prévalu depuis la fin des guerres napoléoniennes se trouvait rapidement remis en question.

En moins de quatre décennies, l’Allemagne passa d’une position de relatif sous-développement en Europe de l’Ouest à la position de deuxième puissance économique industrielle mondiale. Déjà à la fin du siècle, elle avait dépassé la France et contestait la puissance de la Grande-Bretagne dans des secteurs économiques majeurs. Par elle-même, l’expansion de l’économie allemande posait déjà de nouveaux problèmes : l’accès aux matières premières — en particulier le minerai de fer pour la sidérurgie en pleine croissance — et le besoin de s’assurer de nouveaux marchés. De plus, le processus d’industrialisation lui-même provoquait des tensions sociales et politiques à l’intérieur de l’Allemagne entre les trusts industriels en pleine croissance et les Junkers, propriétaires fonciers, et entre la classe ouvrière et les classes possédantes dans leur ensemble.

De plus en plus, à la fin du siècle, l’Empire se révélait trop étroit pour l’expansion rapide du capitalisme allemand dont la formation avait libéré le développement. Une nouvelle orientation et une nouvelle politique étaient nécessaires. Elles se manifestèrent sous la forme de l’adoption d’une Weltpolitik, ou politique mondiale, proclamée par l’empereur Guillaume II en 1897. La politique continentale poursuivie par Bismarck était de plus en plus obsolète à l’époque nouvelle de l’impérialisme, alors que l’Angleterre et la France s’engageaient dans l’acquisition de colonies, amenant de nouvelles ressources sous leur contrôle, avec le danger implicite que les intérêts allemands en seraient exclus.

En mars 1900, le chancelier allemand Von Bülow expliqua au cours d’un débat que ce qu’il entendait par « politique mondiale » était « simplement le soutien et le développement des tâches qui résultent de notre industrie, notre commerce, le pouvoir du travail, l’intelligence et l’activité de notre peuple. Nous n’avons pas l’intention de conduire une politique agressive d’expansion. Nous voulons simplement protéger les intérêts vitaux que nous avons acquis, dans le cours naturel des évènements, partout dans le monde. » [15]

L’idée que l’établissement de l’Allemagne en tant que puissance mondiale était le produit naturel de la formation de l’Empire allemand était une vue largement répandue dans les cercles politiques, des affaires et intellectuels. Elle avait été clairement exposée par Max Weber dans sa conférence inaugurale à Fribourg en 1895. « Nous devons apprécier le fait, » déclarait Weber « que l’unification de l’Allemagne était une espièglerie que s’est offerte la nation dans son vieil âge, et qu’il aurait mieux valu, du fait de son coût élevé, qu’elle ne soit pas menée à bien si elle devait signifier la fin et non le point de départ d’une politique allemande en tant que puissance mondiale. »

Au plus fort de la guerre, dans une conférence tenue le 22 octobre 1916, Weber insistait à nouveau sur la relation entre la formation de l’Empire et l’affrontement qui se déroulait alors en Europe. « Si nous n’avions pas souhaité risquer cette guerre, » soulignait-t-il, « nous aurions pu aussi bien laisser le Reich infondé et demeurer en tant que nation constituée de petits Etats. » [16]

La poursuite d’une Weltpolitik dans la première décennie du siècle fut la cause d’une série de crises internationales au moment où les puissances dominantes cherchaient à faire avancer leurs intérêts. Pour l’Allemagne, il s’agissait d’acquérir une position avantageuse et de s’établir sur la scène internationale, tandis que pour les plus anciennes puissances impérialistes, L’Angleterre et la France, la question centrale devint de plus en plus la nécessité de repousser ce nouveau et dangereux rival.

Mais un peu plus de dix ans après avoir été engagés, la Weltpolitik et son programme de construction navale massif rencontraient une certaine crise. Dans les deux conflits avec la France à propos du Maroc, l’Allemagne avait été mise en échec et lors de la deuxième occasion ne reçut pas même le soutien de son allié austro-hongrois. Les problèmes intérieurs augmentaient eux aussi.

L’une des justifications de la Weltpolitik et de la poursuite d’un programme naval était qu’il procurerait un point de convergence pour forger une identité nationale, ou du moins une unité de toutes les classes de propriétaires et celles de la classe moyenne contre la menace émergente d’une classe des travailleurs organisée. Mais le coût énorme du programme naval avait généré des difficultés de financement. Pendant ce temps, la stabilité du régime était menacée par la croissance de la classe ouvrière, qui se reflétait dans le développement du soutien électoral au Parti social-démocrate (SPD), qui devint le plus grand parti du Reichstag lors des élections de 1912.

Le dirigeant de la ligue pangermanique décrivait l’humeur générale de la façon suivante : « Les [classes] propriétaires et éduquées sentent qu’elles ont été désavouées et réduites au silence par le vote des masses. Les entrepreneurs, qui, à la suite du développement des dernières décennies, sont devenus les piliers de notre économie nationale, se voient exposés au pouvoir arbitraire des classes ouvrières qui sont aiguillonnées par le socialisme. » [17]

L’historien V.R. Berghahn se réfère à un « état de paralysie » qui se développa après 1912 et qui menaçait l’ordre impérial tout entier.

« La paralysie domestique n’était pas un moyen approprié de préservation du statu quo... Une guerre étrangère pouvait-elle agir comme un catalyseur pour rétablir la stabilité de la position de la monarchie prusso-germanique à la fois sur le plan intérieur et extérieur ?… Cette idée n’était pas étrangère à des cercles politiques et militaires influents et les évènements de 1913 avaient fait beaucoup pour renforcer ce type de réflexion. Etant donné leur impression que le temps commençait à manquer, mais aussi leur conscience qu’ils bénéficiaient toujours d’un avantage sur leurs opposants à l’intérieur et à l’extérieur, les élites conservatrices devinrent de plus en plus tentées d’utiliser leur puissance supérieure avant qu’il ne soit trop tard. » [18]

Qu’elles aient ou non consciemment cherché une guerre, il était devenu clair en 1912 pour de larges sections des classes dominantes allemandes que la tentative de se faire « une place au soleil » en se servant de la puissance navale et en forçant les plus anciennes puissances impérialistes à faire des concessions, était plus ou moins arrivé à une impasse. A deux reprises, l’Allemagne avait essayé d’imposer ce qu’elle considérait comme ses droits économiques légitimes vis-à-vis du Maroc, et à deux reprises elle avait subi une rebuffade de la part de l’Angleterre et de la France. Il fallait trouver une nouvelle méthode.

C’était l’arrière-plan de la proposition faite en 1912 par l’industriel Walther Rathenau, le personnage qui dominait dans le combinat de l’électricité et de la mécanique AEG, pour la formation d’un bloc économique, dominé par l’Allemagne, en Europe centrale. Rathenau conçu le plan d’une « Mitteleuropa » (Europe centrale) au Kaiser et à Bethmann Hollweg.

Le volume du commerce de l’Allemagne était le plus élevé au monde et son économie en expansion devenait de plus en plus dépendante de matières premières importées. Mais l’Allemagne, à la différence des Etats-Unis et de l’Angleterre, ses rivaux, avait encore à se tailler une aire de domination économique, comme ceux-ci avaient réussi à le faire dans les Amériques et dans l’Empire britannique. Il fallait que l’Allemagne établisse un bloc économique en Europe centrale qui constituerait la base de son essor en tant que puissance économique.

L’Europe du Sud-est prenait une importance économique croissante. En 1913, plus de la moitié de l’investissement allemand en Europe était concentré dans la région située entre Vienne et Bagdad. Cela représentait près de 40 pour cent de la totalité de l’investissement mondial allemand.

Ce n’était pas que le programme pour la Mitteleuropa dusse remplacer la Weltpolitik. Ce devait plutôt être un moyen de réaliser ces buts dans un contexte où la tentative menée pendant une décennie d’utiliser la puissance navale avait produit peu de résultats.

Comme Rathenau l’expliqua en décembre 1913, « L’occasion d’acquisitions pour la grande Allemagne a été manquée. Malheur à nous qui n’avons rien pris et n’avons rien reçu. » L’Allemagne, revendiquait-il, avait en tant que le plus fort, le plus riche, le plus peuplé et le plus industrialisé des pays d’Europe, une légitime revendication à davantage de territoires. Toutefois, du fait qu’une franche appropriation n’était pas envisageable, la seule alternative était de « s’efforcer de construire une union douanière en Europe centrale que les Etats de l’Ouest finiraient par rejoindre, que cela leur plaise ou non. Cela créerait une union économique qui serait égale voire peut-être supérieure à l’Amérique. » [19]

Regardant en arrière en 1917, Gustav Stresemann, un des dirigeants du Parti national libéral et le porte parole d’intérêts industriels puissants, résumait les préoccupations de secteurs de plus en plus importants de l’industrie allemande :

« Nous étions témoins du fait que d’autres conquéraient des mondes pendant que nous avec notre population qui s’accroissait et avec une économie en développement et un commerce mondial croissant, nous regardions le monde qui se divisait de façon croissante en sphères d’influences, nous découvrions le monde sous le sceptre des autres et les aires géographiques dans lesquelles nous pouvions librement entrer en concurrence et qui étaient indispensables à notre survie, devenir sans cesse plus restreintes. » [20] Les remarques de Stresemann résumaient les sentiments partagés par les milieux politiques et économiques allemands à l’époque du déclenchement de la guerre. L’Allemagne se retrouvait enfermée, militairement, politiquement et économiquement. Il arrivait un moment où elle allait devoir frapper en retour.

La perspective d’une Mitteleuropa dominée par l’Allemagne était au cœur des buts de guerre énoncés par le chancelier Bethmann Hollweg au début de septembre 1914, lorsqu’il semblait qu’une victoire rapide contre la France fût envisageable.

Le but de la guerre, déclarait-t-il, était d’assurer la sécurité de la position de l’Allemagne à l’Est et à l’Ouest « pour toujours ». « A cette fin », poursuivait-il, « la France doit être si affaiblie qu’elle ne puisse s’établir à nouveau comme une grande puissance ; la Russie doit être repoussée de la frontière allemande aussi loin que possible et sa domination sur les peuples vassaux non russes doit être brisée. »

La France devrait céder les champs miniers de Briey, nécessaires à la fourniture de minerai pour « notre industrie » et forcée à payer une indemnité de guerre « suffisamment élevée pour [l’]empêcher de dépenser aucune somme considérable en armement pendant les 15-20 prochaines années. »

Bethmann Hollweg continuait ainsi : « De plus, établir un traité commercial qui rendra la France dépendante économiquement de l’Allemagne, garantira le marché français pour nos exportations et rendra possible d’exclure le commerce anglais de la France. Ce traité doit nous assurer une liberté de mouvement industriel et financier en France de telle façon que les entreprises allemandes ne puissent plus être traitée différemment des entreprises françaises. »

La Belgique si elle était autorisée à continuer à exister en tant qu’Etat, devait être réduite à un Etat vassal, avec son littoral mis à la disposition de l’armée allemande et réduite économiquement au statut d’une province allemande. Le Luxembourg deviendrait un Etat fédéral allemand et recevrait des portions du territoire belge.

« Nous devons créer une association économique en Europe centrale par l’intermédiaire d’un traité douanier commun, pour y inclure la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, l’Autriche-Hongrie, la Pologne et peut-être l’Italie, la Suède et la Norvège. Cette association n’aura aucune autorité suprême constitutionnelle et tous ses membres seront officiellement égaux, mais en pratique seront sous la direction de l’Allemagne et devront stabiliser la suprématie allemande sur la Mitteleuropa. » [21]

L’historien britannique James Joll reconnaît l’importance du programme de la Mitteleuropa dans la définition des buts de guerre allemands après le déclenchement du conflit, mais soutient que l’on ne peut pas affirmer qu’ils furent un facteur incitant au déclenchement de la guerre.

« Certains doutes demeurent quant à savoir jusqu’où un programme conçu après le déclenchement de la guerre est forcément une preuve concernant le processus de décision ayant mené à la guerre deux mois plus tôt. Nous ne saurons jamais ce qu’il y avait vraiment dans les pensées de Bethmann et de ses collègues en juillet 1914 ou comment ils définirent les priorités parmi les nombreuses considérations qui devaient être prises en compte. De savoir s’ils ont vraiment déclaré la guerre de façon à réaliser ces buts économiques et géopolitiques ou pour un nombre de raisons plus immédiates ne pourra jamais être tranché. Ce qui est certain c’est que dès que la guerre fut déclenchée, la plupart des belligérants commencèrent à penser aux gains qu’ils pourraient tirer en cas de victoire. Les Anglais pensèrent à écarter la compétition commerciale et industrielle allemande pour de nombreuses années tout comme à mettre fin à la menace posée par la marine allemande. Les magnats français du fer et de l’acier du Comité des Forges commencèrent comme leurs homologues allemands à penser aux gains territoriaux qui leurs assureraient le contrôle de leurs matières premières. Les Russes eurent aussitôt l’idée d’une avancée sur Constantinople pour obtenir le contrôle permanent de la sortie de la Mer Noire. Il y a peut-être une distinction à faire entre les buts de guerre pour lesquels un pays va faire la guerre et les buts de paix, les conditions auxquelles il pense consentir la paix une fois la guerre commencée et une fois que la victoire semble en vue. » [22]

Le but de ces subtiles distinctions, pour ne pas parler de l’art de couper les cheveux en quatre, est de démentir la thèse marxiste que les forces directrices de la guerre étaient enracinées dans les conflits économiques et géopolitiques des principales puissances capitalistes.

En ce qui concerne l'Allemagne, la guerre, comme le souligne Fritz Fisher, n'a créé aucun nouvel objectif de guerre « mais elle a soulevé des espoirs de réaliser les objectifs anciens qui avaient été poursuivis en vain par des moyens politiques et diplomatiques avant la guerre. La guerre était ressentie comme une libération des limites de l'ordre d'avant-guerre, non seulement dans le domaine des politiques internationales mais aussi dans la sphère économique et domestique. » [23]

Selon Joll toutefois, puisqu'il est impossible de savoir exactement ce qu'il y avait exactement dans l'esprit de Bethmann Hollweg — ou dans celui des hommes politiques en Angleterre, en Russie et en France — dans les jours du mois de juillet, nous ne pouvons pas soutenir que la guerre était en dernière analyse enracinée dans les forces économiques qui furent clairement mises en évidence après le déclenchement de la guerre.

En opposition à cette méthode, considérons l’approche retenue par un autre historien, qui n’est pas du tout marxiste, qui a considéré qu’il était indispensable d’insister sur les forces qui agissaient de façon sous-jacente. « Je ne tiendrai pas compte des suggestions faites rétrospectivement par une multitude de critiques bien intentionnés, » écrivit Elie Halevy, « sur ce que tel ou tel souverain, premier ministre ou ministre des Affaires étrangères, aurait du faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire tel et tel jour, ou à telle et telle heure, de façon à prévenir la guerre. Ce sont là des comprimés pour en finir avec un tremblement de terre ! L’objet de mon étude est le tremblement de terre lui-même. »[24]

Le fait que des hommes politiques attribuent à divers moments des motivations différentes à leurs actions ne signifie pas que nous ne puissions pas établir les causes de la guerre. Plutôt, cela montre que dans le cours même de la guerre — comme dans toute grave crise sociale — les raisons et les motivations accidentelles sont repoussées de plus en plus à l’arrière-plan et les forces motrices — qui peuvent même être restées cachées à ceux qui prennent les décisions — se manifestent plus clairement au premier plan. Pour déclencher la guerre, il a fallu prendre des décisions conscientes. Mais cela ne signifie pas du tout que ceux qui furent impliqués dans la prise de décisions aient été nécessairement conscients de tous les processus économiques et historiques qui les avaient mis dans la position où ils ne voyaient plus d’autre alternative que les actions qu’ils ont entreprises.

 

Notes:
[8]
Traduit de l’anglais  The Pity of War (Allen Lane, 1998), p. 31.
[9] Traduit de l’anglais  Ibid, p. 32.
[10]
Traduit de l’anglais  Ibid, p. 33.
[11] Traduit de l’anglais  Wolfgang J. Mommsen, Imperial Germany 1867-1918: Politics and Society in an Authoritarian State (London: Arnold, 1995), p. 89.
[12]
Traduit de l’anglais  The First World War (Oxford University Press, 2001), p. 101.
[13]
Traduit de l’anglais  Leon Trotsky, War and the International (Colombo: Young Socialist Publications, 1971), p 6.
[14]
Traduit de l’anglais  Ibid, p. 13.
[15]
Traduit de l’anglais  Cited in Eric Hobsbawm, The Age of Empire, p. 302.
[16]
Traduit de l’anglais  Fritz Fischer, War of Illusions: German Policies from 1911 to 1914 (London: Chatto & Windus, 1975), p. 32.
[17]
Traduit de l’anglais  Cited in V. R. Berghahn, Germany and the Approach of War in 1914 (Macmillan, 1973), p. 146.
[18]
Traduit de l’anglais  Ibid, p. 164.
[19]
Traduit de l’anglais  Cited in Fritz Fischer, World Power or Decline (London: Weidenfeld and Nicholson, 1965), p 14.
[20]
Traduit de l’anglais  Cited in Fritz Fischer, War of Illusions: German Policies from 1911 to 1914 (London: Chatto & Windus, 1975), p. 449.
[21]
Traduit de l’anglais  Cited in Fritz Fischer, Germany’s Aims in the First World War (New York: W. W. Norton, 1967), pp. 103-104.
[22]
Traduit de l’anglais  The Origins of the First World War (Longmans, 1992), p. 169.
[23]
Traduit de l’anglais  Fritz Fischer, World Power or Decline, p. 18.
[24]
Traduit de l’anglais  “The World Crisis of 1914-18” in Era of Tyrannies (New York: Anchor Books, 1965), p. 210.

(Conférence originale anglaise parue le 21 septembre 2005)


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