Après
les élections du 23 octobre pour l'Assemblée constituante tunisienne, des
grèves ont éclaté dans de nombreux secteurs, notamment chez les travailleurs
des aéroports, de la poste et du pétrole, contre les bas salaires et les
conditions de travail. Ces grèves soulignent l'opposition de la population à
l'ensemble de l'establishment politique qui n'a toujours pas réussi à former un
gouvernement fondé sur les élections.
Le
scrutin du 23 octobre a donné un plus grand nombre de sièges au parti droitier
islamiste Ennahda à l'Assemblée constituant qui compte 217 membres. L'Assemblée
constituante a pour tâche de rédiger une nouvelle constitution et de nommer un
gouvernement d'intérim.
Selon
le résultat final de l'élection, publié il y a quelques jours, Ennahda a obtenu
89 sièges; les partis dits de centre-gauche tels Congrès pour la République
(CPR) et Ettakatol ont obtenu respectivement 29 et 20 sièges. Le Parti Pétition
populaire en a obtenu 26, le Parti démocratique progressiste 17 et le Pole
démocratique et moderniste 5. On s'attend à ce que Ennahda, qui était interdit
sous le régime de Ben Ali destitué, forme un gouvernement de coalition avec le
CPR et Ettakatol, étant donné qu'il ne dispose pas de la majorité à
l'Assemblée.
L'élection
a suscité un enthousiasme relativement limité et par moments l'hostilité
déclarée des masses; la participation n'était que de la moitié de l'ensemble
des 7,5 millions d'électeurs éligibles. Avant les élections, de nombreux
travailleurs avaient exprimé leur méfiance à l'égard des partis politiques,
disant qu'aucun ne répondait à leurs revendications sociales et reconnaissant
que la révolution du 14 janvier, qui avait chassé le dictateur Zine El Abidine
soutenu par l'Occident, n'avait toujours résolu aucun de leurs problèmes
fondamentaux.
De
plus, après les élections, les travailleurs ont riposté par une vague de grèves.
Les employés de la poste se sont mis en grève du 23 au 27 octobre, demandant
des promotions, des augmentations et l'embauche de personnel.
Les
travailleurs de l'usine tunisienne de la compagnie pétrolière ENI ont fait
grève trois jours le 31 octobre. Ils protestaient contre le refus de la
compagnie d'accorder des contrats à durée indéterminée et d'insister pour
imposer des contrats à durée déterminée, allant de deux jours à 14 ans, quels
que soient l'investissement personnel et l'ancienneté des travailleurs. Les
travailleurs de Société frigorifique et Brasserie de Tunis (SFBT) ont aussi
fait grève pour protester contre les mauvaises conditions de travail.
La
victoire d'Ennahda, qui n'a pas joué un rôle significatif durant les luttes
révolutionnaires de janvier, n'est pas le reflet d'un soutien populaire
profond, mais reflète plutôt l'absence de toute organisation exprimant les
intérêts de la classe ouvrière.
Les
partis bourgeois de « centre-gauche » tels le Parti démocrate
progressiste (PDP) et le mouvement stalinien Ettajdid, ainsi que des partis
petits-bourgeois tel le Parti communiste tunisien maoïste (PCOT) de Hamma
Hammami, sont profondément discrédités. De concert avec la bureaucratie
syndicale, ces partis ont promu la commission pour la réforme, lancée par des
éléments restant du régime Ben Ali, et qui a organisé les élections pour
l'Assemblée constituante. Le but de cette manoeuvre était de stopper les
incessantes manifestations de masse après la chute de Ben Ali et ainsi de
stabiliser le régime capitaliste.
A la suite de la révolution, le gouvernement
d'intérim et la commission sont immédiatement devenus impopulaires comme le
régime faisait usage de répression brutale contre les manifestants et menaçait
les travailleurs grévistes de nombreux secteurs de l'industrie tunisienne
(voir: La
Commission tunisienne sur la Réforme défend le régime capitaliste.)
Après
la publication des résultats, un communiqué d'Ennahda disait: « Nous
insistons une fois de plus pour dire que nous souhaitons coopérer avec tous les
partis sans aucune exclusion. Nous sommes ouverts à tous les partis politiques
dans l'Assemblée et en dehors, ainsi que les organismes de la société civile
tel le grand syndicat tunisien et d'autres syndicats. »
C'est un signal lancé à la bureaucratie syndicale
et aux partis de « gauche » disant que leurs services sont encore
requis pour étouffer l'opposition de la classes ouvrière. L'UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail),
principal syndicat tunisien, soutien de longue date du régime de Ben Ali qui
avait participé à l'application de sa politique de réforme libérale, a déclaré
son soutien à un gouvernement conduit par Ennahda. L'UGTT avait aussi refusé
d'organiser des grèves quand des protestations de masse avaient émergé contre
le régime Ben Ali en décembre 2010.
Le
porte-parole d'UGTT Abid Briki a déclaré qu'il était « prêt à coopérer
avec tout gouvernement issu de l'Assemblé constituante. » Il a aussi
minimisé l'actuelle vague de grèves, prétendant que « c'est rien du tout
par rapport à ce qu'il y avait même sous Ben Ali. »
Ce
retard à former un gouvernement reflète les craintes existant au sein de
l'establishment politique par rapport aux luttes de la classe ouvrière, et des
inquiétudes plus larges des gouvernements impérialistes occidentaux quant à
savoir si Ennahda sera un défenseur fiable de leurs intérêts dans la région.
L'impérialisme occidental a souvent toléré les
groupes islamistes comme forces d'opposition droitières loyales, y compris les
religieux iraniens sous le Shah d'Iran, soutenu par les Etats-Unis, dans les
années 1950 et 1960, ou plus récemment les Frères musulmans sous le régime de
Moubarak en Egypte. Particulièrement dans une situation où les Etats-Unis
déclarent mener une « guerre contre le terrorisme » contre les
groupes islamistes, il y a cependant des inquiétudes parmi les cercles
impérialistes sur le bien fondé de laisser venir au pouvoir un régime
islamiste. Comme des sections des partis de centre-gauche tels le CPR et
Ettakatol rejoignent le gouvernement d'intérim, l'opposition représentée par le
PDP, Ettajdid et le PCOT, ne se fonde pas sur un rejet de principe de la
politique réactionnaire d'Ennahda, et encore moins sur une défense des intérêts
de la classe ouvrière. En fait, durant l'ère Ben Ali, le PDP, le PCOT et les
forces islamistes travaillaient ensemble à l'intérieur de la Coalition du 18
octobre.
La
principale préoccupation de ces partis soi-disant « d'opposition »
est de conserver le soutien de l'impérialisme. Si Ennahda ne gardait pas le
soutien des puissances impérialistes, ils seraient, eux, prêts à prendre le
pouvoir et à aider à appliquer la politique exigée par l'impérialisme.
Ennahda
est ses alliés de la coalition ont clairement laissé entendre qu'ils
poursuivraient la politique de libre marché de Ben Ali contre la classe
ouvrière, dans l'intérêt des hommes d'affaire tunisiens et du capital
international.
Le
1er novembre, le secrétaire général d'Ennahda, Hamadi Jebali, susceptible de
devenir premier ministre du prochain gouvernement de transition, a rencontré la
fédération patronale tunisienne UTICA. Il a essayé de rassurer les hommes
d'affaire et les investisseurs en disant: « Ennahda considère les hommes
d'affaire comme étant des partenaires dans la prise de décision et dans tous
les dossiers économiques et sociaux. »
Les
puissances impérialistes font pression pour un gouvernement de coalition
comprenant Ennahda et les partis de « centre-gauche » tels le CPR et
Ettakatol. La porte-parole du Département d'Etat américain Victoria Nuland a
appelé à la « construction d'une coalition. »
Lorsqu'on
lui a demandé si les Etats-Unis s'inquiétaient de la montée de partis
islamistes au Moyen-Orient après la victoire d'Ennahda, Nuland a dit que
Washington ne jugerait pas les partis politiques tunisiens « par leur nom.
Nous allons les juger à leurs actes... Ce qu'ils ont besoin de faire c'est
soutenir les droits humains universels, soutenir les principes démocratiques,
soutenir l'égalité des chances pour tous les citoyens, y compris les femmes,
soutenir la tolérance, la diversité, l'unité. Donc c'est sur cette base que
nous allons juger tous ces groupes à l'avenir. »
En
fait Washington et les puissances européennes ne se préoccupent guère plus de
démocratie et de droits humains aujourd'hui que lorsqu'ils soutenaient la
dictature de Ben Ali. Leur principale préoccupation est de savoir si Ennahda va
adhérer à la politique dictée par l'impérialisme américain et les autres
puissances occidentales.
Ramzy
Baroud, rédacteur du Palestine Chronicle.com a fait remarquer: « Pour
calmer leurs craintes d'une résurgence islamique, les membres de partis
dirigeants semblent adresser leur message à des gens de l'extérieur (les
Etats-unis et les puissances occidentales) plutôt qu'aux Tunisiens
eux-mêmes. »
Il
poursuit: « Jebali, tout comme le dirigeant du parti, Rachid Ghannouchi,
comprend bien le danger qu'il y aurait à voir Ennahda mis sur une liste noire
par les alliés occidentaux mécontents, dont la conduite antérieure dans la
région a consisté à ostraciser toute entité politique osant défier leurs
intérêts. L'Union européenne a bien accueilli le résultat des élections mais
bien sûr sa position subtile est un 'attendons de voir.' C'est la performance
d'Ennahda qui déterminera certainement sa capacité à surmonter cette période
difficile, bien qu'implicitement probatoire, conçue par les alliés occidentaux
dans ces situations. »
Bien
qu'Ennahda cherche à donner des garanties aux puissances impérialistes, ajoute-t-il,
« L'évaluation par l'Occident de l'avenir de la Tunisie sous un
gouvernement conduit par les islamistes n'a en fait pas grand chose à voir avec
les bikinis ou l'alcool. La question est entièrement politique... Maintenant
que Ennahda a remporté les élections en Tunisie, et qu'on s'attend à ce que les
Frères musulmans en Egypte obtiennent un score substantiel aux premières
élections post-révolutionnaires de l'Egypte en novembre, le débat fait rage
concernant la nouvelle carte politique de la région. »