Depuis sa sortie
le 6 février dernier, le film Polytechnique du réalisateur québécois
Denis Villeneuve, inspiré de la tuerie survenue à l’école Polytechnique de
Montréal en décembre 1989, se trouve aux premiers rangs du box-office
québécois. Les nombreuses personnes touchées par ce drame qui auront fait le
déplacement ne trouveront toutefois dans ce film qu’une reproduction
sensationnaliste de l’événement même, qui est entièrement détaché de son
contexte social.
Maxim Gaudette incarne Marc Lépine dans Polytechnique
Qu’est-ce qui a
poussé Lépine, alors âgé de 25 ans, à accomplir un geste aussi brutal, tuant 14
femmes et en blessant 13 autres avant de s’enlever la vie ? Cette
question, posée à maintes reprises depuis vingt ans, reste sans réponse dans le
film de Denis Villeneuve. Lépine est présenté essentiellement comme un
personnage unidimensionnel, un tueur misogyne. Hormis la lettre qu’il a écrite
avant de commettre son geste et qui est lue dans le film, aucune référence
n’est faite à sa vie personnelle, sans parler du cadre social et historique
plus large dans lequel il a évolué.
« Donner
des raisons, je trouve ça inintéressant, et erroné », a dit Villeneuve à propos
de son film. Une telle approche écarte d’entrée de jeu ce qui aurait fait le
principal intérêt du sujet, à savoir une tentative d’en dévoiler les ressorts
cachés. N’ayant essentiellement rien à dire sur le drame de Polytechnique même
vingt ans plus tard, le réalisateur a utilisé les moyens cinématographiques
modernes mis à sa disposition pour montrer sur grand écran tous les faits et
gestes de Marc Lépine le jour de la tuerie, à un niveau de détail qui frise le
macabre.
La critique
a salué le choix de Villeneuve de se concentrer sur la mécanique de la tuerie
et de concevoir celle-ci uniquement dans le cadre de la haine pathologique de
Lépine pour les femmes, sans chercher à élucider les causes psychologiques et
sociales plus profondes de son horrible geste. Odile Tremblay, du quotidien Le
Devoir, a accueilli le film parce qu’il présente les « détails de
cette tuerie basée sur la haine des féministes » et fournit « matière
à réflexion sur les rapports hommes-femmes ». Nathalie Petrowski,
journaliste en vue du quotidien La Presse, s’est réjouie du fait que le
film « ne nous prend pas la main pour nous dire quoi penser ».
Polytechnique
débute alors que des étudiants sont en train de faire des photocopies dans une
salle de la Polytechnique. Un fort coup de feu est entendu. Des femmes sont
sérieusement atteintes.
Le film revient
ensuite au début de la journée. Des scènes où l’on voit Lépine se préparer pour
son carnage sont entrecoupées par d’autres scènes où l’on voit un étudiant et
deux étudiantes (qui seront touchées par les balles de Lépine, dont une
mortellement) vaquer à leurs occupations quotidiennes. L’une des deux
étudiantes doit se rendre à une entrevue afin d’obtenir un stage en génie
mécanique. Confrontée à un responsable machiste, elle doit éviter de dire
qu’elle compte avoir un enfant plus tard. Visiblement déçue, elle a ensuite une
courte discussion avec son amie sur cette question.
Tout au long du
film, Villeneuve suggère que la principale division dans la société se trouve
entre les hommes et les femmes, et non entre des classes socialement distinctes
et aux intérêts fondamentalement opposés. « La seule chose
que je tente de dire dans ce film, a affirmé le réalisateur, est que le partage
du pouvoir entre les hommes et les femmes crée une rage parmi les hommes en
général.... Et la fusillade de la Polytechnique est juste une exagération de
cette colère. »
Peu après
l’entrevue de
la jeune femme pour l’obtention du stage, Lépine entre dans la
Polytechnique et commence sa fusillade. Il se rend dans une classe, sépare les
femmes et les hommes et fait sortir ces derniers.
Le film montre
ensuite la situation désespérée d’un des étudiants, Jean-François, qui a dû
sortir de la salle de classe et qui tente de venir en aide aux victimes de
Lépine. Celui-ci est maintenant sorti de la salle de classe et tire sur toutes
les femmes qu’il aperçoit. Jean-François court avertir le gardien de sécurité.
Incrédule, celui-ci ne croit pas ce que Jean-François lui dit. À un certain
moment, Jean-François entre dans un local pour se réfugier et il aperçoit un
groupe de gars en train de faire la fête et de boire de la bière, ne sachant
pas ce qui est en train de se produire.
Armande Saint-Jean,
qui avait été pendant plusieurs années journaliste à la radio de Radio-Canada,
avait affirmé à l’époque du drame : « Il s’agissait d’une tuerie qui
reproduisait, à une plus grande échelle, une tragédie que plusieurs femmes, que
toutes les femmes vivent de manière quotidienne. Très tôt, les hauts cris ont
été lancés : il ne fallait surtout pas dire qu’en chaque mâle sommeille
peut-être un Marc Lépine. »
À travers le
personnage de Jean-François, Villeneuve semble répondre que ce ne sont pas tous
les hommes qui ont une part de responsabilité dans ce drame. Mais le
réalisateur n’ose jamais aborder les problèmes sociaux complexes – qui ont pris
une forme pathologique extrême dans le cas de Lépine – en dehors du cadre
réducteur des rapports entre hommes et femmes.
Quelques
semaines plus tard, le film montre Jean-François qui se rend chez sa mère.
Celle-ci s’inquiète de son état de santé. Mentalement affecté par le drame,
Jean-François se suicide quelque temps après.
Dans les années
qui avaient suivi le massacre, au moins deux étudiants présents lors de
l’évènement s’étaient enlevé la vie et avaient laissé une note qui mentionnait
que leur suicide était relié aux évènements du 6 décembre 1989. Karine Vanasse,
une des actrices principales de Polytechnique, a déclaré à cet égard :
« La
charge de culpabilité était tellement grande… Plusieurs étudiants nous ont
confié que ce n'est pas parce qu'ils ne se sont pas suicidés qu'ils n'avaient
pas moins le goût de mourir. »
Après le suicide
de Jean-François, le film revient sur la première scène du crime et d’autres
scènes sanglantes surviennent. Après que Lépine ait fait sortir les hommes de
la classe, il s’adresse aux femmes : « Vous êtes toutes des
féministes », leur dit-il. « J’haïs les féministes! » Lorsqu’une
étudiante tente d’argumenter que les femmes présentes ne sont pas féministes,
Lépine les abat toutes froidement. Le spectateur le suit ensuite dans
différentes parties de l’école, où le même sort est réservé aux femmes qui se
trouvent sur son chemin.
Le film prend
fin alors que nous voyons une survivante du meurtre en série adresser une
lettre à la mère de Lépine dans laquelle elle décrit les difficultés de
survivre après le drame. On la voit ensuite lors de son stage en génie
mécanique, alors qu’elle réalise qu’elle aura un enfant.
Comment peut-on
expliquer le drame de la Polytechnique ? Le geste antisocial de Lépine,
bien que d’une brutalité extrêmement rare, n’était pas un cas isolé.
À la fin des
années 1980 et au début des années 1990, au Canada, les crimes violents,
incluant les meurtres et les tentatives de meurtre, étaient en augmentation. À
Montréal, seulement pour l’année 1989, le nombre de meurtres était passé de 62
à 105, augmentant de plus de 20 pour cent par rapport à 1988. Les
tentatives de meurtre avaient augmenté, pour la même période, de 20,7 pour
cent.
D’autres
fusillades sur des lieux publics avaient pris place à la même période. En 1984,
un caporal des Forces armées canadiennes, Denis Lortie, avait tué 3 personnes
et en avait blessé 13 autres dans une fusillade à l’Assemblée nationale. En
1992, Valery Fabrikant avait ouvert le feu à l’Université Concordia à Montréal,
faisant 4 morts et une blessée.
Le Québec des
années 1980 avait vu un grand virage à droite de tous les partis politiques et
le déclin des grandes luttes ouvrières des années 1960 et début 1970 qui
avaient permis aux concepts de solidarité sociale, d’égalité et de progrès de
se frayer un chemin dans la conscience des masses.
Mais les
mouvements de la classe ouvrière, en grande partie trahis par les bureaucraties
syndicales politiquement subordonnées au parti de la grande entreprise qu’est
le Parti québécois, se sont affaiblis progressivement depuis la fin des années
1970, tandis que la classe dirigeante lançait un assaut massif sur les
conditions de la classe ouvrière. Les idées de solidarité sociale, d’égalité et
de progrès qui avaient permis aux masses d’espérer un avenir meilleur, étaient
constamment sous attaques.
C’est dans ce
contexte social qu’a pris place le geste de Marc Lépine. Sans doute, des
caractéristiques plus personnelles ont pu jouer un rôle dans les actions de
Lépine. Battu par son père et négligé par sa mère dans son enfance, il n’avait
eu qu’un ami dont il avait dû se séparer à 17 ans alors que sa mère avait
déménagé. Mais, mêmes les caractéristiques personnelles de la vie de Lépine ne
sont pas prises en compte par Villeneuve.
Le lien entre le
contexte social et la décision de Lépine de régler ses problèmes par la
violence est très complexe et nul ne peut prédire un tel geste avec une
exactitude mathématique. Toutefois, en lisant sa lettre d’adieu, on peut voir
que les conditions sociales ont pesé sur sa conscience.
Bien que de
manière extrêmement confuse qui montre un esprit dérangé, il fait référence à
la destruction du filet de sécurité social et à l’absence de toute perspective
d’avenir. Lépine avait fait une demande pour entrer à la Polytechnique qui
avait été refusée. Dans sa lettre, il écrit : « Depuis 7 ans que la vie ne m’apporte plus de joie et étant
totalement blasé, j’ai décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos...
Car pourquoi persévérer à exister si ce n’est que faire plaisir au
gouvernement… Elles [les féministes] veulent conserver les avantages des femmes
(ex. assurances moins cher, congé de maternité prolongé précédé d’un retrait
préventif, etc.) tout en s’accaparant de ceux des hommes. »
Tout cela ne
justifie pas le crime de Lépine. Mais, son profond malaise avait une base
réelle. Il y avait un lien entre son instabilité et la vie sociale.
Villeneuve a
bénéficié de près de vingt ans de recul pour faire son film et tenter de
comprendre la tragédie. Les tendances déjà discernables au début des années
1980 se sont accentuées et sont devenues encore plus évidentes: l’accroissement
des inégalités sociales, l’atomisation des travailleurs et la suppression de
leur appartenance de classe, la montée du militarisme et l’absence de
commentaire social sérieux et de débat politique.
Le spectateur
chercherait en vain dans Polytechnique ne serait-ce qu’une image forte
ou un dialogue intelligent qui pourrait l’amener à jeter un regard plus
critique sur ce processus social sous-jacent. Une occasion d’enrichir la
sensibilité humaine a été gaspillée.