Le 5 avril, la Grèce a annoncé son projet d’emprunter 5 à 10 milliards de
dollars aux Etats-Unis, se présentant comme un « marché émergent » --
c’est-à-dire comme un pays pauvre qui verse pour ses dettes des taux
d’intérêt plus élevés afin de compenser le risque de défaillance.
La classification de la Grèce comme un marché émergent est un signe
supplémentaire – auquel s’ajoute l’appel lancé le mois dernier par la Grèce
au Fonds monétaire international (FMI) – que les mesures de réduction
d’emplois et des coûts de main-d’œuvre appliquées depuis les années 1970 par
le FMI à l’Afrique et à l’Amérique latine vont maintenant gagner l’Europe.
Nikos Mourkogiannis, un économiste sis à Londres, a commenté cela ainsi :
« La Grèce est un marché émergent et un pays des Balkans et le fait qu’elle
soit membre de la zone euro n’est pas une contradiction. »
La Grèce projette de lever des fonds en émettant des obligations fixées
par enchères et supervisées par des banques d’investissement de Wall Street
telles Morgan Stanley. Goldman Sachs devait superviser les enchères grecques
mais ceci n’a pas abouti dans un contexte de rumeurs selon lesquelles des
investisseurs chinois ont dit ne pas vouloir prêter à la Grèce.
Il a été annoncé que le ministre grec des Finances, George
Papaconstantinou, se rendrait aux Etats-Unis « après le 20 avril, » mais il
a abandonné le projet de se rendre en Asie après sa visite aux Etats-Unis.
Le projet d’emprunt a lieu au moment où la Grèce rencontre de plus en
plus de difficultés à lever des fonds sur les marchés financiers européens.
Le coût d’obligation à dix ans du gouvernement grec est passé le 6 avril à
7,161 pour cent, un taux d’intérêt de 4 pour cent plus élevé que celui payé
par l’Allemagne. En comparaison, le taux d’emprunt du Brésil sur dix ans
s’élève à 4,9 pour cent, celui du Mexique à 4,8 pour cent, celui de la
Pologne à 5,5 pour cent et de la Hongrie à 6,6 pour cent. Les taux d’intérêt
sur deux ans de la dette grecque ont fait un bond de 1,2 pour cent pour
atteindre 6,48 pour cent, un bond d’une importance inhabituelle en une seule
journée qui laisse percevoir un renforcement des craintes quant à une
défaillance de la dette souveraine grecque.
La Grèce avait été en mesure de couvrir ces besoins financiers en avril
mais doit encore lever 10 milliards d’euros en mai.
Il apparaît de moins en moins certain que la Grèce pourra éviter de faire
défaut sur sa dette vu que les paiements de ses intérêts augmentent au fur
et à mesure qu’augmentent le taux d’intérêt qu’elle paie sur ses dettes et
que les réductions draconiennes d’emplois et de salaires réduisent la base
de ses impôts.
Les Grecs riches transfèrent de plus en plus leur argent hors du pays,
sapant ainsi encore plus les banques grecques. Le journal britannique
Daily Telegraph a écrit hier que les ménages grecs avaient déposé 3
milliards d’euros en février et 5 milliards d’euros en janvier sur des
comptes bancaires offshore auprès des principales banques européennes, telle
HSBC et la Société Générale. La Suisse, la Grande-Bretagne et Chypre
seraient les principales destinations des fonds grecs.
Le Telegraph a cité John Raymond, analyste à CreditSights disant :
« Les banques elles-mêmes sont préoccupées par ce phénomène [les sorties de
capitaux] parce qu’elles n’ont pas d’autres sources de financement pour le
moment. Les banques grecques ne seront pas en mesure d’accroître les volumes
de crédit si les dépôts n’augmentent pas et si une détérioration continue de
leur base de dépôts les incite à réduire encore plus leurs prêts, étouffant
de ce fait la croissance économique réelle. »
De plus, des doutes commencent à émerger quant au projet de plan d’aide
commun Union européenne -FMI pour la Grèce proposé en mars dernier lors du
sommet de l’UE à Bruxelles. Il avait été convenu que les gouvernements de la
zone euro prêteraient à la Grèce à des taux d’intérêt « non concessionnels »
mais ces taux d’intérêt sont maintenant devenus un sujet de discorde. Alors
que la plupart des pays de la zone euro sont disposés à prêter des fonds à
des taux situés entre 4 et 4,5 pour cent, l’Allemagne insiste pour que la
Grèce paie entre 6 et 6,6 pour cent d’intérêt – taux potentiellement assez
élevé pour provoquer une défaillance.
Un « haut responsable de l’UE » a dit au Financial Times : « Si on
dit que l’ensemble de l’effort de consolidation de la Grèce est mis en
danger » en raison de l’écart considérable existant entre les taux d’intérêt
versés par la Grèce et ceux versés par l’Allemagne, « on doit faire en sorte
que cet écart s’amenuise. »
Le commentateur du Financial Times Martin Wolf a fait remarquer la
possibilité que le FMI, au sein duquel les Etats-Unis disposent d’un droit
de veto effectif, pourrait entrer en conflit avec l’Allemagne s’il
s’apercevait que la politique allemande était punitive au point où même la
réduction des dépenses imposée par le FMI n’équilibrerait pas le budget :
« Que se passe-t-il si le FMI n’est pas d’accord avec la Commission
[européenne] ? De tels désaccords semblent possibles. Le resserrement
fiscal, accepté par la Grèce, de 10 pour cent du produit intérieur brut sur
trois ans, semble impossible compte tenu de l’absence de politique monétaire
ou de taux de change flottant. Peut-être qu’aucun programme ne réussirait au
vu de telles conditions initiales défavorables. »
En comparant la Grèce à l’Argentine qui est entrée en défaut de paiement
en 2001, Stephen Jen de BlueGold Capital Management LLP a dit : « Les
problèmes de la Grèce et de l’Argentine ne sont peut-être pas identiques
mais il y a beaucoup de similitudes en termes d’inflexibilité de la monnaie,
de fuite des capitaux et du danger que les mesures d’austérité n’entraînent
un sérieux resserrement de la croissance. »
Le premier ministre grec, Giorgios Papandreou, a suggéré que le plan
d’aide Union-européenne-FMI et le rétablissement des prêts de la Banque
centrale européenne (BCE) à la Grèce, ainsi que la fin des grèves nationales
organisées par les syndicats grecs, signifiaient la fin de la crise grecque.
Dans cette optique il a déclaré au Nouvel Observateur : « Je pense
que le pire de la crise que nous avons connue est passée, le pic de la crise
en quelque sorte. Mais il y a encore beaucoup de travail, un travail
difficile. La Grèce a retrouvé sa crédibilité. »
L’évolution récente de la situation a cependant rendu caduques de telles
affirmations. De plus, avec le retour des travailleurs au travail, les
stratèges capitalistes se sentent à présent libres de projeter d’autres
attaques de la population. Une défaillance notamment créerait les conditions
pour que les principales banques dictent sur le champ au gouvernement grec
une réduction massive des salaires et des dépenses sociales.
Un sondage récent a montré que seulement 34,7 pour cent de la population
grecque soutenait la politique de Papandreou et de son parti
social-démocrate (PASOK). Mais même ce faible niveau de soutien existe dans
des conditions où 60 pour cent de la population s’attend à ce que la
situation financière grecque s’améliore. Papandreou a cependant répété
dernièrement que sa politique impliquait de la rigueur, disant que les
conditions resteraient douloureuses « parce que les restrictions, les
baisses de salaires, les mesures économiques font mal et toute la population
le ressentira dans les années qui viennent. »
Ceci souligne le rôle traître joué par les syndicats, notamment la GSEE
du secteur privé et l’ADEDY du secteur public, tous deux des syndicats
dirigés par le PASOK. Tout en organisant des grèves pour détourner la colère
populaire contre le gouvernement, ils encouragent l’idée que Papandreou
pourrait être forcé d’adopter une politique moins douloureuse. Le
porte-parole de la GSEE, Stathis Anestis avait déclaré au World Socialist
Web Site, « Nous sommes prêts à accepter des mesures de rigueur à la
condition qu’elles soient équitables. »
Dans son projet de s’adresser à Wall Street, le principal atout du
gouvernement grec pour attirer des investisseurs est le ralliement des
syndicats derrière le programme d’austérité et le rôle qu’ils jouent à
réprimer l’opposition de la classe ouvrière.
Les principales banques chercheraient à ruiner tout pays dont la classe
ouvrière continuerait à résister aux coupes – comme l’avait expliqué au
journal Les Echos, Jacques Delpha, du Conseil d’Analyse économique.
Il avait écrit : « Pour atteindre le niveau de compétitivité de la
France, l’Espagne doit baisser ses coûts salariaux de 20 pour cent et la
Grèce de 25 pour cent, sinon les prêteurs privés internationaux risquent
d’arrêter subitement de prêter. Au pis, les populations refuseront cet
ajustement brutal de leur niveau de vie ainsi que les réformes radicales
associées. Le défaut sur leur dette publique et privée serait alors
inévitable, ainsi qu’une sortie de ces pays de la zone euro. Les
conséquences seraient dramatiques pour leurs populations avec une récession
majeure (causée par la réduction instantanée des déficits publics et
extérieurs) et une faillite généralisée de leurs banques. »
Alors que la perspective pro-gouvernementale des syndicats a
temporairement mis sur la touche l’opposition de la classe ouvrière, les
divisions internationales occupent le devant de la scène.
Le 5 avril, le vice-premier ministre grec, Theodoros Pangalos, s’est
rendu au Portugal qui est également confronté à de vastes dettes. Dans une
interview accordée à l’hebdomadaire économique Jornal de Negocios, il
a attaqué l’Allemagne pour avoir une « approche moralisante, raciste » et
pour donner la responsabilité de la crise à la Grèce. Il a dit que les
Allemands pensaient que les Grecs ne travaillaient pas suffisamment, ce qui
était « ridicule » vu « les gains de productivité substantiels réalisés dans
l’industrie et l’agriculture grecques. »
Il a dit à Jornal de Negocios, « Vous êtes les prochaines victimes
[…] J’espère que cela ne se produira pas et que la solidarité l’emportera et
que nous trouverons une issue à cette escalade [du coût des emprunts]. Mais
si cela ne se produit pas, la prochaine victime sera probablement le
Portugal. Ce qui nous arrive maintenant est dû au fait que nous sommes dans
une situation pire, mais cela pourrait également se produire en Espagne et
au Portugal. »
La décision d’Athènes d’emprunter de l’argent à Wall Street est une
tentative de contrebalancer l’Allemagne avec les Etats-Unis. Durant sa
visite à Washington en mars, il avait loué le discours tenu le 12 mars 1947
par le président Harry Truman où celui-ci avait appelé au soutien américain
pour le gouvernement droitier grec contre le mouvement révolutionnaire armé
des travailleurs et des paysans grecs. L’intervention américaine qui
s’ensuivit dans la guerre civile grecque marqua le début de la Guerre
froide.
Cette allusion à la Grèce comme rampe de lancement de l’influence
américaine en Europe est hautement significative dans le contexte financier
et politique actuel. Au milieu des tensions internationales qui s’aggravent
et de la discussion sur une éventuelle défaillance grecque – qui
entraînerait une lutte entre les créanciers de la Grèce au sujet de qui
serait remboursé – Athènes cherche à se protéger en impliquant diverses
grandes puissances. Ceci ne fera qu’exacerber les tensions internationales
que la crise grecque a déjà provoquées.