En fin de semaine dernière, le
gouvernement allemand a déclaré envisager à nouveau de faire interdire le parti
néo-fasciste Nationaldemokratische Partei Deutschlands (Parti
national-démocrate d’Allemagne — NPD). Le NPD ne peut être interdit que par la
Cour constitutionnelle allemande et cette interdiction doit être requise par le
Bundestag (chambre basse du parlement), le Bundesrat (chambre haute) ou le
gouvernement fédéral.
Une demande similaire avait
échoué en 2003. A l’époque, la Cour constitutionnelle avait classé l’affaire
lorsqu’il était devenu évident qu’un grand nombre des fonctionnaires du parti
étaient des agents des services de renseignement intérieur infiltrés au sein du
NPD. Un grand nombre de propos servant à justifier l’interdiction avaient émané
de personnes qui étaient à la solde des services de renseignement. La Cour
avait justifié sa décision de prononcer la suspension de la procédure en disant
que l’affaire était « une affaire d’Etat. »
Des appels pour l’interdiction du
NPD sont toutefois devenus plus véhéments notamment depuis que la série de
meurtres commis par le NSU a été découverte. Au moins dix immigrés vivant en
Allemagne et une femme policier ont été assassinés au cours d’une période de
plusieurs années au vue et au su des agences de sécurité. Le nombre des agents
secrets infiltrés qui sont encore actifs au sein de la direction et des
adhérents du NPD n’a pas diminué depuis 2003 mais au contraire augmenté pour
atteindre 130.
Un grand nombre de personnes sont
à juste titre indignées et inquiètes quant à l’ampleur et à la brutalité de
cette terreur d’extrême droite. Mais, l’interdiction d’un parti, même d’un
parti de droite, entraîne inévitablement une restriction radicale des droits
démocratiques. Les agences gouvernementales se sont arrogées le droit de
décider quels partis les citoyens peuvent ou ne peuvent pas avoir.
Les juges de la Cour
constitutionnelle, non élus par le peuple et sans aucune légitimité
démocratique, décideront si un parti est constitutionnel et autorisé ou s’il
est inconstitutionnel, donc interdit. Une telle restriction des droits civiques
renforce toujours la droite, donc les tendances autoritaires au sein de
l’appareil d’Etat.
Heribert Prantl, l’actuel rédacteur
en chef pour la politique intérieure du quotidien Süddeutsche Zeitung,
est l’un de ceux qui réclame le plus fortement une telle atteinte au droit à la
liberté d’expression et d’association. Il reconnaît ouvertement qu’une telle
interdiction ne changerait rien au racisme et à la xénophobie. Il n’explique
pourtant pas pourquoi le racisme, surtout à l’encontre des Musulmans, est depuis
longtemps devenu chose convenable au sein de l’establishment allemand.
Le nom de Thilo Sarrazin –
l’ancien ministre social-démocrate des Finances du gouvernement de la ville de
Berlin et membre du directoire de la Bundesbank (Banque fédérale) qui a publiquement
déclaré que les immigrés musulmans avaient une longue tradition d’unions
incestueuses et de déficience intellectuelle d’origine génétique – ne figure pas
une seule fois dans les commentaires de Prantl.
En fait, le racisme et le
nationalisme, qu’encouragent certaines sections de l’élite dirigeante, et la
privation de droits démocratiques comme l’interdiction des partis, sont deux
faces d’une même médaille. Le même Etat, qui stigmatise les immigrés et promeut
la discrimination à leur égard, est étroitement lié aux organisations
droitières par ses agents infiltrés. Celui-ci se sert à présent du NPD pour
créer un précédent qui sera ensuite utilisé contre la gauche et les opposants
au capitalisme.
C’est là une expérience
historique fondamentale que la restriction des droits démocratiques finit
toujours par aboutir à un renforcement des sections droitières et
conservatrices de la société en affaiblissant la classe ouvrière qui a autant
besoin de la liberté et de la démocratie que de l’air pour respirer. L’histoire
de la République de Weimar des années 1920 tout comme celle de l’Allemagne
d’après-guerre le montre clairement.
Prantl rejette cette expérience
historique. Il cite le juriste Hans Kelsen qui, à l’époque de la République de
Weimar, mit en avant cette thèse que la démocratie « tolérerait également
un mouvement conduisant à la destruction de la démocratie. » L’on doit
rester fidèle à son drapeau même si le navire sombre, affirme Kelsen en
ajoutant que même dans l’abîme on peut garder l’espoir que « l’idéal de
liberté est indestructible et sera à nouveau passionnément ressuscité. »
Pranlt se réfère à cette thèse comme
étant celle d’une « démocratie hara-kiri » et loue la constitution
allemande qui, affirme-t-il, a renforcé la démocratie au moyen d’interdictions
de partis et d’une prétendue défense de la dignité humaine.
La mauvaise foi de ces lignes est
immense. La République de Weimar ne s’est pas effondrée parce qu’elle était
trop libérale et démocratique ou parce que des libéraux et des gens de gauche
bien-pensants ont empêché la répression de tendances antidémocratiques.
En fait, depuis 1922, il existe
une soi-disant Loi pour la Défense de la République qui permet l’interdiction
et la dissolution d’organisations hostiles à l’Etat et la poursuite judiciaire
de propos séditieux. L’évènement déclencheur de l’introduction de cette loi a
été l’assassinat du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Walther
Rathenau, par un membre de l’extrême-droite. L’assassinat avait donné lieu à
des manifestations de masse et même à une grève de 24 heures appelée par le
Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD). Dans un discours
célèbre, le chancelier Joseph Wirth (un membre du parti conservateur Deutsche
Zentrumspartei (en abrégé, le « Centre » n.d.t.), avait déclaré à
l’époque au parlement : « Le voici l’ennemi qui injecte son venin
dans les blessures d’un peuple… Et il ne fait pas de doute que cet ennemi
est à droite. »
Toutefois, la Loi pour la Défense
de la République fut alors utilisée exactement dans le sens contraire car pour
les juges, les procureurs, les policiers et une grande partie des élites
politiques, militaires et économiques, le principal ennemi se trouvait essentiellement
dans le mouvement ouvrier. Les innombrables pogromes, matraquages et meurtres
perpétrés par le mouvement nazi grandissant étaient rarement punis et le cas
échéant de façon bénigne, alors que les partisans de la gauche et les
socialistes dont les propos, impopulaires aux yeux de l’establishment, étaient
sanctionnés par des peines de prison.
L’appareil d’Etat qui durant sa
lutte contre la classe ouvrière et la démocratie avait contribué à la montée de
Hitler – et ce, à l’aide de la loi pour la Défense de la République – a servi
son règne de terreur durant 12 ans pour finalement être repris, en grande
partie inchangé, par la République fédérale d’Allemagne d’après-guerre.
Là aussi,l’adversaire de
l’Etat demeura la classe ouvrière. Dès 1950, le nouveau gouvernement d’Allemagne
de l’Ouest s’en prenait avec virulence aux soi-disant « tendances
communistes ». En 1952, le gouvernement du chancelier Konrad Adenauer
(Union chrétienne démocrate, CDU) demanda l’interdiction du Sozialistische
Reichspartei (Parti socialiste du Reich, SRP) d’extrême droite qui fut imposée
plus tard cette année. La demande d’interdiction du SRP fut suivie trois jours
après à peine par une demande d’interdiction du KPD (Parti communiste). Ici, le
processus s’éternisa jusqu’en 1956, lorsque la Cour constitutionnelle se plia à
la volonté d’Adenauer.
Cette interdiction légitimait
l’emprisonnement, la perte d’emploi et une interdiction de toute activité
politique non seulement à l’encontre de milliers de membres effectifs et
présumés du KPD mais contre quiconque prenait fait et cause pour une politique
marxiste et socialiste. Dans certains cas, les peines de prison étaient
imposées par des juges qui avaient fait exactement la même chose sous le régime
hitlérien, mais cette fois ils le faisaient officiellement, en faveur d’une
« défense de la démocratie. »
L’affirmation de Prantl selon
laquelle l’interdiction du KPD fut imposée parce que la « démocratie du
début des années 1950 était jeune et inexpérimentée » en Allemagne de
l’Ouest est fausse. Ce qui était jeune ou plus exactement, fraîchement rénové, ce
n’était que la façade. Derrière elle se trouvait une classe dirigeante très
expérimentée et prête à tout pour se dresser contre la classe ouvrière.
L’interdiction du SRP nazi ne fut que le prélude pour pouvoir une fois de plus
tout mettre en oeuvre contre « l’extrémisme de gauche. »
Les références à la « protection
des victimes » et à « l’assèchement de l’environnement
intellectuel » ne sont pas des arguments valides pour justifier
l’interdiction d’un parti politique. Ce n’est pas la liberté des partis politiques
qui a empêché les autorités policières d’arrêter les meurtriers du NSU. Il est
à présent bien connu que le groupe terroriste fasciste disposait d’un vaste
réseau de partisans dans une mouvance de droite massivement infiltrée et
surveillée par la police et les agences de renseignement intérieur. Néanmoins, le
groupe fut en mesure de poursuivre ses activités des années durant. A ce jour,
il n’est toujours pas clair si et dans quelle mesure les services de sécurité ont
eu des liens directs avec les terroristes de droite.
Quant aux pyromanes
intellectuels, ils ne se trouvent pas uniquement dans les permanences du NPD.
Les procureurs d’Etat ont refusé de poursuivre en justice Thilo Sarrazin – qui
suscite l’admiration du NPD – pour incitation à la haine raciale. La
chancelière Angela Merkel a déclaré publiquement, « le multiculturalisme a
totalement échoué. » Une tribune est également fournie en permanence, même
sur les chaînes de la télévision publique, au journaliste Henryk Broder qui a
accusé l’Europe de « capituler » devant l’islam et qui a été
plusieurs fois cité avec approbation dans le manifeste du terroriste de droite
norvégien, Anders Breivik. L’« environnement intellectuel » du
racisme méprisant pour le genre humain n’est pas seulement créé par le NPD mais,
dans une mesure bien plus dangereuse, par les représentants de l’establishment
au sein des médias et de la politique.
De plus, l’insistance constante
sur l’existence d’un lien entre le NPD et le NSU et qui sert à présent à
justifier l’interdiction de ce parti n’est qu’un prétexte. Conformément aux
critères de la Cour constitutionnelle, les actes de violence ne pourraient
justifier une interdiction que pour autant qu’il puisse être prouvé que ceux-ci
ont été préparés ou planifiés par le parti dans son ensemble et pas
« simplement » par des responsables individuels.
L’ancien juge de la Cour
constitutionnelle, Siegfried Bross, qui avait été impliqué dans les procédures
antérieures engagées à l’encontre du NPD, a même été plus direct. Dans un
entretien avec le journal taz, il a dit que la véritable raison de
l’interdiction était purement politique : « Selon la Cour
constitutionnelle des années 1950, un parti doit être interdit s’il adopte ‘une
attitude combative agressive à l’encontre de l’ordre existant’. »
En d’autres termes, il ne s’agit
pas de défendre les travailleurs ou les commerçants turcs contre le racisme et
la violence – cela ne nécessite pas une interdiction du NPD. Ce qui doit être établi
– comme en 1922 et en 1952 – c’est un précédent pour défendre « l’ordre
existant » contre « une agitation combative ». L’interdiction du
NPD pourrait ainsi rapidement être suivie par l’interdiction d’un parti
socialiste.