Il y a vingt ans l’Europe de l’Est fut secouée
par une vaste vague de protestations qui emporta les régimes staliniens qui semblaient
encore tenir fermement le pouvoir au début de l’année 1989. En juin,
Solidarnosc remportait les élections parlementaires en Pologne et en octobre la
Hongrie adoptait une constitution bourgeoise. En novembre, le Mur de Berlin
s’écroulait en même temps que le régime stalinien en Bulgarie. Le prochain gouvernement
à chuter fut celui de la Tchécoslovaquie, tandis qu’en Roumanie, le dictateur
stalinien Ceaucescu était fusillé par un peloton d’exécution.
Les mouvements qui avaient déclenché ces
bouleversements politiques se fondaient sur une large base sociale. Ils étaient
motivés par le désir de davantage de démocratie et de meilleures conditions de
vie mais une idée claire de la manière d’atteindre ces objectifs faisait défaut.
La classe ouvrière qui constituait l’écrasante majorité de la population, ne
disposait d’aucune perspective indépendante. Des décennies de répression
politique de la part de la bureaucratie dirigeante et de perversion du marxisme
par le stalinisme avaient coupé la classe ouvrière des traditions du socialisme
authentique.
Dans ces conditions, une minorité prit
l’initiative de restaurer le capitalisme. Les bureaucrates staliniens se
rangèrent de son côté et proclamèrent la « faillite du socialisme » en
sauvegardant leurs privilèges et en s’appropriant à des fins propres de vastes
secteurs des forces productives nationalisées. La majorité de la population
paya le prix fort. De par l’Europe de l’Est, la vie sociale se caractérise par
le chômage, la pauvreté de masse, le délabrement de l’infrastructure, des
systèmes de santé et d’éducation ainsi que par une inégalité sociale flagrante.
Aujourd’hui, vingt ans après le renversement
des régimes staliniens, des signes indiquent la montée d’une nouvelle vague de
protestations. Ces derniers jours, des affrontements ont eu lieu en Lettonie,
en Lituanie et en Bulgarie.
Le 13 janvier, 10.000 personnes se sont
rassemblées à Riga, la capitale lettone, pour protester contre l’incompétence
et la corruption manifeste du gouvernement. Les manifestants ont jeté des
boules de neige et, selon la police, quelques bombes incendiaires. La police a
répondu en tirant des gaz lacrymogène, en effectuant 126 arrestations et en
blessant 28 manifestants.
Quelques jours plus tard, des scènes
identiques se sont déroulées dans la Lituanie voisine. Au terme d’une
manifestation syndicale dans la capitale Vilnius, des manifestants ont jeté des
boules de neige, des œufs, des bouteilles et des pierres contre le bâtiment du parlement.
La police a réagi au moyen de gaz lacrymogène et de flash-balls.
L’Union européenne craint une réaction en
chaîne. Le Financial Times a écrit : « A Bruxelles, l’inquiétude
grandit que des manifestations publiques ne se répandent dans l’ensemble de la
région où de nombreux gouvernements sont soit tributaires de faibles majorités soit
reposent sur des coalitions chancelantes. »
Ces inquiétudes sont tout à fait justifiées.
La crise financière et économique internationale a des implications massives pour
l’Europe de l’Est. Elle ébranle non seulement les économies nationales mais
aussi les conceptions idéologiques liées à la restauration du capitalisme dans
ces pays.
Des taux de croissance économique relativement
élevés, des investissements étrangers, l’entrée dans l’Union européenne et la
montée sociale d’une couche de la classe moyenne ont encouragé les espoirs que
la situation économique et sociale s’améliorerait au terme d’une période économique
initialement difficile.
A présent, ces illusions sont en train de voler
en éclats. La crise économique internationale a brutalement mis à nu le
caractère parasitique et semi-criminel du capitalisme en Europe de l’Est. La
conséquence de 20 années de « restauration » capitaliste est une
montagne de dettes et la faillite imminente d’Etats entiers.
Des groupes internationaux qui ont tiré des
profits juteux de l’exploitation de la main-d’œuvre bon marché de l’Europe de
l’Est sont en train de procéder à des licenciements de masse au fur et à mesure
que la demande pour leurs marchandises baisse. Les banques d’Europe de l’Ouest
qui ont réalisé d’importantes recettes en Europe de l’Est retirent leur argent.
Et l’élite dirigeante qui est devenue fabuleusement riche du fait de la
privatisation du patrimoine d’Etat fait maintenant payer la facture de la crise
à la population.
Pour ce faire, elle s’est assurée d’une
étroite collaboration avec l’Union européenne et le Fonds monétaire
international (FMI). Les manifestations de Lettonie étaient la réaction directe
à un accord avec le FMI et l’UE sur un paquet d’aide financière accompagné par
de vastes mesures d’austérité. L’on s’attend à ce que l’économie lettone se
contracte d’au moins 5 pour cent dans les années à venir en entraînant une
augmentation de 10 pour cent du chômage.
Vingt ans de restauration capitaliste n’ont rien
laissé de durable ou qui puisse résister à la crise. Les groupes et les banques
d’Europe de l’Ouest ont également systématiquement pillé l’Europe de l’Est et
les élites locales, en jouant le rôle d’intermédiaire, ont engrangé leur propre
part du butin. Maintenant que le capital financier est retiré, il ne laisse pas
seulement des Etats, mais aussi des gens ordinaires face à une montagne de
dettes.
Selon un rapport publié dans le journal
autrichien Kurier, 30 pour cent des revenus des ménages d’Europe de
l’Est servent au remboursement des dettes. Ce pourcentage est encore plus élevé
en Ukraine, en Roumanie, en Hongrie et en Slovaquie. Dans les pays de la zone
euro, ce pourcentage s’élève à 10 pour cent.
Les budgets nationaux sont aussi massivement
endettés. La pire situation se trouve en Ukraine, un pays qui compte 46
millions d’habitants. Le pays est au bord de la faillite et n’est en mesure
d’obtenir de nouveaux prêts qu’à des taux d’intérêts exorbitants. Les bons du
trésor ukrainiens rapportent un profit de 27 pour cent et la monnaie ukrainienne,
la hryvnia, est en chute libre pour avoir perdu 30 pour cent de sa valeur au
cours de ces trois derniers mois. La production industrielle s’est effondrée de
27 pour cent en décembre.
En attendant, les banques d’Europe de l’Ouest
craignent d’être prises dans des turbulences financières. Les analystes considèrent
actuellement que l’Europe de l’Est représente le plus gros risque pour les
investisseurs. Les institutions financières autrichiennes sont tout
particulièrement exposées. Elles ont prêté 224 milliards d’euros aux pays
d’Europe de l’Est, l’équivalent de 78 pour cent du PIB autrichien. Mais
d’autres banques européennes, y compris l’UniCredit italien, la banque privée
allemande HypoVereinsBank (de par sa filiale Bank Austria), la Société Générale
et la banque belge KBC sont également profondément impliquées dans la région.
Neuf banques se sont unies pour former un
groupe de pression pour exercer une pression sur l’Union européenne et la
Banque centrale européenne afin qu’elles soutiennent l’Europe de l’Est. Mais ces
banques cherchent avant tout à garantir leurs propres investissements. La
population d’Europe de l’Est ne verra pas un centime de cet argent de l’UE. Au
lieu de cela, elle sera obligée, pour les aides accordées par les banques
occidentales, de payer la facture sous forme de réduction de son niveau de vie
et de coupes dans les acquis sociaux.
Les banquiers d’Europe de l’Ouest craignent
aussi de perdre les gains réalisés du fait de la restauration capitaliste.
« Nombre d’entre nous ont lutté cinquante ans pour libérer ces pays du
communisme et maintenant que nous avons un système de libre marché dans la
région nous ne pouvons pas les laisser tomber, » déclarait Herbert Stepic,
le directeur de la banque autrichienne Raiffeisen International, au Financial
Times. Sa banque a joué un rôle majeur dans le rassemblement des neuf
banques et la formation du lobby.
La classe ouvrière d’Europe de l’Est doit
tirer les enseignements de 1989. A l’époque, les défenseurs de la restauration
capitaliste étaient en mesure de s’imposer parce qu’il manquait aux
travailleurs leur propre programme indépendant. S’ensuivit la présente
situation catastrophique.
Le Comité international de la Quatrième
Internationale avait à l’époque lancé une sérieuse mise en garde contre les
dangers de la restauration capitaliste. « La classe ouvrière n’a pas
renversé [les dirigeants de la RDA] Honecker, Mielke, Krenz et l’ensemble de la
mafia stalinienne pour remettre les leviers de la production entre les mains de
Daimler, Thyssen et la Deutsche Bank, les mêmes intérêts capitalistes qui ont
organisé deux guerres mondiales et construit les camps de concentration pour
les travailleurs. » écrivait le Bund Sozialistischer Arbeiter (aujourd’hui
le Parti de l’Egalité sociale en Allemagne) dans sa déclaration programmatique
en février 1990.
Nous rejetions le mensonge ignoble selon
lequel le stalinisme était la conséquence inévitable du socialisme :
« L’histoire du stalinisme est l’histoire des plus grands crimes commis
contre la classe ouvrière, tous au nom du socialisme… L’effondrement des
régimes d’Europe de l’Est a réfuté non seulement les staliniens mais aussi tous
les anti-communistes : ce qui a échoué ce n’est pas le socialisme mais le
stalinisme. »
Nous appelions à la défense de la propriété
étatisée et à son placement sous le contrôle démocratique de la classe
ouvrière. « Les moyens de production qui avaient été mis en place au prix
d’énormes sacrifices de la classe ouvrière ne doivent pas être abandonnés aux
caprices des capitalistes. La propriété étatisée doit être débarrassée du
contrôle exercé par la clique de parasites staliniens et être mise à la
disposition de la classe ouvrière… Des conseils ouvriers doivent prendre le
contrôle de l’économie en réorganisant entièrement l’économie planifiée afin de
satisfaire les besoins des producteurs et des consommateurs. »
Enfin, nous soulignions que ces objectifs ne
pourraient être atteints que par l’action unifiée de la classe ouvrière
internationale : « La restauration capitaliste en Europe de l’Est
aura des conséquences draconiennes sur la population laborieuse d’Europe de
l’Ouest, car elle permettra aux capitalistes d’utiliser des couches bon marché
de main-d’œuvre spécialisée à l’Est pour accroître considérablement
l’exploitation des travailleurs à l’Ouest… La situation actuelle met à l’ordre
du jour de façon plus urgente que jamais la tâche d’unifier les travailleurs au-delà
des frontières dans une lutte commune pour le renversement du capitalisme et du
stalinisme. »
Cette perspective est de la plus haute
importance aujourd’hui. L’unification de la classe ouvrière européenne et
internationale dans la lutte pour un programme socialiste est la seule
alternative progressiste qui peut empêcher que l’Europe ne plonge une fois de
plus dans la guerre et la barbarie comme ce fut le cas par deux fois en 1914 et
en 1939.