Le juge
de renommée internationale Baltasar Garzón, accusé par l'organe
de tutelle de la magistrature espagnole, le Conseil général du
pouvoir judiciaire (CGPJ) d'avoir entravé le cours de la justice,
a été suspendu de ses fonctions le 14 mai. Sa suspension révèle
à des millions de personnes en quête de justice pour les victimes
de la dictature fasciste de Franco le pouvoir et l'influence que
détient encore l'extrême droite, 30 ans après la soi-disant
« transition pacifique vers la démocratie ».
Le
procès de Garzón s'ouvrira au Tribunal
suprême plus tard cette année. S'il est condamné, il risque
jusqu'à 20 ans de suspension ce qui mettra définitivement fin à
sa carrière comme l'un des juges d'investigation les plus
célèbres du monde.
Il a
à faire face à trois chefs d'accusation. La principale
accusation implique son enquête en 2008 sur les crimes de la
dictature. Le juge Garzón avait accusé Franco et 44 de ses anciens
généraux et ministres, plus 10 membres du parti de la Phalange, de
crimes contre l'humanité en ordonnant l'exhumation de fosses
communes où plus de 100.000 de leurs victimes furent enterrées.
Emilio Silva, le président
de l'Association pour la récupération de la mémoire historique,
a déclaré, « Ceux qui vont placer Garzón sur le banc des
accusés pour avoir enquêté sur le franquisme sont ceux qui ont
tué 98 pour cent des victimes exhumées. »
Amnesty
International a dit que « l'on avait jamais entendu parler
qu'un magistrat puisse être jugé pour chercher à obtenir la
vérité, la justice et la réparation. »
La
deuxième accusation contre Garzón est liée à son enquête sur un
cas de corruption présumée, communément appelé « l'affaire
Gürtel », impliquant des hommes d'affaires, des
responsables et des élus locaux, dont beaucoup sont liés au parti
d'opposition de droite, le Parti populaire espagnol (PP). Durant
plus d'une décennie, un chef d'entreprise, Francisco Correa,
est supposé avoir soudoyé des responsables du PP dans des régions
et des villes qu'ils contrôlaient en échange de l'attribution
de contrats lucratifs. Le trésorier du PP, Luis Barcenas, ainsi que
plusieurs maires, un haut fonctionnaire régional et un législateur
de l'UE ont démissionné suite à cette affaire. Garzón est
accusé d'écoutes illégales de conversations tenues en prison
entre les inculpés et leurs avocats.
La
troisième accusation implique des allégations selon lesquelles
Garzón a classé sans suites des plaintes concernant le président
de la banque Santander, Emilio Botín, quelques mois après que la
banque ait parrainé une série de séminaires à l'université de
New York, début 2005. Bien que la juridiction nationale ait accepté
les affirmations d'innocence de Garzón, l'affaire fut réouverte
en 2009.
La
suspension de Garzón fut la conséquence d'une plainte
privée portée contre lui par deux organisations d'extrême
droite - le petit syndicat de fonctionnaires Manos Limpias (Mains
propres) formé en 1995 par le dirigeant du Front national, Miguel
Bernard, et Libertad e Identidad (Liberté et Identité). Et, plus
récemment, la Phalange a également ajouté son nom à l'acte
judiciaire.
Le 7
avril dernier, le juge de la Cour Suprême Luciano Varela, en accord
avec les plaignants, a accusé Garzón d'avoir
sciemment outrepassé sa compétence en lançant son enquête. Le
tollé fut tel qu'il fut obligé par la suite de rayer la Phalange
de l'acte judiciaire.
Le chef
d'accusation principal contre Garzón est qu'il a
ignoré la loi d'Amnistie votée en 1977 après la mord de Franco.
L'amnistie était l'une des mesures inclues dans le cadre
convenu entre les sections du vieux régime et les Partis communiste
et socialiste pour empêcher une révolution durant la « transition
pacifique vers la démocratie ». L'élite dirigeante, dont
un bon nombre n'a jamais renoncé à sa loyauté à Franco, craint
qu'une enquête sur le passé de l'Espagne ne mette un terme à
l'accord couvrant les crimes des fascistes.
Garzón
a été impitoyablement poursuivi bien qu'ayant capitulé aux
pressions émanant de la droite, de l'Eglise et de la majorité de
la magistrature en restreignant ses activités. Quatre semaines
après avoir ouvert l'enquête sur
Franco, il transmettait la responsabilité des exhumations des
charniers de masse aux conseils locaux dont il savait qu'ils ne
disposaient que de ressources limitées pour y procéder ou qu'ils
se trouvaient sous le contrôle du PP.
Quelques
jours avant sa suspension, Garzón avait
demandé au CGPJ de lui permettre d'accepter une proposition de
travailler aux « services spéciaux » de la Cour pénale
internationale en tant que représentant du CGPJ, ce qui l'aurait
écarté du système judiciaire espagnol et éventuellement entraîné
le classement de son affaire. Mais le CGPJ ne lui permit que d'aller
pendant une période de sept mois à La Haye comme consultant et
conseiller de Luis Moreno Ocampo, le procureur de la Cour pénale
internationale.
Quatre
jours après sa suspension, à l'occasion
de la remise de son prix « Liberté et Démocratie René
Cassin » décerné par l'association française « Jeune
République », Garzón a rassuré ses adversaires en niant que
son enquête avait été « une tentative d'atteinte à la
stabilité politique ». Il avait plutôt accompli une
« nécessité démocratique » de façon à ce que les
« blessures ne soient pas rouvertes. »
En
Espagne, beaucoup de personnes sont
écoeurées par la poursuite de Garzón et par la manière dont son
enquête fut bloquée. Il y eut plusieurs manifestations de soutien
en sa faveur et une pétition a recueilli des dizaines de milliers
de signatures. Un grand nombre d'artistes et d'intellectuels ont
envoyé des lettres de protestation dont des personnalités
internationales comme le réalisateur Pedro Almodóvar, les acteurs
Javier Bardem, Juan Diego Botto et Alberto San Juan, le chanteur
Pedro Guerra et les écrivains Luis García Montero et Almudena
Grandes.
Le
mouvement d'opposition cependant est dirigé par les
organisations qui sont responsables du système politique qui avait
empêché un règlement de compte avec les crimes de Franco.
La
Confédération syndicale de CCOO, mise sur pied par le Parti
communiste espagnol (PCE) et l'Union générale des Travailleurs
(UGT) contrôlée par le Parti socialiste (PSOE) ont joué un rôle
crucial en déviant les luttes politiques
des travailleurs après la mort de Franco en 1975 et en acceptant
l'amnistie pour les fascistes qui est à présent utilisée contre
Garzón.
Leurs
déclarations de soutien à Garzón sont prudemment formulées.
L'UFT dit qu'une « action qui soulève beaucoup de
soupçons a été transformée en ce que
l'UGT considère comme une poursuite injuste, une suspension
lamentable d'un juge intègre et une action judiciaire qui sera
difficilement comprise dans la sphère internationale et étant
préjudiciable à l'image du pays. »
Le CCOO
adopte une attitude en apparence plus radicale en appelant au
« versement de réparations complètes aux familles et aux
victimes des crimes commis durant le franquisme ainsi que la
condamnation de tous les responsables », à savoir,
ajoute-t-il, « dans les cas où ils sont encore en vie. »
En ce
qui concerne le gouvernement PSOE, ses déclarations se
sont surtout concentrées à se défendre contre les attaques
du PP quant à la participation d'un ministre PSOE à une
manifestation de soutien à Garzón. Plusieurs fédérations du
parti PSOE ont publié des déclarations mitigées de soutien à
Garzón dont une qui rassure l'élite dirigeante en disant qu'« en
opposition à ce que dit le PP, ces procès ne rouvrent pas de
vieilles plaies mais servent à fermer celles qui demeurent ouvertes
par l'impunité et l'injustice. »
La
droite n'a aucune raison d'accepter de
tels efforts pour la rassurer. Ils savent qu'une enquête sur les
crimes du régime de Franco, même de caractère restreint, menace
le compromis politique sordide qui a permis à la bourgeoisie
espagnole de maintenir le pouvoir. Elle révèlerait aussi le rôle
contre-révolutionnaire joué par le Parti socialiste et avant tout,
le Parti communiste et son secrétaire générale, Santiago
Carrillo, pour avoir servi d'intermédiaire à la transition après
la mort de Franco.