Le dernier stade de la crise de l’endettement
européen laisse apparaître les divisions les plus graves de l’histoire de
l’Union européenne.
Les éditorialistes et les commentateurs économiques
spéculent publiquement quant à l’effondrement de la monnaie commune du
continent et, il y a à peine quelques semaines, la chancelière allemande Angela
Merkel a averti qu’une défaillance de l’euro signifierait la fin de
l’Union européenne elle-même.
L’acrimonie qui existe entre les dirigeants
européens quant à l’avenir de l'Europe a trouvé son apogée dans les
critiques faites par le président de l'Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, à
l’égard du rôle joué par l’Allemagne dans la crise. Suite la
semaine passée au rejet de Berlin de ses propositions d’une obligation
européenne, Juncker, qui a longtemps été considéré comme un étroit allié de
l’Allemagne, a été extrêmement direct. « L’Allemagne raisonne
de manière un peu simpliste, » a-t-il dit, en ajoutant qu’elle
traitait les affaires européennes de manière « peu européenne. »
Au sein de l’Allemagne, une nouvelle campagne
nationaliste a été lancée pour libérer la plus grande économie du continent de
ses engagements envers l'Europe. Dans son dernier livre, « Sauver notre
argent », l’ancien patron de la fédération allemande de
l’industrie, Hans-Olaf Henkel, argumente en faveur d’une séparation
en deux de la zone euro, avec l’Europe septentrionale (Allemagne, les
Pays-Bas, l’Autriche) dans un camp et les pays méridionaux tels
l’Espagne, l’Italie et la France dans l’autre.
La proposition de Henkel, si elle est appliquée, serait un
prélude à l’éclatement de l’euro et au fractionnement de
l’Europe en général. Sa thèse d’une Europe à deux vitesses est
soutenue par le tristement célèbre social-démocrate Thilo Sarrazin, qui a
dernièrement publié son propre livre propageant des arguments racistes contre
les immigrés musulmans. La présentation de « Sauver notre argent »
a été faite au moment de son lancement officiel par le ministre allemand des
Finances lui-même, Rainer Brüderle.
Des forces se regroupent présentement en Allemagne pour
l’émergence d’un nouveau parti pseudo-populiste de droite basé sur
le nationalisme, la défense des intérêts de l’élite dirigeante et une
attaque intransigeante contre les acquis sociaux de la classe ouvrière.
Dans un certain nombre de pays européens, dont
l’Italie, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Hongrie, des
partis politiques ultra droitiers et racistes sont soit déjà au gouvernement
soit jouent un rôle majeur dans la détermination de la politique. En France, le
président Sarkozy a cherché à s’approprier les positions du Front
national néo-fasciste au moyen de campagnes menées contre les communautés
musulmanes, sinti et roms du pays.
A chaque fois, la montée de l’extrême droite est
étroitement liée à l’offensive lancée par l’élite dirigeante contre
les conditions de vie des travailleurs européens et le système d'Etat
providence.
Après avoir débloqué des milliers de milliards
d’euros pour sauver les banques du continent, les élites dirigeantes insistent
pour que la population laborieuse paie l’addition. A présent les
gouvernements à Berlin et à Paris, ainsi que la bureaucratie communautaire à
Bruxelles, dictent partout sur le continent l’application de programmes
d’austérité qui détruiront ce qui reste des services sociaux en jetant
des millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté.
L’encouragement du populisme droitier vise à diviser
les travailleurs sur des lignes nationalistes et en créant les meilleures
conditions pour cette offensive. Ceci est également la raison des campagnes
chauvines menées par de nombreux gouvernements européens contre les couches
sociales les plus opprimées.
Comme le signalait l’historien Tony Judt dans sa
récente histoire de l’Europe, les fondateurs de l’Union européenne
et du système européen d’Etat providence étaient essentiellement des
politiciens conservateurs qui avaient connu directement et qui se souvenaient
parfaitement du carnage de la Première et de la Deuxième guerre mondiale.
Confrontés à la radicalisation de la classe ouvrière après
la Seconde guerre mondiale, ils avaient décidé d’établir des conditions
minimales pour le bien-être des vastes masses de citoyens du continent. Leur
objectif était de créer des conditions favorables aux entreprises européennes
pour l’obtention de marchés tout en empêchant un retour au type de
nationalisme destructeur qui avait plongé l’Europe dans la guerre.
A présent, tous ces piliers de l’ordre
d’après-guerre sont en train d'être systématiquement démantelés par
l’élite politique européenne. La crise financière de 2008 qui a porté le
dernier coup à l’encontre du cadre politique soutenant le projet
d’une Europe capitaliste unifiée a révélé les rapports parasitaires
existant entre les banques et les gouvernements européens de quelque tendance
qu’ils soient, conservateurs ou sociaux-démocrates.
Maintenant, le nationalisme économique est de plus en plus
à l’ordre du jour. Tous les gouvernements européens les uns après les
autres, avec l’entier soutien de leurs appareils syndicaux respectifs,
font passer, aux dépens des travailleurs des autres pays, l'intérêt national au
rang de principe politique le plus élevé.
En dernière analyse, la crise actuelle prouve
l’incapacité totale des classes dirigeantes européennes à intégrer
l’Europe de manière pacifique et progressiste. La montée du nationalisme
partout en Europe remet à l’ordre du jour tous les problèmes non résolus
du vingtième siècle.
Dans ses écrits sur la question européenne Léon Trotsky
avait averti dans les années 1920 que si la classe ouvrière ne réussissait pas
à résoudre la crise de la société européenne par ses propres méthodes, la
solution « sera apportée par la réaction. »
La brillante évaluation par Trotsky des relations
européennes de cette époque n’a rien perdu de son importance. Dans son
essai de 1926 « Europe et Amérique », Trotsky concluait que seule la
classe ouvrière européenne était capable d’unifier l’Europe. Il
écrivait : « Les économistes bourgeois, les pacifistes, les chasseurs
de profit, les rêveurs et les simples radoteurs bourgeois ne répugnent pas de
nos jours à parler d'Etats unis d’Europe. Mais cette tâche est au-dessus
des forces de la bourgeoisie européenne qui est totalement rongée par les
contradictions. Seul le prolétariat européen victorieux pourra unifier
l’Europe. »
L’émergence explosive de fissures profondes dans la
politique européenne montre clairement que la perspective de Trotsky des Etats
socialistes unis d’Europe demeure la seule alternative progressiste à la
montée du nationalisme et à la menace de la dictature et d’une nouvelle
guerre mondiale.