Un mois durant, le
procès Clearstream, dont les audiences se sont terminées le 23 octobre, aura
été cyniquement utilisé comme une façade juridique cachant les luttes
politiciennes acharnées qui se jouent à l'intérieur de l'Etat.
Ce procès trouve
son origine dans les accusations de Nicolas Sarkozy, selon qui l'ex-premier
ministre Dominique de Villepin, avec l'aide de dirigeants d'entreprises et de
responsables des services de renseignement, aurait autorisé l'inclusion du nom
de Sarkozy sur une liste de détenteurs de comptes chez Clearstream, banque de clearing
– c'est-à-dire s'occupant des règlements interbancaires – tentant ainsi de le
discréditer. Le procès a établi que Villepin avait eu connaissance de ces
listes bien plus tôt qu'il ne l'avait admis auparavant. Les juges rendront leur
verdict en janvier 2010.
Cependant, tout
cela n'est pas suffisant en soi pour comprendre l'importance du procès. Les
prémisses remontent à 2006, lorsque Sarkozy et Villepin étaient en compétition
pour la nomination comme candidat officiel de l'Union pour un mouvement
populaire (UMP) aux élections présidentielles de 2007. Face à la contestation
montante de la classe ouvrière, Sarkozy proposait de se tourner plus
franchement vers Washington, rompant avec l'alignement sur Berlin et Moscou sur
lequel Villepin s'était appuyé pour s'opposer à l'invasion de l'Irak en 2003.
Cela exigeait des changements importants dans l'alignement des entreprises
françaises du secteur militaro-industriel, et dans la politique étrangère
française.
Un autre aspect du
procès tient aux tentatives de mettre fin aux enquêtes sur toute une série de
scandales politico-financiers qui secouent régulièrement l'establishment
français depuis le début des années 1990. Après l'effondrement de l'URSS, les
tensions avec les autres puissances, et en particulier les États-Unis, se sont
accrues, et les désaccords concernant les arrangements corrompus et meurtriers
de l'impérialisme français ont été de plus en plus étalés sur la place
publique.
Les principales
affaires étaient celles d'Elf et des ventes d'armes à l'Angola, de la vente des
frégates à Taiwan, ainsi que la publication par le journaliste Denis Robert de
son livre Révélation$, accusant Clearstream de cacher une criminalité de
grande ampleur, et une affaire de délits d'initiés chez EADS.
Il y a un côté
anti-démocratique dans le procès Clearstream : le passage sous silence de ces
scandales – par l'usage gouvernemental du secret défense, la complicité de
certains magistrats et le meurtre – et leur usage pour résoudre des querelles
politiques en dehors des élections et dans le dos de la population.
Les listings de
Clearstream
Cinq personnes
sont accusées de faux et/ou de diffamation dans ce procès : Villepin ;
l'ex-vice-président directeur d'EADS Jean-Louis Gergorin ; Ihmad Lahoud,
ex-trader chez Merrill Lynch, ex-dirigeant d'EADS et informateur pour les
services de renseignements français et américains ; le journaliste
d'investigation Denis Robert ; ainsi qu'un ex-stagiaire de l'entreprise
d'audit Arthur Andersen (aujourd'hui fermée) et informateur de Denis Robert,
Florian Bourges.
La présence de
Denis Robert et Florian Bourges sur cette liste est, à première vue,
surprenante : aucun des deux hommes n'était en position de déclencher ou
de profiter du déclenchement de l'enquête sur Sarkozy. L'effet inquiétant
qu'auront les poursuites engagées contre eux sur le journalisme d'investigation
est en revanche parfaitement clair. De ce point de vue, il est remarquable que
peu avant l'annonce en novembre 2008 du procès Clearstream, le 16 octobre,
Denis Robert avait annoncé sur son blog qu'il en cesserait la publication.
La publication de Révélation$
en 2001 avait fait l'effet d'une bombe politique en Europe, ses ramifications
s'étendant à toute la politique mondiale. Robert avait travaillé sur ce livre
avec un ex-directeur de Clearstream, Ernest Backes, licencié en 1983 après
avoir déclaré à la barre avoir aidé la Banco Ambrosiano italienne à réaliser
des versements non déclarés par l'entremise de Clearstream. Backes a également
témoigné dans l'enquête sur le meurtre du PDG de la Banco Ambrosiano Roberto
Calvi, et sur des allégations selon lesquelles la Banco Ambrosiano servait à
transférer des fonds de la CIA au syndicat polonais Solidarnosc et aux Contras,
rebelles de droite nicaraguayens.
En s'appuyant sur
les données de Backes et des listes de comptes de Clearstream, Robert fit un
certain nombre d'accusations explosives, dont :
(1) La Bank of Credit and Commerce International (BCCI),
par laquelle la CIA et Oussama Ben Laden envoyaient des fonds aux Mujahideensafghans dans les années 1980, a secrètement continué ses opérations à
travers Clearstream après sa banqueroute soudaine et sa fermeture en 1991.
(2) En 1997, la banque Menatep, liée à l'oligarque russe
Mikail Khodorkovski a détourné 7 milliards d'euros versés par le FMI au
gouvernement russe, qui ont été par la suite partagés avec des banques
américaines.
(3) Clearstream a aidé à transférer des pots-de-vin dans
le cadre du scandale de la vente des frégates par la France à Taiwan.
Le livre a été la
cible d'attaques de la part de la presse. Au cours des années qui ont suivi,
ses auteurs ont été accusés 31 fois de diffamation en France, en Belgique, en
Suisse et au Canada. Robert a été acquitté à chaque fois sauf en 2 occasions :
une condamnation à 1 euro symbolique contre laquelle il a fait appel, et une
condamnation pour diffamation en 2005 pour des propos prononcés après la
publication de Révélation$.
Malgré l'énorme
campagne médiatique déclarant que les accusations faites par Robert sont des
inventions, les milieux du renseignement ont étudié de près ses sources dans la
foulée de la publication du livre. C'est à cette occasion que la liste des
détenteurs de comptes chez Clearstream a été utilisée comme arme dans les
querelles politiques françaises.
En 2002, le
financier franco-libanais Ihmad Lahoud a été condamné pour fraude au cours de
l'effondrement du fonds d'investissement Volter, lequel vit la disparition de
42 millions de dollars. Lahoud avait des relations dans les cercles financiers
londoniens et aussi dans les milieux politiques français grâce à son beau-père
François Heilbronner, ex-chef d'état-major en second du président d'alors,
Jacques Chirac. Libéré en octobre 2002 après trois mois de prison, il a
contacté son frère Marwan, un dirigeant haut placé de l'entreprise d'armement
européenne EADS, disant qu'il avait des informations sur les réseaux financiers
d'Oussama Ben Laden.
Marwan Lahoud a
mis son frère en contact avec un autre dirigeant d'EADS, ayant des
responsabilités dans les services de renseignement, Jean-Louis Gergorin.
Gergorin l'a présenté au Général Philippe Rondot. Rondot travaillait pour
la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), qui gérait un centre
anti-terroriste et d'analyses conjointement avec la CIA et d'autres services de
renseignements occidentaux à Paris.
Marwan Lahoud a
également présenté Ihmad au journaliste Éric Merlen, qui organisa un
rendez-vous entre Ihmad Lahoud et Denis Robert en décembre 2002. Le
correspondant de Lahoud à la DGSE, dont les notes ont été publiées, lui a donné
des instructions précises sur ce rendez-vous. Robert ne savait apparemment
pas qu'il rencontrait un informateur de la DGSE, il a donné à Lahoud un CD contenant
ses informations sur les listes de comptes de Clearstream.
La mort subite du
magnat des affaires Jean-Luc Lagardère le 14 mars 2003 – à peine une semaine
avant l'invasion de l'Irak à laquelle Chirac et de Villepin s'étaient opposés –
provoqua une crise dans ces relations.
La mort de
Lagardère a été un événement majeur de la politique étrangère et industrielle
française. Il détenait Matra, une entreprise d'armement française qui avait
fusionné avec le franco-allemand EADS, et qui employait Marwan Lahoud et
Jean-Louis Gergorin. C'était un des principaux concurrents de Thomson-CSF, que
l'on considérait comme étant plus tourné vers le marché des armées américaines
et britanniques, et avec qui Matra s'était engagé dans une âpre compétition
durant la vente émaillée de scandales des frégates à Taiwan.
Gergorin a fait
remarquer que Lagardère était mort d'une forme rare d'encéphalite qui s'était
déclarée très soudainement, et qu'à l'époque le fond d'investissement américain
Highfields était en train d'augmenter ses parts dans le Groupe Lagardère.
Gergorin a fait part à Ihmad Lahoud de ses soupçons de ce que la mafia russe ou
des agents américains auraient pu assassiner Lagardère, espérant profiter de la
confusion causée par le transfert de la firme familiale à son fils
Arnaud. Il a demandé à Lahoud d'enquêter pour voir si les listings de
Clearstream pouvaient révéler quelque chose sur ce point.
En 2003 également,
Lahoud a rencontré Brigitte Henri – une assistante haut placée d'Yves Bertrand,
l'ex-chef de la DST (Direction de la surveillance du territoire), le service
des renseignements intérieurs. Yves Bertrand, considéré comme un proche de
Chirac, était vu comme hostile à Sarkozy depuis qu'il avait enquêté sur le rôle
attribué à ce dernier dans l'affaire Elf au début des années 1990. À l'époque,
Sarkozy soutenait le rival de droite de Chirac, Édouard Balladur, dans la
campagne pour les élections présidentielles de 1995.
Au cours des
rendez-vous entre Gergorin, Lahoud, Villepin et – suivant certaines allégations
– d'autres personnes comme Yves Bertrand, les noms de Nagy et Bosca ont été
ajoutés sur les listings des comptes de Clearstream. Ces noms sont ceux de la
famille de Sarkozy, qui est d'origine hongroise. En fin de compte, les noms de
plusieurs dirigeants d'entreprises et hommes politiques français – en
particulier le socialiste et président du FMI Dominique Strauss-Kahn, ainsi que
l'ex-ministre socialiste Jean-Pierre Chevènement – y sont apparus également.
Gergorin a envoyé
anonymement ces prétendus listings de Clearstream au juge d'instruction Renaud
van Ruymbeke, écrivant qu'ils l'aideraient dans son enquête sur le scandale des
frégates de Taiwan.
En juin 2004,
Rondot a présenté à la CIA des informations sur Ben Laden provenant de Lahoud.
Après réflexion, la CIA a déclaré qu'elle ne faisait pas confiance à Lahoud
comme source et a convaincu Rondot d'abandonner son informateur. Peu après, le
magazine d'information Le Point a révélé que les listings étaient
truqués, lançant publiquement l'affaire Clearstream.
Une crise
politique en germe
L'idée d'un procès
sur la question des listings de Clearstream que l'on soupçonnait falsifiés a
fait son chemin dans les cercles politiques français en novembre 2004, lorsque
Sarkozy a accusé Villepin d'avoir dissimulé les conclusions d'un rapport
montrant que ces listings de Clearstream étaient des faux.
En avril 2005,
lors d'un dîner avec des dirigeants haut placés du groupe Lagardère, Sarkozy a
proféré une menace devenue célèbre : « J'irai
jusqu'au bout, je n'ai rien à perdre. Il y aura du sang sur les murs lorsque je
serai au pouvoir. On les pendra tous à des crocs de bouchers. » Sarkozy y aurait nommé Gergorin, Villepin et des responsables
importants de la police et de la DST parmi ses cibles.
Deux coups majeurs
portés par la classe ouvrière au gouvernement du Premier ministre d'alors,
Dominique de Villepin, ont déclenché une crise politique sérieuse de l'Etat
français. Le 29 mai 2005, la population a répondu non à un référendum qui
aurait établi une constitution européenne. Tout en reflétant une opposition
populaire aux politiques sociales de droite promues par les institutions
européennes de Bruxelles, cela a aussi détruit les espoirs d'une organisation
de l'unité politique et d'une politique étrangère indépendante des États-Unis
par la bourgeoisie européenne.
Le gouvernement
Villepin avait également annoncé un Contrat première embauche qui limitait
sérieusement les protections des jeunes travailleurs sur le lieu de travail, ce
qui a déclenché une opposition de grande ampleur et de grandes manifestations
de lycéens, d'étudiants et de travailleurs entre février et avril 2006. En fin
de compte, Villepin a retiré une grande partie de la loi au début d'avril 2006.
Alors que les
syndicats et les partis « d'extrême gauche » étouffaient le mouvement
de manifestations populaires, le principal bénéficiaire en fut le premier
opposant de Villepin : Sarkozy.
À ce moment-là,
les enquêteurs de la police avançaient rapidement sur les listings de
Clearstream. Ils ont fouillé les bureaux d'EADS, de la DGSE, et du ministère de
la Défense, puis sont retournés aux bureaux de la ministre de la Défense
Michèle Alliot-Marie et du général Rondot le 13 avril. Le 28 avril, Villepin et
Chirac ont démenti les affirmations publiées par Le Monde selon
lesquelles Villepin avait ordonné à Rondot d'enquêter sur Sarkozy sur ordre de
Chirac. Le 2 mai, Villepin a été contraint de déclarer publiquement qu'il
n'avait pas l'intention de démissionner de son poste de Premier ministre.
En janvier 2007,
Sarkozy a été officiellement nommé candidat de l'UMP à la présidentielle de
2007. Peu après son élection en juillet, Villepin a été accusé de complicité de
dénonciation calomnieuse, complicité de faux, et d'autres infractions liées. En
novembre 2008, les juges ont officiellement décidé que Villepin et les autres
personnes mises en examen passeraient devant un tribunal.
Le procès
Clearstream
Ce procès,
s'étendant du 21 septembre au 23 octobre, a été marqué par des initiatives
tactiques des diverses parties pour influencer la cour et l'opinion publique.
L'avocat de Villepin a dénoncé la vendetta de Sarkozy contre son client, notant
que l'immunité présidentielle de Sarkozy l'a protégé contre d'éventuelles mises
en accusation de son côté. Sarkozy s'en est pris publiquement à Villepin le 23
septembre en désignant les accusés comme « les coupables », violant
la présomption d'innocence. Les témoignages de Lahoud et Gergorin, qui ont tous
deux cherché à faire porter la responsabilité pour la création initiale des
listings truqués sur l'autre, se sont contredits à plusieurs reprises.
Le 5 octobre, au
cours d'un témoignage largement considéré comme mauvais pour Villepin, Rondot a
décrit la participation de Villepin aux réunions de juillet 2004 au sujet des
listings de Clearstream. En particulier, il a cité Villepin qui aurait donné
l'avertissement suivant : « Si nous
apparaissons, le président de la République [Chirac] et moi, nous sautons. »
L'absence au
procès de certains participants importants à l'affaire est assez étrange. Alors
que l'assistant d'Yves Bertrand travaillait de près avec Lahoud, Bertrand n'a
été interrogé que durant une journée, au cours de laquelle il n'a fait
qu'affirmer qu'il n'avait jamais rencontré Lahoud. Il n'a pas été mis en
examen.
Tout en s'attaquant
à des questions essentielles sur la politique étatique et les preuves d'une
criminalité très répandue dans la classe dirigeante, ce procès a dégénéré dans
les désaccords non résolus sur les actions d'une petite clique autour de
Villepin. C'est une indication supplémentaire du caractère anti-démocratique de
cette procédure.
Sources :
Frédéric Charpier,
Une affaire de fous: Le roman noir de l'affaire Clearstream (Seuil:
Paris, 2009).
Frédéric Charpier,
La CIA en France (Seuil: Paris, 2008).
Thierry Gadault, EADS:
La guerre des gangs (Éditions Générales First: Paris, 2008).
Véronique
Guillermard & Yann le Galès, Le bal des ambitions: avions, argent, armes
et politiques (Roger Laffont: Paris, 2009).