Le vote par l’Assemblée nationale le 22
décembre d’une loi pénalisant la négation publique du génocide arménien a
déclenché une crise diplomatique majeure entre la France et la Turquie. Dans
les jours qui ont précédé le vote de la loi, le gouvernement turc s’est
efforcé de faire pression pour empêcher ce vote, et a réagi avec véhémence la
loi une fois passée.
L’Etat turc, quant à lui, interdit de
qualifier de génocide les massacres perpétrés contre les Arméniens sur le
territoire de l’ancien empire Ottoman en 1915.
Une enfreinte à la nouvelle loi française est
à présent passible d’un an de prison et d’une amende de 45.000
euros.
L’initiative de cette loi revient au
gouvernement du président Nicolas Sarkozy. Celui-ci avait publiquement enjoint
à la Turquie, lors d’une visite dans la capitale arménienne Erevan, au
mois d’octobre, de reconnaître le génocide arménien, le
« négationnisme n’étant pas acceptable ». Valérie Boyer, députée UMP
d’une circonscription de Marseille à fort pourcentage arménien, avait
ensuite introduit le projet de loi au nom du gouvernement.
Une majorité de parlementaires n’a pas
assisté à la discussion préalable au vote. La loi n'a finalement été votée que
par une cinquantaine de députés sur 577, tant de la majorité que de
l’opposition, une dizaine de députés des deux bords votant contre.
Le Parti socialiste et le Parti communiste
ont voté avec le gouvernement en faveur de la loi. Celle-ci reprend une loi
très similaire votée par l’Assemblée nationale en 2006, sur initiative du
PS. Celle-cifut finalement rejetéeau Sénat en mai 2011,
l’UMP et le gouvernement y étant opposés.
Des historiens qui s’étaient déjà
opposés à une telle loi, ont de nouveau exprimé leur hostilité à la loi
actuelle. Ils s’inquiètent en particulier de ce qu’elle représente
une attaque contre la liberté de recherche et la liberté d’expression et
ils s’opposent à ce que l’Etat bâillonne ainsi les historiens.
L’historien français Pierre Nora qui s’oppose au vote de la loi au
nom de la liberté des historiens est cité dans Le Monde.
Cette loi est profondément réactionnaire. Elle
permet à l’impérialisme français de s’ériger hypocritement en
autorité morale, alors qu’il mène une offensive sanglante dans le monde
islamique—avec des guerres en Libye et en Afghanistan, et une
intervention en Syrie menée avec les Etats-Unis et la Turquie. Elle facilite
également, par le biais d’un pouvoir de censure antidémocratique consenti
à l’Etat, la division de la classe ouvrière sur des bases ethniques.
Un des calculs, plus ou moins avoué, de
Sarkozy est, dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle
d’avril et mai 2012, de s’attirer le vote arménien.
Sarkozy cherche sa réélection alors que son
gouvernement devient de plus en plus impopulaire. Son incapacité
d’apporter une quelconque solution à la crise économique et ses attaques
à répétition contre le niveau de vie, les emplois et les droits civiques tout
comme sa défense des intérêts du capital financier ont provoqué
l’hostilité d’une majorité dans le pays. Il est mené dans les
sondages par le Parti socialiste et talonné par le Front national
néo-fasciste.
Sarkozy s’est aussi systématiquement
opposé à une entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. La négation
d’un génocide que la nouvelle loi punit et place sur le même plan que la
Shoah, constitue un obstacle à une adhésion de la Turquie à l’Union
Européenne.
Comme l’a avoué l’ex-ministre UMP
et véhément défenseur de la loi, Patrick Devedjian, « C'est un acte politique : au moment où la Turquie veut entrer dans l'Union européenne, et apparaître comme un pays qui défend les droits de
l'homme, cette loi permet de révéler l'attitude de la Turquie sur la scène
internationale et montre bien que la Turquie n'est pas le pays des droits de
l'homme ».
L’annonce du vote a déclenché une crise
diplomatique majeure avec la Turquie. Le gouvernement et les médias turcs ont
réagi avec agressivité à l’annonce du vote. Le premier ministre turc,
Recep Tayyip Erdogan a menacé la France de sanctions économiques et politiques,
du gel de la coopération militaire et d’isolement diplomatique au Moyen
Orient.
L’initiative de Sarkozy a provoqué
l’incompréhension et l’ire de nombreux politiciens bourgeois et ce,
jusque dans son propre gouvernement. Le ministre des Affaires étrangères Alain
Juppé (UMP) a été cité ainsi par l’hebdomadaire Marianne : « Cette proposition de loi est intellectuellement,
économiquement et diplomatiquement une connerie sans nom. On n’a pas à se
lancer dans un concours des génocides. Tout ça pour tenter de récupérer les
voix des Français d’origine arménienne. C’est
ridicule » !
L’autre candidat UMP à la présidence et rival de Sarkozy au sein du parti
gouvernemental, l’ancien premier ministre Dominique de Villepin, a
qualifié le vote de la loi d’« erreur » et lancé
l’avertissement, le 25 décembre, sur la station de radio Europe 1:
« Soyons prudents. On ouvre des querelles qui nous font régresser et pas
progresser ».
Qu’une partie des représentants du grand
patronat s’inquiète publiquement n’est pas surprenant. Les cinq
dernières années ont vu un net rapprochement avec la Turquie, et un fort
développement des investissements français dans ce pays et la Turquie est
devenue un important marché d’exportations. La France, qui possède 11.5
milliards d’investissement directs en Turquie, y a exporté pour 6,3
milliards d’euros, et a acheté pour 5,4 milliards d’euros
d’importations en 2010.
Les constructeurs automobiles français
contrôlent un cinquième du marché turc, et les banques françaises y ont de
forts intérêts.
Alors que l’impérialisme français
intervient en Syrie—où il dépend en partie de la Turquie pour y
arriver—l’initiative de Sarkozy semble très mal venue à
d’importantes parties de la bourgeoisie française.
La France a établi une collaboration étroite
avec la Turquie pour intervenir dans la guerre civile qui prend de
l’ampleur entre le régime alaouite d’Assad et le Conseil national
syrien et l’Armée syrienne libre. Une intervention de
l’impérialisme en Syrie est à voir dans le contexte plus large d’un
affrontement politique et potentiellement militaire avec l’Iran.
Des revendications de plus en plus pressantes
de la part de puissances impérialistes, y compris la France, se font entendre
pour une intervention militaire en Syrie. Il y a quelques jours, Bernard
Valero, porte parole du ministère des Affaires étrangères a appelé le Conseil
de sécurité des Nations unies à voter une «résolution ferme qui exige la fin de la
répression ».
Selon
l’hebdomadaire Le Canard Enchaîné, et le quotidien turc Milliyet, l’Armée syrienne libre est entraînée par des militaires
britanniques et des agents des services de renseignements français.
L’ASL appelle depuis plusieurs semaines à des «frappes
aériennes étrangères (Le Monde 24 novembre). La France s’est
engagée aux côtés de la Turquie pour l’établissement d’une
« zone tampon » entre la Turquie et la Syrie.
Le Sénat français doit à présent examiner la
proposition de loi voté par l’Assemblée. Le sénateur UMP Roger Karoutchi
a indiqué hier qu’elle n’était toujours pas inscrite à
l’ordre du jour du Sénat, ajoutant qu’elle le rendait « mal à
l’aise ». Selon Karoutchi, le Sénat pourrait décider d'inscrire la
proposition de loi à l’ordre du jour le 10 janvier, auquel cas le Sénat
l’examinerait au mois de février.
Zeynep Necipoglu de la Chambre de commerce française
en Turquie (CCFT) a annoncé que la CCFT engagerait « une action déterminée
auprès des sénateurs afin de les sensibiliser … aux importants dommages
que (cette initiative) est susceptible de provoquer ». Selon elle, ceci
pourrait permettre à la classe politique française d’ « agir
pour que la proposition de loi puisse être rejetée par le Sénat ».